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« Et c’est moi qui t’ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que j’eus de Narina, pour éloigner tout soupçon de moi… bon et fidèle serviteur. »

Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de ses atroces révélations le temps d’entrer bien douloureusement au cœur du colon qui croyait rêver.

Puis il reprit :

« Et c’est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant aussi la case que tu m’avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu, pour qu’on ne pensât pas à m’accuser… moi, bon et fidèle serviteur… »

Ici une nouvelle pause…

« Et c’est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent qui a étranglé ta fille, et qui l’ai poursuivi après, moi bon et fidèle serviteur… »

Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants, et s’avança sur Atar-Gull ; mais à peine eut-il fait deux pas qu’il tomba par terre.

Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui, étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d’affreux sanglots.

Il continua…

« Et cette mort, Tom Wil, t’a rendu muet ; le ciel devait bien cela à ma vengeance… et c’est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups… va, va demander aux profondeurs de ces gouffres… quel est le corps poignardé et mutilé qu’ils ont reçu…

« Et la mort de ta femme, et ta ruine, c’est moi seul qui ai tout fait… tout fait, Tom Wil… et ce n’est rien encore… c’est maintenant que ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là-haut !

« Écoute, Tom Wil, depuis que nous sommes ici, j’ai éloigné tout le monde de toi ; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu’il y ait sur la terre… tu l’as d’ailleurs écrit là… »

Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.

« Tu es muet… tu ne pourras me démentir.

« Tu n’écriras pas… car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es perclus de tes mains…

« Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu… tu auras devant toi le bourreau de ta famille… l’auteur de ta ruine…

« Et la nuit… je t’éveillerai, et, à la lueur de cette lampe, tu verras encore le bourreau de ta famille et l’auteur de ta ruine !

« Au dehors, je serai loué, montré, fêté, comme le modèle des serviteurs, et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m’est précieuse ta vie… plus que la mienne, vois-tu ; il faut que tu vives longtemps pour moi, pour ma vengeance… oh ! bien longtemps… — l’éternité, si je pouvais… — Et si un étranger entrait ici… ce serait pour te dire mes louanges, te vanter mon dévouement à moi, qui ai tué… tué ta famille… qui t’ai rendu muet et misérable… car c’est moi… c’est moi… entends-tu, Tom Wil… c’est moi seul qui ai tout fait… moi seul… » hurlait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette chambre

en poussant des cris qui n’avaient rien d’humain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand cet accès frénétique fut passé, il s’occupa du colon que cette effrayante secousse avait fait évanouir…

Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit en lui faisant respirer un peu de vinaigre. Tom Wil ouvrit les yeux d’un air étonné, inquiet ; le pauvre homme croyait avoir fait un mauvais rêve ; aussi, en se retrouvant au milieu des soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable expression de reconnaissance. Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et, pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui serrant la main violemment :

« C’est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille… tu n’as

pas rêvé, Tom Wil, c’est moi… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est plus facile d’imaginer que d’écrire tout ce que dut souffrir le malheureux colon, aussi depuis cette époque sa santé s’affaiblit ; mais, grâce aux horribles soins d’Atar-Gull, elle se soutint chancelante. Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie d’angoisse et de torture. Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des voisins s’écrier : « Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour servir un vieux maniaque de cette trempe-là… »

Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du colon s’altérant sensiblement, sa raison commença de s’égarer ; alors son esclave fit demander un médecin. Or, c’est après une de ces visites que madame Bougnol venait de l’arrêter curieusement comme nous l’avons dit, afin de savoir des nouvelles du vieux muet.

Mais la raison du colon se perdit bientôt tout à fait ; et, sauf quelques moments lucides pendant lesquels son affreuse position se représentait à lui dans tout son jour… il était dans un état de démence complète et furieux parfois… Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de force…

Ordinairement, après ces transports frénétiques succédaient quelques moments de calme ; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du malheureux Wil venait de finir.


CHAPITRE III.

Le baptême.


Un frère est un ami donné par la nature.
Legouvé.


Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute la maison de la rue Tirechape était en émoi, un inconcevable bourdonnement allait, venait, montait d’étage en étage ; et, dominant sur le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière… gourmandant les uns et les autres : « Un tas de curieux imbéciles, — disait-elle, qui ne laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix. »

En effet, M. Wil était au plus mal ; à la suite d’un long accès de démence, sa paralysie s’était portée sur l’estomac, et il se trouvait dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur. Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l’ordre du médecin, car l’odeur des potions, des drogues, épaississait encore l’atmosphère morbide de cet appartement. Debout, au pied de son lit, se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment fixés sur les yeux du mourant…

Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards…

Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre… il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait.

Oh ! qu’il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger d’autant l’existence du colon ! Mais Dieu est juste…

Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif, quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec admiration…

« Voilà donc, — disait l’Esculape, — ces êtres auxquels, dans notre froid et cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d’hommes… que nous reléguons à l’affreuse condition d’esclaves, de bêtes de somme… et pourtant voyez celui-ci… quelle délicatesse de dévouement ! quels soins attentifs… Pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front, quelle anxiété dans ses regards… oh ! il ne le quittera pas de l’œil un seul moment… Ô humanité… humanité !… que tes jugements sont faux… que tes préjugés sont cruels… »

L’honnête médecin eût sans doute continué encore longtemps cette dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n’eût interrompu le précieux cours de ses pensées.

Il se leva précipitamment et s’approcha du moribond.

« Eh bien ! eh bien ! — lui dit-il en anglais, — mon ami, comment allons-nous ?… du courage… du courage… »

Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et, d’un geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra le noir… immobile, silencieux au pied du lit.

« Je le vois, je le vois, mon ami, — dit le docteur, — je sais que c’est un digne et loyal serviteur… mais tel maître tel valet, et avec un maître comme vous… »

Les yeux du colon brillèrent d’un feu inaccoutumé, et il fit violemment un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et pesante sur son oreiller.

« Si, si, vous êtes un bon maître, — reprit imperturbablement l’Esculape, — aussi bon maître qu’il est bon esclave… bon ami, voulais-je dire. »

Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un mouvement, seulement ses yeux s’emplirent de larmes, et il les leva au ciel avec un regard qui semblait dire : « Mon Dieu, tu l’entends… toi, qui sais la vérité… tonne donc. »

Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs et cette invocation tacite, ajouta :

« Oh ! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon esclave… mon cher ami, c’est bien naturel… ces larmes-là sont douces, n’est-ce pas ?… »

Et l’honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux humides.

« Je n’ose, monsieur le docteur, — dit le nègre avec humilité. — Allons donc, mon garçon, mon ami ; mais je m’honore, moi, en pressant la main d’un modèle de vertu et d’héroïsme… car enfin c’est de l’héroïsme, » disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras.

Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon.

Sa figure, de pâle et livide qu’elle était, devint rosé, rouge, pourpre et violacée.

Ses yeux s’ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière.

Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique, et sa bouche écuma, et ses membres se roidirent.

« Son accès lui reprend, monsieur le docteur, — dit le nègre, — vite la camisole — Non, — dit tristement le médecin, — non, c’est inutile ; ce spasme, cet éréthisme vont consumer le reste de ses forces… Faible qu’il est, sa dernière heure approche… Pourquoi vous le cacher, mon ami ; dans une heure peut-être vous ne verrez plus votre maître… plus