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audace hypocrite. Ce que je venais d’apprendre sur vous, changeant mes soupçons en certitude, rendait mes craintes plus imminentes encore. Quoique chargé d’une grave mission, je partis. J’arrive à l’instant. Maintenant écoutez mon dernier mot. J’ai en mon pouvoir de quoi obtenir votre extradition. Si vous hésitez à exécuter mes ordres, vous êtes immédiatement arrêté ; si, au contraire, ainsi que je l’ai promis à votre malheureuse mère, vous consentez à partir, je me tairai ; on pourvoira à tous vos besoins, et la personne que vous savez ne sera pas même instruite de votre infamie. Il est quatre heures du matin… il faut qu’à six heures je sois parfaitement rassuré sur le sort de M. Boisseau et que vous soyez en route pour l’Espagne sous la conduite de ce brave homme… (Il montra Glapisson.) À ces conditions, je vous répète, je consens à me taire… non pour vous, mais pour le bonheur, mais pour la tranquillité de la personne que je révère le plus au monde… Elle ne saura pas même mon voyage à Paris. Vous lui écrirez ici, devant moi, une lettre dans laquelle vous lui annoncerez que des avis d’Allemagne vous faisant craindre d’être inquiété ici par suite du complot auquel vous avez pris part, vous prenez le parti d’abandonner la France. Une fois à Madrid, si vous vous y conduisez honorablement, votre avenir sera assuré, et je saurai prendre des mesures telles que vous ne quitterez pas cette ville. Voici mes dernières intentions… Répondez à l’instant. Je ne puis rester que deux heures à Paris, et je veux vous voir partir devant moi. Si vous refusez, les pièces seront dans une heure adressées à qui de droit… et vous êtes arrêté !

Une pensée détestable passa par l’esprit d’Herman ; il répondit avec un imperturbable sang-froid : — Je comprends, monsieur, l’intérêt que vous portez à la personne dont vous parlez. Mais je désirerais savoir dans quel but vous voulez l’éclairer sur mon compte.

— Je vous dis que le rôle de délateur n’est pas le mien ; je respecte trop la femme dont je rougirais de prononcer ici le nom, pour lui porter un coup si terrible. Vous partirez… et elle ignorera toujours quel est l’homme qui, un moment, a surpris sa confiance.

— Vous agissez en ami fidèle, monsieur, pour ne pas dire en amant évincé… qui veut à tout prix rentrer en grâce, et qui, pour cela, fait le métier d’homme de police.

Raoul devint pourpre de colère, fit un mouvement menaçant ; puis, reprenant son calme, il dit à Glapisson : — À la première insolence de cet homme, tu le souffletteras… et encore… non, mon brave, laisse-le, je ne veux pas souiller tes mains.

— C’est égal, mon colonel, je ne suis pas dégoûté ; j’ai des gants et je fermerai le poing. Faut-il lui payer quelque chose d’avance ?

— Non, tiens-toi tranquille.

— Si j’avais pu hésiter un moment à suivre ma pensée, cette dernière injure me déciderait, dit Herman avec impudence. Je ne puis rien opposer à la force brutale, mais vous vous repentirez tout à l’heure de m’avoir poussé à bout. Ah ! vous prenez assez d’intérêt à madame de Bracciano pour venir de Vienne à franc étrier, pour venir, malgré le courroux de l’empereur, déjouer mes projets ! Eh bien ! vous n’apprendrez pas sans un mortel chagrin, j’espère, que cette femme est perdue.

— Que dit-il ? s’écria Raoul.

— Ah ! je suis Jacques Butler le voleur… soit. Eh bien ! demain tout Paris saura que madame la duchesse de Bracciano a passé la nuit chez Jacques Butler le voleur.

— Misérable, tu mens !

— Vous verrez si je mens. Pour vous prouver que je dis vrai, je vous déclare que je ne quitterai pas Paris, entendez-vous ? Vous me ferez arrêter… c’est tout ce que je veux. Au moins, elle sera déshonorée, et l’éclat sera tel, que, malgré votre amour, malgré la reconnaissance que lui inspirera peut-être votre conduite, vous n’oserez pas l’épouser, entendez-vous ? Quoiqu’elle soit libre, vous n’oserez pas vous marier avec celle qui passera pour avoir été la maîtresse de Jacques Butler le voleur. Ainsi je serai vengé d’elle et de vous ! s’écria Herman avec un éclat de rire cruel, et en jetant un regard d’intelligence à Pierre Herbin.

— La rage fait délirer ce misérable, dit Raoul stupéfait.

— Eh bien ! reprit celui-ci, vous hésitez maintenant, noble colonel. Votre sort et le mien sont entre mes mains. Je me perdrai avec joie… mais elle sera perdue aussi ; mais vous ne jouirez pas de votre insolent triomphe. Oui, vous me regardez d’un air effrayé, incrédule… Je vous répète, moi, qu’elle a passé la nuit chez Butler le voleur, votre vertueuse duchesse… et demain au grand jour sa honte éclatera.

L’assurance de ce misérable atterrait Raoul. Il connaissait la vertu de Jeanne, mais il connaissait aussi son exaltation romanesque ; il frémit en songeant que sa tête avait peut-être pu s’égarer au point de lui faire commettre une faute irréparable. Ses nobles traits exprimèrent un abattement si douloureux, que Pierre Herbin en fut touché.

— C’est impossible ! impossible… s’écria Raoul en parcourant involontairement la chambre du regard, comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre issue ; remarquant le cabinet de l’alcôve, il s’y précipita, l’ouvrit et ne vit rien. Herman resta impassible.

— C’est une ruse dont je ne suis pas dupe ! dit le colonel ; vous voulez m’effrayer par cet ignoble mensonge et m’empêcher d’agir.

