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En approchant la tête d’Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en souriant…

« Oh ! — dit-il, en baisant sa gorge d’ivoire… — méchante, tu veux me tuer… car tu serres bien fort… c’est comme dans mon rêve de cette

nuit… mais que fais-tu ! oh… à toi… ma vie… je meurs… mon ange… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est qu’à ce moment de son rêve on pendait réellement Brulart à bord du Cambrian, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu’on avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.

Abîmé dans l’état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa dose d’opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l’avait plongé dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses guides à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts, sans voir, s’était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère attention, plongé qu’il était dans les délices de ses songes merveilleux.

Alors qu’on pendait le corps l’esprit était ailleurs. Somme toute, il mourut dans une ravissante extase de plaisir. Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.

Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart et sur des effets propres à la pendaison. (Voir le Dictionnaire des sciences médicales.)

Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets aux pieds.

Le reste de la traversée n’offrit rien de remarquable, et le Cambrian toucha les côtes d’Angleterre au bout de quarante jours de mer. Atar-Gull débarqua avec son maître. Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil, avait excité la sympathie de tout l’équipage. Mais M. Wil ne resta pas longtemps en Angleterre ; ses ressources étaient modiques ; et, suivant les conseils d’Atar-Gull et du docteur, qui venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où l’on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on.

« Enfin, — se dit Atar-Gull, — je touche au moment de compléter ma vengeance… Oh !… elle sera terrible et longue surtout… J’aurais pu le tuer… Mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la vie que je lui prépare… »



LIVRE SIXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

La rue Tirechape.


Il y a dans mon cœur un levain horrible de cruauté. — Je voudrais que ceux qui ont fait souffrir les autres souffrissent une fois tout ce qu’ils ont fait souffrir. Je voudrais que cette impression fût déchirante, et profonde, et atroce, et irrésistible. — Je voudrais qu’elle saisît l’âme comme un fer ardent ; je voudrais qu’elle pénétrât dans la moelle des os comme un plomb fondu ; je voudrais qu’elle enveloppât tous les organes de la vie comme la robe dévorante du centaure !
Charles Nodier. — Roi de Bohême.

Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content de prodiguer au vieillard les soins les plus touchants, le nourrissait de son pain, ce qui vous prouve qu’on ne doit jamais rudoyer les domestiques.
Contes à Lolo, par un académicien. — Édition rare.


Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris, située vers le milieu de la rue Tirechape… — Neuf étages, je crois, couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et sombres, escalier roide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne peut se guider qu’au moyen d’une grosse corde à puits, grasse et luisante de vétusté… puis une république d’industrieux prolétaires, allant, venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées et entassées au-dessus les unes des autres comme les cases d’une ruche à miel.

Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier.

Il était nuit ; un homme assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement les hautes marches de l’escalier, étreignant avec force la bienheureuse corde à puits. La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa d’abord son vilain bras jaune armé d’une chandelle fétide, puis sa figure fâcheuse et renfrognée…

« Qui descend là ?… répondez donc… c’est des heures indues… — C’est moi, c’est moi… le docteur… » dit une voix de basse-taille.

Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de glapissement amical…

« Ah ! mon Dieu, c’est vous, monsieur le docteur ; mais il fallait m’appeler pour éclairer… Eh bien ! comment va-t-il le vieux muet ? Il est dur à partir celui-là… en a-t-il encore pour longtemps ? — demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin d’obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le corps. — Comme ça… il va tout doucement, madame Bougnol. — C’est pourtant pas faute de soins, — dit celle-ci d’un air révêche… — c’est qu’il s’entête alors, car il a son nègre, M. Targu, que c’est une adoration d’homme, quoi ! de voir comme il s’oublie pour son maître. — Il est vrai que c’est un bien fidèle serviteur… il ne le quitte pas d’un moment. — Ça n’empêche pas qu’il est encore bon enfant, le nègre, de rester comme ça domestique d’un vieux grigou qui ne lui donne rien… puisque c’est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c’est encore du propre. — C’est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c’est un exemple que les autres ne suivent malheureusement pas toujours. — Et puis que ça doit être une fameuse scie… un muet… pas le moyen de causer… mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même, car on dirait que son nègre a peur qu’on lui mange son maître ; personne ne peut l’approcher. — C’est qu’il est apparemment jaloux de son affection, » dit le médecin, fatigué de la longueur de la conversation et cherchant à passer adroitement entre le mur et la portière.

Mais celle-ci, qui le guignait de l’œil et suivait tous ses mouvements, faisant toujours face à l’ennemi, rendit cette tentative inutile, et continua.

« Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux ? est-ce vrai qu’il est fou !… Pendant les deux premiers mois qu’il est venu loger ici, il se portait comme un charme, et voilà près d’un an qu’il est si malingre qu’il n’est pas descendu une fois dans la rue. — Et il n’y descendra peut-être plus jamais, dit le docteur en secouant tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force. — Ah ! Dieu du ciel, est-ce qu’il va mourir ? — dit la portière avec inquiétude, — c’est qu’alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous, monsieur le docteur ; nous approchons du terme. — Je ne vous dis pas ça… mais il n’est pas bien du tout… »

Et le docteur, profitant d’un moment d’inattention de madame Bougnol, se cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu’en bas presque sans toucher les marches de l’escalier, avec autant de rapidité qu’un matelot qui s’affale le long d’un cordage.

« C’est égal, — se dit la portière, — je vais monter chez le vieux muet pour savoir quelque chose, si c’est possible. »

Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans faire une pause à chaque étage ; enfin elle atteignit le septième et se trouva en face d’une petite porte grise.

Là elle moucha sa chandelle, s’emplit le nez de tabac, et agita timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre. Un instant après la porte s’entr’ouvrit assez pour donner passage à une grosse tête noire et crépue, coiffée d’une casquette rouge… C’était Atar-Gull.

« Que voulez-vous, madame ? — demanda-t-il d’un ton brusque. — Monsieur Targu, — dit la Bougnol en faisant l’agréable, — je voudrais savoir des nouvelles de votre bon maître. — Mon maître est souffrant, très-souffrant, — dit l’honnête serviteur avec un soupir qui fendit le cœur de la portière… et même il essuya une larme. — Que voulez-vous, monsieur Targu, il faut bien se faire une raison ; tout le monde d’abord sait ici que vous nourrissez votre maître… et M. le maire, qui est venu pour cet indigent de là-haut, a dit qu’il écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait trouve sa récompense… et que… — Merci, » dit Atar-Gull en poussant brusquement sa porte au nez de la portière, qui redescendit en grondant.

Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s’arrêta un moment dans la petite pièce qui donnait sur l’escalier… écouta avec attention… avant que d’entrer dans l’autre chambre, qui paraissait plus grande.

Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une chaise et une natte sur laquelle il se couchait… Il poussa doucement la porte de l’autre pièce, et entra.

C’était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents ; puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de corde.

Enfin, sur un lit, composé d’un seul matelas et d’une paillasse, mais soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil.

Quel changement, mon Dieu ! ce n’était plus que l’ombre de lui-même ; cette figure, autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était maintenant