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jamais… Allons, allons… du calme… faites-vous une raison… écoutez-moi.

Mais Atar-Gull ne l’écoutait plus.

« Déjà… déjà… — hurlait-il en se tordant à terre… — déjà mourir, lui… et il n’y a pas un an qu’il est ici avec moi… mais non… ce n’est pas possible. »

Et, se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le docteur de sa forte et puissante main, et, levant une chaise sur le crâne chauve du savant, il s’écria furieux :

« Je ne veux pas qu’il meure encore, moi ! il n’est pas temps… entends-tu… il n’est pas temps… et s’il meurt, je te tue. »

Et il brandissait la chaise avec violence.

« Il ne mourra pas… il ne mourra pas, — dit le docteur pâle et tremblant, — je vous le promets. »

Atar-Gull laissa retomber la chaise et s’assit par terre, près du lit du colon, sa tête cachée dans ses mains.

« Il n’y a que les nègres pour aimer ainsi, — disait le médecin en rajustant sa cravate et son collet, — c’est du délire, mais c’est admirable ; on le dirait qu’on ne le croirait pas… mais il paraît pensif, absorbé… je vais profiter de cela pour m’esquiver. C’en est fait du colon… l’agonie approche, et, malgré ma promesse, je ne me soucie pas d’assister à sa mort. »

Et le bon docteur se retira suspenso pede, en faisant le moins de bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie. Il respira plus librement quand il se vit sur l’escalier, quoiqu’il eût encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères de chaque étage. Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant pas, s’écria :

« Il s’en est allé, il n’y a donc plus d’espoir… »

Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait.

D’un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de ce hideux spectacle…

Le colon tressaillait de tous ses membres, réduits à un état de maigreur et de marasme effrayant.

Ses mains s’agitaient en tous sens comme pour ramener quelque chose sur lui par un geste familier aux mourants…

« Oh ! que ta mort est douce ! — disait le noir, — tu meurs dans un lit… toi… tu n’as souffert que six mois… toi… tu n’as pas été obligé de rire pendant que la haine te tordait le cœur… toi… Comment… des années de soumission, de tortures, de soins, ne m’auront servi qu’à te faire souffrir huit mois… huit mois seulement ! mais c’est infâme. Oh ! les blancs ! les blancs ! m’écraseront-ils toujours sous le poids de leur infernal bonheur ! »

À ce moment la porte s’ouvrit… C’était un prêtre, deux enfants de chœur et un cortège de femmes.

« Que voulez-vous ? — dit Atar-Gull. — Aider ce chrétien à mourir, dit le prêtre… — adoucir, consoler ses derniers moments… — Consoler ses derniers moments ? — dit le noir en rugissant… — Oh ! non, non… il est fou… — Ô mon Dieu !… — dit le prêtre avec un accent de tristesse… ô mon Dieu ! recevez-le toujours dans votre saint paradis… — Et puis il est homicide, assassin ; il a tué mon père… — dit Atar-Gull hors de lui… en se tordant sur le lit du colon. — Monsieur l’abbé, — dit la portière, faites pas attention, ce pauvre M. Targu est fou lui-même de voir son maître s’en aller ; depuis un an qu’il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit ; à chaque heure du jour ou de la nuit, il est debout à ses côtés… la douleur l’égare… le pauvre garçon. — Oh ! monsieur, — dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les yeux baignés de larmes, — oh ! monsieur, faites qu’il vive… On dit votre Dieu bon et juste… qu’il vive… le colon… qu’il vive… voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie… Vous ne savez donc pas que c’est par là seulement que je tiens à l’existence… Tenez… monsieur, qu’il vive… je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes pères… et j’embrasse votre religion… mais qu’il vive… oh ! qu’il vive… par pitié qu’il vive ! — Digne et cher serviteur, — dit le prêtre attendri, — Dieu l’appelle à lui… la volonté de l’homme n’y peut rien… mais si la religion ne peut vous le rendre… elle vous consolera de sa perte… — Monsieur l’abbé, le locataire se meurt, — dit la Bougnol… je puis mettre écriteau, n’est-ce pas ?… »

L’abbé se tira des mains d’Atar-Gull et s’approcha du colon.

Le pauvre Wil était hors d’état de rien entendre, il reçut machinalement les sacrements et mourut…

Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir. Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui.

« Saisissons cet instant pour l’entraîner hors d’ici, — dit le bon médecin, — je m’en charge… — C’est moi, — dit l’abbé… — je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette bonne œuvre… il m’a presque promis d’embrasser notre sainte religion. — C’est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter, — répondit le docteur ; — mais, de mon côté, je vais faire mon rapport au maire de cet arrondissement ; car, si de telles vertus sont récompensées dans le ciel, elles doivent aussi l’être sur la terre… — Nous nous entendons, je le vois, » dit le vertueux prêtre en prenant la main du médecin.

Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l’abbé, et le commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon.

On trouva dans la petite cassette l’espèce de journal dont nous avons parlé, qui faisait un si pompeux éloge d’Atar-Gull, et l’instituait légataire de tout ce que le colon possédait.

Le surlendemain de la mort du pauvre Wil, les passants se découvraient devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de l’Est, suivi d’un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un homme à cheveux blancs (le médecin).

Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre religion, avait été solennellement baptisé, à Sainte-Geneviève, sous le nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne prêtre qui l’avait recueilli lui parlait de je ne sais quelle imposante cérémonie où le nouveau néophyte devait jouer le principal rôle, grâce aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse conduite de M. Targu pour son maître avait édifiés.


CHAPITRE IV.

Le prix de vertu.


… La vertu est une chose sans prix…
M. le Marquis. — Vaudeville.

Une autre intention que nous pouvons tout aussi raisonnablement supposer au noble fondateur, c’est celle de convertir ces hommes assez malheureux pour ne pas croire à la vertu.
Discours de M. le baron Cuvier.


Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle coupole de la salle des réunions solennelles de l’Institut, l’élite de la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir face à face les immortels, et d’ouïr quelque menue lecture de vers allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée jusqu’au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu fondé par M. de Montyon.

Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris d’Apollon… aux bien-aimés des Muses…

Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d’Apollon et favori des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en lui disant : Macte animo.

Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de ne pas rester en si beau chemin, de s’atteler ferme et fort, incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le traîner bon gré, mal gré, friand qu’était le poëte de sa botte de lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques mélopées.

Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle ; chacun s’établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se préparait à lire le rapport de la commission.

Bientôt le plus profond silence régna dans l’assemblée, et le président commença ainsi d’une voix lente, sonore et accentuée :


« Messieurs,

« La commission chargée de l’examen des titres des concurrents qui se présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par M. de Montyon, après s’être occupée de ces recherches avec religion et scrupule, a décidé à l’unanimité que le prix de dix mille francs serait accordé cette année au sieur Bernard-Augustin Atar-Gull, nègre, né sur la côte d’Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.

« Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son maître avec un dévouement sans bornes, constatera, je l’espère, l’impartialité de la commission.

« Victime de la traite des noirs et de l’esclavage, Bernard-Augustin Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt l’attention de son maître, qui lui donna toute sa confiance.

« Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout à coup fondre sur le colon Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de trop douloureux souvenirs l’eussent mené au tombeau.

« Eh bien ! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut l’inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable ; ce fut Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans l’excès même de son dévouement.

« Ah ! messieurs, combien d’autres esclaves, à sa place, auraient joui en secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays. — Non, non, messieurs ! Atar-Gull n’avait, lui, qu’une idée fixe… l’attachement et la re-