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À MONSIEUR

FENIMORE COOPER


Me pardonnez-vous, monsieur, de répondre publiquement à la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m’écrire au sujet de mon premier ouvrage ?

Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable ; mais, sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre, j’ai pensé qu’elles acquerraient bien plus d’importance et de valeur en vous étant adressées à vous, monsieur, qui avez créé le roman maritime d’une manière si originale et si puissante, et qui partagez avec Goëthe et Scott le rare et précieux privilège d’être un des types de la littérature étrangère contemporaine.

Je suis persuadé comme vous, monsieur, que si l’esprit général de notre nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu’il y a de forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales dans la marine, la France pourrait devenir l’égale de toute puissance européenne sur l’Océan.

C’est aussi cette conviction profonde, monsieur, qui m’a donné le courage de publier quelques essais maritimes ; car, venant après vous, il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi périlleuse.

J’ai longtemps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir pour sujets de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d’armes, si nombreux dans nos annales maritimes ; mais j’ai estimé qu’il était mieux de débuter modestement comme peintre de genre.

Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l’idiome, la langue et les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter une attention moins distraite alors par l’étrangeté de ces mœurs à une fabulation toute historique, d’une portée plus large et d’un intérêt plus national.

Vous trouverez peut-être, monsieur, que j’ai bien abusé, dans Atar-Gull, de cette licence que vous nous accordez de commettre des meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur ; mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l’effrayant sujet que j’avais embrassé, et, comme Macbeth de Shakspeare, ma férocité n’a pas eu de bornes, parce qu’un crime était la conséquence, la déduction logique d’un autre crime.

Aussi, monsieur, j’ai une terrible crainte de passer pour un homme abominable, faisant de l’horreur à plaisir.

Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j’ai voulu, non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels chaque partie adverse pourra établir ses comptes. — L’addition seulement reste à faire.

Maintenant, monsieur, je vais vous soumettre le plan que j’ai cru devoir suivre pour parfaire ce livre.

Permettez-moi seulement une question.

Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait ?

La tournure originale, incisive de quelques phrases vous étonnait, et vous écoutiez avidement… — Alors, tombant sous le charme d’une conversation rapide, étincelante, animée, n’éprouviez-vous pas je ne sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait presque fantastique, tant il y avait d’imprévu, de charme et de mystère dans cette rencontre ?

Et puis, malheur, un importun vous frappait sur l’épaule, vous détourniez la tête avec humeur… et malheur… car l’inconnu était peut-être Byron, Chateaubriand, Bonaparte.

Et il avait disparu… et vous ne le revoyiez plus… plus jamais… Aussi y pensiez-vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de regrets… En un mot, cette soirée, cette heure de conversation datait dans votre vie, n’est-ce pas ?

Et laissez-moi, monsieur, citer à l’appui de ceci deux faits personnels : il ne s’agit ni du Byron, ni de Chateaubriand, ni de Bonaparte, mais d’hommes qui ne manquaient pas de supériorité.

Un jour, j’étais à Saint-Pierre (Martinique), et, comme notre frégate devait mettre à la voile, j’allai le soir faire mes adieux à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et empressés m’avaient arraché à une mort cruelle. — J’arrivai, et, après quelques moments d’une causerie amicale, on annonça le curé de ***.

Figurez-vous, monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant, des yeux vifs et noirs, une parole brusque, brève, et l’air, le ton de la meilleure compagnie.

On parla politique. — Je m’attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux mutisme de la part du prêtre. — Point : le prêtre causa longtemps, et sa conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves, m’étonnèrent à un point extrême.

— On parla beaux-arts, musique, peinture : même supériorité, même science, toujours naïve, saine et vigoureuse… Et je me souviens qu’il nous fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur l’influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à l’avantage de la dernière croyance.

On parla statistique, géométrie, mécanique ; il en raisonna comme un habile praticien, et le colon chez lequel je me trouvais lui demanda même pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l’admirable moulin à sucre qu’il avait inventé.

Enfin, monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je crois, minuit.

Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture, voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes, singulièrement simplifiées.

Que vous dirai-je, monsieur ? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges de l’intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d’une infatigable activité d’esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller les racines de l’arbre de la science ; en un mot, c’était presque un Faust, à la damnation près (je le suppose du moins).

Enfin, monsieur, ces heures rapides passèrent ; je restai sous le charme jusqu’à trois heures du matin ; à cinq heures j’étais en route pour la Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l’ai plus revu ; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des tropiques, car sa santé était faible et usée par l’étude… peut-être ce génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure.

Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin,