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CHAPITRE XV.

La terreur.


Le duc de Bracciano sortit des Tuileries tout à fait rassuré.

Un moment il avait craint que sa femme ou la princesse de Montlaur n’eussent dévoilé à l’empereur les ténébreuses machinations auxquelles il voulait employer Jeanne. Mais, réfléchissant au noble caractère de celle-ci, il reconnut combien il avait eu tort de la soupçonner capable d’une telle lâcheté.

Désormais sûr de l’appui de l’empereur, il ne douta pas qu’avec de la persévérance, et en menaçant sa femme d’une retraite dans une de ses terres, il ne la décidât à accepter la charge de surintendante, qui était, pour ainsi dire, la pierre angulaire de tous ses projets, de toutes les ressources de son ambition.

M. de Brucciano devait avoir, le jour même, un nouveau sujet de joie.

Il apprit, par l’empereur, que Raoul avait quitté Vienne malgré les ordres, malgré la mission importante qui aurait dû l’y retenir ; rapprochant ce départ si subit et si blâmable de la démarche de madame de Bracciano pour obtenir le divorce, l’empereur était furieux contre le colonel, et voulait le faire enfermer à Vincennes à son arrivée à Paris. Tout concourait à servir les desseins de M. de Bracciano et à calmer ses craintes.

Son âme était trop desséchée par l’ambition et par l’égoïsme pour qu’il ressentît aucun amour pour sa femme. Mais, glorieux, mais, orgueilleux à l’excès, il eût été profondément blessé de jouer un rôle ridicule.

Il se demandait avec anxiété si les assiduités de M. de Surville auprès de sa femme avaient été remarquées.

Tantôt il espérait que la parenté de Raoul suffirait pour les expliquer convenablement ; tantôt, au contraire, cette parenté lui semblait devoir servir de texte aux plus malins propos.

Il se reprochait amèrement d’avoir jusqu’alors reçu Raoul si intimement ; car, si le duc ne doutait pas de la vertu de sa femme, il redoutait beaucoup les médisances.

Jamais M. de Bracciano n’avait conçu le moindre soupçon contre Herman.

Comment imaginer qu’une femme puisse hésiter entre un malheureux enfant, pauvre, obscur, et un homme aussi séduisant, aussi brillant que le colonel ?

La princesse de Montlaur elle-même, bien qu’elle connût la générosité naturelle du caractère de sa nièce, n’avait pas songé un moment qu’elle pouvait être éprise d’Herman.

D’ailleurs Jeanne, dans la scène du divorce, tout en affirmant qu’elle ne s’occupait pas de M. de Surville, n’avait pas dû prononcer le nom d’Herman ni devant sa tante ni devant son mari, autant par respect pour soi que pour ne pas exposer celui qu’elle aimait au dangereux ressentiment de M. de Bracciano.

Dès que la princesse de Montlaur l’eut quittée, Jeanne écrivit à la hâte ce billet à Herman :

« Tout est perdu… il n’y a plus d’espoir… vous ne mourrez pas seul… On vous rapportera cette nuit la croix de votre mère. »…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois heures après qu’Herman Forster eut reçu cette lettre, Pierre Herbin frappait à la porte de l’hôtel de Bracciano.

Il était dix heures du soir.

Malgré cette journée si agitée, si remplie d’événements, M. de Bracciano, doué d’une grande puissance de travail, terminait quelques rapports destinés à l’empereur.

Son valet de chambre entra, lui remit une lettre, et lui dit que la personne qui l’apportait désirait être introduite sur-le-champ, ayant à communiquer à Son Excellence des choses du plus haut intérêt.

— Pierre Herbin, disait le duc en lisant la signature de cette lettre, Pierre Herbin ? Je connais ce nom, j’en ai un vague ressouvenir… cela doit dater de la révolution… À Dijon. Mais je ne me rappelle rien de particulier… Qu’importe !

Se tournant vers son valet de chambre : — Faites entrer, dit M. de Bracciano.

Un moment après Pierre Herbin parut.

Le cabinet de travail du duc était une grande bibliothèque. Sur la table il n’y avait qu’une lampe.

Le duc, voulant sans doute aider à ses souvenirs en voyant plus à son aise ce nouveau personnage, ôta précipitamment l’abat-jour.

Un moment il contempla les traits durs et prononcés de Pierre Herbin, éclairés par cette vive lumière ; puis il fit un geste qui semblait indiquer qu’il ne reconnaissait pas cet homme.

— Eh bien, citoyen, m’as-tu assez envisagé, ou plutôt assez dévisagé ? dit Pierre Herbin avec un sourire sardonique.

Stupéfait de cette audace et de ces insolentes paroles, le duc se leva vivement et dit :

— Qu’est-ce que cela signifie, monsieur ?

— Cela signifie, répondit Pierre Herbin avec un imperturbable sang-froid. cela signifie que, pour que notre conversation ait du piquant, il faut que mon identité soit constatée, comme tu disais quand tu étais accusateur public à Dijon.

— Savez-vous que je vais vous faire mettre à l’instant à la porte ! s’écria le duc en allant vers la sonnette.

