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SOUVENIRS

DES INVASIONS DE 1814 ET 1815.


C’est une chose triste de voir les événements qui ont le plus marqué, je ne dis pas dans la vie d’un homme, mais dans l’existence d’un peuple même, perdre, d’année en année, leur retentissement, jusqu’à ce qu’ils ne deviennent plus qu’un fait enregistré par l’histoire qu’il est permis à presque tous d’ignorer. J’ai été tout étonné de voir dernièrement que des jeunes gens écoutaient comme un récit nouveau et plein d’intérêt quelques anecdotes se rapportant à l’arrivée et au séjour des armées coalisées en France pendant les années 1814 et 1815. Je ne comprenais pas que cette plaie d’honneur, qui a fini par tuer la Restauration, fût déjà une chose ancienne pour beaucoup, tandis que les hommes de notre génération ont conservé si chaud encore le souvenir de ces désastres. Parmi mes meilleurs amis, je compte un officier de l’empereur qui n’est pas encore convaincu à tous les moments que l’ennemi soit entré deux fois en France ; quand il paraît quelque nouvelle relation des événements politiques de cette époque, il la lit avec avidité, espérant toujours que l’auteur, mieux instruit, lui apprendra que, dans tous les faits accomplis alors, la victoire des Prussiens et des Russes n’a été pour rien, et qu’ils ne sont pas venus à Paris. Puis, quand mon brave ami voit que le récit prend, dès le début de 1814, la tournure connue, il quitte le livre avec découragement. Telle est l’impression que la trahison de plusieurs, le malheur de tous et l’insolence des vainqueurs ont laissée dans de nobles âmes. Ces souvenirs, féconds et généreux élans, on ne doit pas les laisser s’attiédir, se perdre ou dégénérer en froides leçons d’histoire !

Les personnages qui figurent dans les faits que je vais citer étant encore vivants, on comprend que je ne puis ni les appeler de leur nom, ni même désigner d’une manière précise le lieu de la scène ; je dirai seulement que, lorsqu’on remonte vers Melun, dans un de ces bateaux à vapeur qui ont déjà la rapidité en attendant le confortable, on trouve, sur la gauche, à quelques lieues de Paris, l’embouchure d’une petite rivière dont les eaux basses et sans courant semblent appartenir à quelque obscur ruisseau que les bestiaux traversent le soir en revenant de la prairie. Mais, au bout d’une heure de marche le long de ses rives sans chemin de halage, vous trouvez une belle nappe verte de trente à quarante pieds de large qui, entre deux prairies aux bords élevés, laisse dormir les eaux limpides et profondes.

Cette rivière arrose, à une lieue et demie de son embouchure à peu près, l’extrémité gauche d’un village dont les dernières habitations descendent de la colline en parcs et en jardins ; un pont en bois, à trois arches solides, unit les deux bords au bout d’une rue du village, et, près du pont, une ruelle qui s’abaisse descend au lavoir et à l’abreuvoir, où, quand le jour tombe, on amène les chevaux fatigués du travail. Pour prévenir les accidents, des cordes soutenues par des pièces de bois tracent à la surface de l’eau le contour de la partie où l’on peut aller sans danger.

Sur la droite de la rivière, du côté où les propriétés bourgeoises sont plus étendues et les maisons des paysans clair-semées de loin en loin, il y avait, en 1815, une cabane de chétive apparence : les abords en étaient propres ; mais, pour l’homme habitué aux mœurs de la campagne, il était aisé de voir que là habitait un simple journalier sans un quart d’arpent dont il pût faire son potager. En effet, Jean, qui avait été soldat pendant dix ans, lorsqu’il avait quitté le service en 1814, était revenu au pays pour assister à un triste spectacle : sa mère était morte ; son père, vieux, infirme, privé si longtemps du fils sur le travail duquel il avait compté, avait été obligé de vendre peu à peu son bien, il se mourait. Trois mois après son retour, Jean était seul dans sa maison, composée de deux chambres ; seul avec une sœur plus jeune que lui, qui, pour ne pas quitter son vieux père, au lieu d’aller travailler aux champs, s’était faite couturière et, avec des habitudes d’un travail moins grossier, avait pris un caractère plus doux que ne l’ont ordinairement les ouvrières de la campagne. Quelque affectueuse qu’elle pût être, elle ne parvenait pas toujours cependant à calmer les réflexions sombres auxquelles son frère s’abandonnait ordinairement, aigri par la perte de parents qu’il aimait, qu’il avait espéré retrouver heureux, aigri aussi par la misère et bien plus encore par l’humiliation de la France, par ces défaites où il avait encore moins manqué qu’à une victoire.

La révolution des Cent-Jours arriva. Aux chagrins que Jean nourrissait, vint s’en joindre un plus vif encore : il ne put rejoindre son drapeau, sa sœur Geneviève était malade, en partant il la laissait sans ressource. Jean resta donc ; mais bien souvent au milieu du pénible travail qui les nourrissait tous deux, il laissait échapper des blasphèmes de regrets et de terribles imprécations contre l’ennemi qu’il ne devait pas rencontrer sur le champ de bataille. Quoique le village où Jean vivait ainsi retiré fût éloigné de toute grande route, la nouvelle de Waterloo y arriva avec les récits qui, dans la bouche des gens de la campagne, se colorent de circonstances si extraordinaires. Jean calcula avec amertume qu’il aurait pu arriver à temps pour se battre, car sa sœur allait mieux ; puis il retomba dans le silence dont Geneviève seule tentait de le faire sortir.

Lorsque les armées coalisées eurent promené en triomphe leurs soldats dans Paris, elles les distribuèrent dans les environs, à dix lieues à la ronde, et le village de Jean reçut aussi sa garnison. Dès que l’ancien chasseur de la garde sut que des cuirassiers russes se trouvaient dans le village, il n’y vint plus que lorsque son travail l’y obligeait absolument ; alors il le traversait en courant ; le dimanche il cessa d’y venir passer une partie de la journée avec quelques amis, anciens soldats comme lui, et sa seule distraction fut d’aller, le soir des jours de repos, se promener au loin dans l’intérieur des terres en donnant le bras à sa sœur.

Au retour d’une de ses promenades, dans un sentier étroit, il vit venir à lui trois soldats russes, il s’arrêta droit, et sembla, quoique sans armes, s’affermir sur ses jambes comme pour un combat ; mais Geneviève de son bras le tira si doucement, et d’une manière si suppliante, qu’il quitta le milieu du chemin qu’il barrait aux arrivants. Sans doute les trois Russes avaient deviné ce qui s’était passé, car ils échangeaient en riant des paroles que Jean prenait pour autant d’outrages. Et lorsqu’ils furent près de lui, si, à leurs rires, à leurs regards insolents sur Geneviève, ils avaient joint un seul geste, sa sœur, pâle et tremblante, eût en vain continué à presser de ses deux mains les muscles enflés des bras nerveux de Jean ; il se fût élancé sur les trois adversaires, et il eût succombé dans ce combat inégal. Après qu’ils furent passés, il ne continua que lentement sa marche, et plus d’une fois il s’arrêta comme incertain sur ce qu’il devait faire ; mais, ni ce soir-là ni les jours qui suivirent, il ne dit à Geneviève aucune parole qui rappelât cette violente colère qu’il avait vaincue. Seulement, quelques jours après, Geneviève s’aperçut qu’il rentrait plus tard de son ouvrage ; la nuit était