Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/42

Cette page a été validée par deux contributeurs.

CHAPITRE IV.

Le départ.


Ah ! j’en perdrai la vie
Par la douleur que j’ai.

E. Scribe.


C’était quelque vingt jours après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, inondaient cette pièce d’une lumière vive et dorée.

Au fond, une femme était couchée dans un lit, soigneusement entouré d’une moustiquaire, et un vieillard vêtu de deuil soutenait la tête de la malade en lui faisant respirer un cordial.

Un nègre, armé d’un long éventail de plumes, chassait les insectes qui auraient pu importuner madame Wil.

Car c’était elle qu’une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins, avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.

Elle ouvrit les yeux… et son premier regard fut pour son mari, l’honnête Wil, qui attachait sur elle un œil attendri et inquiet.

« Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami… — dit-elle d’une voix basse et creuse… à son mari… — du courage ! »

Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en signe d’approbation et serra la main tremblante de sa femme.

C’est que le malheureux avait éprouvé une émotion si violente à la vue de sa fille morte, qu’il n’avait pu jeter un cri ; lors de cet affreux événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était resté muet.

Madame Wil comprit son regard, car elle reprit : « Du courage, pourquoi ?… la mort, mon Dieu, ne m’effraye plus… je la désire, au contraire, car au moins je pourrai revoir bientôt Jenny… » Et, en prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, qui sembla user le reste de ses forces…

M. Wil, aidé d’Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.

Elle revint à elle.

« Pardon, mon bon Wil, je t’avais promis de ne plus prononcer le nom de notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu’à ce digne serviteur… je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre de tels services : vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans compter les périls qu’il a courus en allant à la recherche de Théodrick… Et ta blessure, va-t-elle mieux, Atar-Gull ? — demanda madame Wil d’une voix fiable. — Bien, très-bien, ma bonne maîtresse… mais ne parlez pas… ça vous fatigue. — Et dire, — murmura-t-elle, — que Théodrick a disparu sans qu’on puisse savoir comment, depuis le jour fatal où il s’est précipité hors de la chambre à la poursuite de cet affreux serpent ! »

Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée dans ses mains.

Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.

« Maître… maître… la maîtresse se meurt. »

La pauvre mère, en effet, s’affaiblissait à vue d’œil ; tous les ressorts de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de sa fille. Elle touchait à son dernier moment. Elle fit signe qu’elle désirait parler… Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.

« Mon ami, — dit-elle d’une voix éteinte et mourante, — quittez l’île… les pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d’une partie de vos esclaves, vous a causées rendent ce départ nécessaire… ne songez pas à y rétablir votre fortune… trop d’amers souvenirs vous tueraient ici… réalisez le peu qui vous reste de notre bien… et partez… emmenez Atar-Gull… c’est un ami dévoué… allez en Europe… Wil… c’est la prière d’une mourante… ne me refusez pas… jurez, promettez-le-moi, au nom de ma Jenny…

Elle avait au plus encore une minute à vivre.

Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée et sanglotait.

À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s’approcha d’elle pour relever le chevet de sa maîtresse.

Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil, en disant tout haut : « Pauvre bonne maîtresse… pauvre maîtresse… »

Mais une horrible expression de joie, qu’il n’avait pu cacher en regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l’admirable instinct de son cœur lui révéla tout à coup l’atroce hypocrisie que cette joie venait de trahir.

Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux… se dressa roide sur son séant, et cria d’une voix strangulée en jetant ses bras en avant avec un indéfinissable accent de terreur :

« Wil… Wil… Atar-Gull… ne… Jenny… » Ses forces la trahissant, elle ne put achever.

M. Wil fit un signe d’approbation, croyant qu’il s’agissait de la promesse d’emmener Atar-Gull.

« Père, père, — dit bas Atar-Gull, — les victimes ne te manqueront pas là-haut ; la vengeance commence. »

On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.

Atar-Gull fit pour lui ce qu’il avait fait pour madame Wil, le veilla, le soigna avec tant de zèle, d’abnégation de lui-même, que le gouverneur, voulant lui donner une marque d’estime probante, ajouta de sa main, sur son acte d’affranchissement, qui fut demandé par le colon, les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux attachement pour ses maîtres.

Enfin, deux mois après la mort de sa femme, M. Wil réalisa le peu qui lui restait, paya ses dettes, et s’embarqua avec son fidèle noir pour Portsmouth, sur la frégate le Cambrian, qui retournait en Angleterre.


CHAPITRE V.

Rencontre.


Un bienfait n’est jamais perdu.
proverbe populaire.


« Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil, — disait le docteur au silencieux et taciturne colon… — Prenez un peu sur vous, je sais que tout cela est affreux ; mais enfin ça est, ainsi soyez raisonnable ; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à Portsmouth ; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le temps nous favorise… la brise est faite, nous entrons dans les vents alizés… et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, ça donne espoir et courage… Quant à votre infirmité, ça ne peut pas durer, votre mutisme cessera… c’est une émotion forte qui l’a causée, il y a toujours du remède. » Ainsi parlait le bon et jovial docteur du Cambrian, en montrant à M. Wil le sillage rapide de la frégate, qui prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le couronnement et passaient le temps à faire ce que d’aucuns font si souvent à bord, à regarder passer l’eau.

Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d’un regard, et secoua tristement la tête en montrant le ciel et en s’essuyant les yeux au souvenir de sa femme et de sa fille.

Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière…

« Tenez, maître, — dit-il respectueusement au colon, — voici le tilleul et le tamarin qu’on vous a ordonnés. »

M. Wil fit signe qu’il n’avait pas soif.

« C’est égal, maître, — dit le noir avec cette intonation grondeuse qui sied si bien aux serviteurs dévoués, — c’est égal… ça vous fera du bien… n’est-il pas vrai, monsieur le docteur ? — Certainement… buvez… buvez, monsieur Wil. »

Et le colon but la potion, forcé d’obéir à cette coalition de volontés et remercia du geste son fidèle serviteur.

« Ça ma l’air d’un bien brave domestique, » dit le médecin.

Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s’il eût dit : « Un ange, docteur. — Eh bien ! dites donc du mal des nègres après cela ! »

Le colon haussa les épaules.

Atar-Gull revint ; mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée…

Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d’œil approbateur du médecin.

« Hein… quelles attentions ! — disait l’un. — Parfait ! admirable ! répondait l’autre.

Pendant cette muette pantomime, Atar-Gull, isolant les rayons visuels en mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l’horizon avec attention, et s’écria tout à coup :

« Maître, là-bas, tout là-bas un canot… »

Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.

« Tu te trompes, mon garçon, — dit le médecin, — mais demande une longue-vue au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes. »

Et en effet, après deux minutes d’observation, le docteur s’écria :

« Il a, pardieu, raison, monsieur Wil ; c’est une petite embarcation… et, si je ne me trompe, on voit un homme dedans… Timonier… prévenez donc l’officier de quart. — Regardez, — dit le docteur à ce nouveau venu, un canot abandonné en pleine mer… qu’est-ce que ça peut être ? — Sans doute le reste d’un équipage qui aura péri… il a besoin de secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la permission de faire porter sur lui. »

L’officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier :

« Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas. »

Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit ca-