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hauteur, filer vent arrière… mais d’une vitesse… d’une vitesse dont on n’a pas d’idée… laissant le brick en panne. Il n’y avait pas à balancer, il fallait choisir entre l’une ou l’autre, comme vous pensez…

« Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goëlette.

« Nous nous approchons à portée de fusil, et l’on envoie quarante hommes bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d’un lieutenant, pour s’emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu’un poisson mort…

« Mon Dieu, je les vois comme si j’y étais : ils accostent et montent tous sur le pont de l’infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans la chaloupe… Le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux-pont, ordonna à la première d’y descendre par le petit panneau. On essaye en vain, il était verrouillé en dedans.

« Un jeune aspirant s’écria : — Lieutenant, le grand panneau est à moitié ouvert ! — Eh bien ! ouvre-le tout à fait… » dit l’officier : le pauvre enfant se baisse, attire la lourde planche… — Ah ! monsieur !… — dit le docteur en pâlissant. — Eh bien !… eh bien !… — fit l’honnête Wil. — Eh bien ! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous sommes à l’instant couverts de débris, de flammes et de feu ; le pont de la frégate est jonché de cadavres, d’éclats de mâts et de vergues ; notre beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l’air par l’explosion du brick. — Dieu du ciel… c’était donc un brûlot. — Hélas ! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu’à l’aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de disparaître. Le monstre ne se trompait pas : nous eûmes cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune commandant… un officier d’une si haute et brillante expérience…

« Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser ; nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près, pour nous radouber, et nous venons ici faire de l’eau et repartir pour l’Angleterre.

« Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et malheureux sir Edwards… — dit le docteur en essuyant une larme et en demandant un verre de punch.

« D’après tout ce que je vois, — se dit le colon, — ce gredin-là n’était autre que Brulart ; c’est un de ses tours… Mais aussi pourquoi s’avisent-ils d’empêcher la traite ?… c’est le bon Dieu qui les punit… »

Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et, avant minuit, il restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny… Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front et la bénit après la prière du soir, qu’ils firent ensemble. Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par l’espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.

« Atar-Gull, — avait dit le bon Wil avant de s’endormir, — comme tu t’es surpassé aujourd’hui, voici pour toi… »

Et il lui donna une fort belle chaîne de montre…

Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu’il baisa en sanglotant.

« Allons, va, — reprit le colon, — va dormir, mon garçon, car tu dois avoir besoin de repos… »

Atar-Gull se retira… Et, sortant de l’habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du Morue-aux-Loups ; car c’est là que les empoisonneurs tenaient leurs séances cette nuit même. Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à cette montagne.


CHAPITRE II.

Les empoisonneurs[1]


C’est là que sont les angoisses toujours nouvelles qui se multiplient jusqu’à ce que leur nombre même endurcisse l’homme qui voit l’agonie sous tant de formes diverses. — Ici, l’un gémit ; là, un autre se roule dans la poussière, et un troisième tourne dans leur orbite ses yeux d’une terne blancheur.
Byron. — Don Juan, ch. VIII, liv. xiii.

Oh ! dans ce monde auguste où rien n’est éphémère,
Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,
Enfant, loin du sourire et des pleurs de ta mère,
N’es-tu pas orphelin au ciel ?

Victor Hugo. — Ode xvi.


Il était nuit, on n’entendait que le bruissement des longues flèches des palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le chant plaintif des ramiers et des jerrys.

Atar-Gull gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.

Tantôt il s’accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de granit rouge ; tantôt, à l’aide d’un bâton ferré dont il se servait avec une adresse singulière, il s’élançait d’un quartier de roche à un autre, et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans fond.

Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d’un ravin, cherchant un point d’appui et croyant voir se balancer près de lui un de ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant… mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux… c’était un long serpent qui se jouait au clair de lune.

Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s’y cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds au-dessous de lui, se laisse glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.

Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d’aloès, de bananiers qui n’avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n’aurait jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient et s’étreignaient en tous sens, s’il n’avait eu l’aide de son bon coutelas, qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.

Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui éclairait les haziers, il se prit à sourire d’une étrange façon, s’arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l’oreille…

On n’entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des ramiers…

Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé ; il le suivit assez longtemps, écoutant toujours avec attention. Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et éloigné… Il doubla le pas.

Le chant devint plus distinct… Atar-Gull avançait toujours avec rapidité. Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence… Puis on entendit comme des cris d’enfant, d’abord horriblement aigus, ensuite mourants et convulsifs.

Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.

Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de chaque main revenait se poser sur le coin de l’œil.

Il s’assit à sa place, attendit son tour, et regarda.

Au milieu d’une vaste clairière étaient rassemblés une assez grande quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d’airain posée sur un brasier ardent. Auprès, posée au bout d’un long roseau, était une tête fraîche et saignante. C’était la tête du fils de Cham, du nègre qu’Atar-Gull avait remplacé dans les bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait si cruellement oublier ses devoirs. Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.

Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, pour que le philtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps d’un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste…

Aussi les empoisonneurs s’étaient-ils emparés du pauvre petit un jour qu’égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches bleues sur les bords déserts du lac Salé.

Les trois noirs, ayant fini leur opération, retirèrent la cuve du feu et se placèrent sur les blocs de rochers… Atar-Gull s’avança…

« Que veux-tu, mon fils ? — dit un des trois nègres, dont le front était presque caché sous des cheveux blancs et crépus. — Mort et ruine sur l’habitation de l’anse Nelson ; mort sur les bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments. — Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs… Songe, mon fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances… — Aussi, mon père, — dit Atar-Gull, qui avait prévu l’espèce d’intégrité sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu’aux carbonari — aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu’ils aient atteint leur douzième année. La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les dimanches il fait beau de nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, ou plonger au fond de l’eau pour

  1. Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et anglaises, la secte des empoisonneurs : cette espèce de tribunal secret, composé de nègres marrons, s’assemblait à époques fixes dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l’île.

    Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les blancs.

    Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe en 1825. Les détails qu’on va lire, tels affreux qu’ils soient, sont en partie extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d’accusations déposés au greffe de Saint-Pierre (Martinique).