— C’est vrai, dit Herman, voyant qu’il avait été trop loin et sur le point de compromettre le succès de sa vengeance. C’était ma ruse… Mais, quoi qu’il en soit, je suis décidé à ne quitter Paris que par la force. Faites-moi arrêter, si vous le voulez.

— C’est votre dernier mot ?

— C’est mon dernier mot.

— Monsieur ! s’écria Raoul en s’adressant à Pierre Herbin, mais dites-lui donc qu’il se perd… qu’il va peut-être porter une mortelle atteinte à la meilleure, à la plus noble des femmes, lorsqu’elle apprendra quel était l’homme pour qui elle voulait tout sacrifier.

Pierre Herbin fit un mouvement qui témoignait de son impuissance sur la volonté d’Herman. Raoul était accablé ; il éprouvait une si profonde affection pour Jeanne, il connaissait tellement la noblesse de son cœur qu’il eût donné tout au monde pour lui épargner le coup affreux qu’elle allait ressentir. L’implacable cruauté d’Herman l’exaspérait ; cet homme se trouvait placé si bas qu’il ne pouvait même lui faire ressentir les effets de son indignation. Pourtant, surmontant sa répugnance à entrer avec lui dans de certains détails confidentiels, il tenta un dernier effort et dit d’une voix émue :

— Vous vous montrez si implacable dans votre vengeance, parce que vous croyez peut-être que j’aime madame de Bracciano… Eh bien !… dit le colonel, qui devint pourpre de honte en songeant qu’il parlait ainsi à un repris de justice. Eh bien ! je vous… Puis, ne pouvant se résoudre à faire un serment d’honneur à un tel homme, il se retourna vers son ancien brigadier et dit :

— Eh bien ! devant vous, je jure à ce vieux soldat… qu’il n’en est rien, que je n’ai et que je n’aurai jamais pour madame de Bracciano que les sentiments d’un frère !…

Cette marque de mépris écrasant, donnée d’une manière si noble, redoubla la rage d’Herman. Il s’écria : — Ah ! vous ne l’aimez plus, tant mieux… Je me vengerai d’elle… et elle n’aura pas même de consolation. Ne se possédant plus, Raoul fit un mouvement pour se jeter sur Herman… Puis, se contenant à peine et voyant, par les atroces paroles d’Herman, tout espoir perdu, il fit un signe à Glapisson et se précipita vers la porte.

— Au moins le destin qui me poursuit ne me frappera pas seul ! s’écria Herman dans un accès de farouche triomphe.

— Colonel, rassurez-vous ; rien n’est désespéré, dit tout à coup Pierre Herbin en arrêtant Raoul au moment où celui-ci franchissait le seuil de la porte.

Herman regarda Pierre Herbin avec crainte.

— Colonel ! reprit Herbin avec une sorte de dignité, c’est à moi de réparer une partie du mal que j’ai fait… Jacques Butler, dit-il d’une voix éclatante, tu es un infâme… Les larmes de la plus vertueuse, de la plus malheureuse des femmes, ne t’ont pas touché… Le plus loyal des hommes s’est, par dévouement pour elle, abaissé jusqu’à te prier, jusqu’à donner devant toi sa parole qu’elle était pour lui une sœur… Tu n’as pas eu pitié de la rougeur, de la honte de cet homme… Ta vengeance n’a plus même le hideux prétexte de la jalousie… elle n’a plus de but, tu es cruel pour le plaisir d’être cruel ; j’ai été ton complice ; ton malheureux père avait été mon ami… J’ai voulu, par des moyens indignes, élever ta fortune aux dépens de celui dont il avait été la victime… J’ai voulu satisfaire à la fois ma haine et ma cupidité… J’ai eu des torts… de grands torts… Je ferai tout au monde pour les réparer…

Il se dirigea vers l’alcôve. — Pierre Herbin, s’écria Herman, en le saisissant au collet pour l’empêcher de faire un pas…

— Colonel, faites tenir ce furieux…

Glapisson, doué d’une force peu commune, étreignit Herman dans ses deux bras musculeux, et paralysa ses efforts. Raoul, surpris, regardait Pierre Herbin entrer dans le cabinet. Au bout d’un instant… Herbin l’appela… Il courut… Que vit-il dans la cachette dont nous avons parlé ?… Madame de Bracciano évanouie. Boisseau et Pierre Herbin tâchèrent de la rappeler à la vie…


CHAPITRE XXIV.

Conclusion.


Un quart d’heure après cette scène, Jeanne se dirigeait vers l’hôtel de Bracciano, soutenue par Raoul et par Boisseau, qui, malgré sa faiblesse, avait voulu accompagner M. de Surville. Il était quatre heures et demie environ. La pluie tombant à torrents, la nuit était profondément noire.

— Du courage, Jeanne… Dans un quart d’heure vous serez sauvée… On n’a pu s’apercevoir encore de votre absence, lui dit tendrement Raoul.

Jeanne remercia Raoul par un serrement de mains convulsif, et lui dit : — Je crains que mes forces ne soient épuisées…

— Par grâce… Jeanne, encore un effort…

— Je tâcherai, mais je me sens mourir…

— Et moi aussi, pensa Boisseau, depuis vingt-quatre heures sans manger… et avoir une telle algarade pour se restaurer… Où diable les aventures viennent-elles me chercher ?

Raoul, Jeanne et Boisseau arrivèrent devant l’hôtel de Bracciano.

— Mon ami, dit Raoul à Boisseau, pendant que Jeanne s’appuyait sur un des bancs de pierre qui garnissaient la porte, écoute bien… je vais frapper… le portier viendra sans doute ouvrir avec sa lanterne, tu l’é-