Pierre Herbin ne sourcilla pas ; et, montrant au duc une liasse de papiers, il lui dit :

— Prends bien garde, citoyen !… Avant que de faire un éclat, jette les yeux sur les dates de ces papiers. Vois : « 1792-1793. Tribunal révolutionnaire. — Dijon. » Ces paperasses peuvent être comme la boîte de Pandore, te faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien. Ainsi pas de bruit, pas d’imprudence, ne te fâche pas… Tu n’as pas la conscience fort nette à l’endroit de ces deux années sanglantes. Ce que tu as donc de mieux à faire, citoyen, c’est de m’écouter patiemment.

Soit qu’en effet M. de Bracciano eût quelque chose à se reprocher, soit que les papiers que Pierre Herbin possédait excitassent, sinon sa crainte du moins, sa curiosité, le duc alla s’assurer que personne ne pouvait entendre la conversation qu’il allait avoir, revint auprès de Pierre Herbin, qui s’était commodément installé près de la cheminée, et lui dit :

— Maintenant parlez, monsieur… Que signifient ces airs mystérieux ? Je vous en avertis, ils ne m’imposent pas le moins du monde ; mais, dans ma position, je me suis fait une loi d’écouter tous ceux qui me demandent audience. Le bien du pays peut y gagner… Parlez donc, monsieur, et n’attribuez ma complaisance qu’aux motifs que je viens de vous signaler.

— Je ne suis pas ta dupe, citoyen… Tu m’écoutes parce que ta conscience fait tac… tac… Sans cela tu m’aurais déjà fait mettre dehors par tes gens. Avoue que c’est vrai, citoyen.

— Monsieur, cessez de vous servir de ces termes, ou je ne vous écoute pas, s’écria le duc.

— Comme tu voudras, citoyen, dit Pierre Herbin en se levant et en remettant ses papiers dans une des vastes poches de son large habit carré.

M. de Bracciano haussa les épaules et dit avec impatience : — Allons, monsieur, parlez, mais soyez bref.

— C’est difficile, citoyen, car ce que j’ai à te dire est long en diable. Ah çà ! pourquoi le tutoiement et le titre de citoyen te sont-ils si désagréables ?… Je t’ai vu dans ton bon temps, monsieur le duc, quand tu étais accusateur public au tribunal révolutionnaire de Dijon, tutoyer et citoyenniser les plus gros bonnets de l’ancien régime ; il est vrai que c’était au moment où leurs bonnets n’allaient plus leur servir à grand’chose, vu que tu leur retranchais la tête.

— Monsieur, il ne s’agit pas de savoir ce que j’ai fait ou ce que j’ai dû faire dans ces terribles circonstances, mais du sujet qui vous amène chez moi à une heure aussi indue.

— Tu as raison, citoyen… Encore une fois, me reconnais-tu ?

— Votre nom, votre figure, ne me sont pas inconnus ; autant que je puis m’en souvenir, j’ai eu à Dijon quelques rapports avec vous pendant la révolution ; mais ces rapports n’ont pas été de longue durée.

— C’est ça… c’est ça… tu y arrives, citoyen ; et, pour te mettre tout à fait sur la voie, je te dirai que j’ai été pendant un mois, pas plus…

— Greffier du tribunal révolutionnaire ! s’écria le duc. Je me le rappelle maintenant.

— Allons donc… allons donc, citoyen… tu as la mémoire diablement paresseuse, il paraît. Mais est-ce là tout ce dont tu te souviens ?

— Voilà tout… S’il existe d’autres circonstances, elles m’échappent, dit le duc en paraissant chercher dans sa mémoire.

— Vraiment, citoyen ?

— Eh ! sans doute, vous dis-je.

— Tu ne te souviens pas d’un nommé Jacques Briot… que tu fis condamner à mort, et à qui tu coupas vingt fois la parole au lieu de le laisser se défendre ?

— Non, monsieur, je ne me rappelle pas cela.

— Tu ne te rappelles pas cela ? Tu as raison… Quand on peut oublier ses crimes, ça vaut mieux.

— Un jugement, quelque sévère qu’il soit, n’est jamais un crime, monsieur.

— Jacques Briot n’a pas été jugé, il a été assassiné : s’écria Pierre Herbin dont la physionomie, changeant tout à coup d’expression, prit un air sinistre, qui remplaça l’ironie brutale qu’il avait jusqu’alors affectée. Jacques Briot était mon ami, il était pour moi un frère… Tu cédais à une haine infernale en le poursuivant avec tant d’acharnement, car jamais homme plus loyal, plus pur, n’avait embrassé la cause du peuple. Le crime de ce malheureux avait été de favoriser la fuite de deux royalistes… Pour cet acte de générosité, digne de l’admiration dans tous les partis, tu demandas et tu obtins sa tête… pour satisfaire ta vengeance.

— Je ne me souviens pas de ces circonstances, dit M. de Bracciano évidemment troublé.

— Tu ne te souviens pas !… Je vais te mettre sur la voie… Les deux royalistes que Jacques Briot fit évader étaient le comte de Grandpré et le baron de Nérolles. Avec eux se trouvait un nommé Montbard, ancien