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appartenu à sa famille, à elle), qu’elle avait jugé des sentiments de son mari d’après les siens propres.

Malgré la fermeté de son caractère, Jeanne osait à peine soulever cette terrible question : Si l’empereur refuse le divorce !…

Alors elle tombait dans des épouvantes sans fin… de quelque côté qu’elle jetât les yeux, elle ne voyait que des abîmes. Herman mourant… une vie entière passée avec un homme qu’elle abhorrait…

Puis, par un douloureux contraste, des visions charmantes venaient traverser son esprit ; elle se voyait la femme d’Herman, vivant heureuse, ignorée, dans une douce obscurité… Alors elle maudissait, au milieu de sanglots désespérants, l’impitoyable méchanceté de M. le duc de Bracciano, qui d’un mot pouvait réaliser tant de rêves.

Ainsi que les gens absorbés par l’unique pensée qui les domine, elle ne pouvait comprendre le refus de son mari, à qui elle avait pourtant offert sa fortune entière.

À ces violents déchirements de l’âme succédait un morne abattement ; ainsi, après avoir en vain tâché d’ébranler la grille de son cachot dans un accès de rage désespérée, le captif retombe anéanti sur le sol…

Telles étaient la candeur et la noblesse de son cœur, que jamais il ne vint à la pensée de Jeanne de faire un honteux compromis entre ses devoirs et son amour.

Ce qu’il y avait de plus horrible dans sa position, c’était cette affreuse pensée, que Herman allait mourir… Herman allait mourir… Après avoir été un instant bercée d’une mensongère espérance, idée fixe, incessante, qui surmontait toutes les autres comme le glas d’une cloche funèbre surmonte tous les autres bruits !  !  !…

Jeanne interrogeait la pendule avec une anxiété dévorante… Ses yeux étaient secs, brûlants, ses lèvres décolorées, sa pâleur livide.

Tout à coup elle parut frappée d’une idée subite, elle écarta lentement les longues boucles de cheveux qui lui couvraient le front, puis, attachant sur le plancher un coup d’œil fixe, elle sembla réfléchir profondément.

Après quelques moments, elle se leva brusquement, croisa ses bras sur sa poitrine… Sa physionomie exprimait une résolution terrible !… ses yeux brillaient d’un feu sombre… — Oh ! que j’étais lâche !… s’écria-t-elle avec amertume !

À ce moment, une voiture entra dans la cour de l’hôtel…

Jeanne se précipita à la fenêtre ; elle reconnut les gens de sa tante…

— Si l’empereur refuse !  ! J’y suis décidée,… dit-elle d’une voix sourde…

Réparant à la hâte le désordre de sa toilette, tâchant de comprimer tant de violentes émotions, elle attendit la princesse de Montlaur.


Le colonel de Surville.


CHAPITRE XIV.

L’entrevue.


— Eh bien ! ma tante ! L’empereur ?

— Du courage, mon enfant, ma fille… dit la princesse en embrassant sa nièce avec effusion…

— Tout est fini, il n’y a plus d’espoir ! s’écria madame de Bracciano ; et elle se couvrit le visage de ses deux mains.

— Jeanne, du calme, de la résignation, ne vous désespérez pas ainsi. Hélas ! je ne veux pas vous faire de reproches ; mais si vous m’aviez consultée avant de faire celle fatale démarche, vous vous seriez épargné bien des chagrins. Vous le savez, je considère le divorce comme un acte réprouvé par la religion ; et d’ailleurs, votre mari vous avait dit sur quelles raisons, malheureusement trop vraies, l’empereur devait, dans les circonstances présentes, s’opposer à des actes de cette nature. Je ne pouvais donc avoir que bien peu d’espoir. Il eût été indigne de vous et de moi d’abuser des confidences de M. de Bracciano, tout odieuses qu’elles étaient, sur ses projets à venir dans le cas où son maître serait renversé… J’ai dû me borner à peindre à l’empereur avec conviction, avec chaleur, les causes qui vous rendaient votre union pénible : la différence d’âge, de goûts, d’habitudes, qui existait entre vous et votre mari ; et insister surtout sur le noble dévouement qui vous avait décidée à ce mariage, alors que vous étiez à peine capable de comprendre toute la portée de l’engagement que vous contractiez. Je le suppliai d’obtenir de M. de Bracciano qu’il vous laissât vous retirer dans une de vos terres et vivre avec moi ; cela eût évité le scandale et l’éclat. À ces mots, l’empereur me répondit d’un air sévère : « Madame, je déteste les mauvais ménages ; je ne crois pas aux incompatibilités d’humeur, ce sont là des visions de femmes ennuyées, romanesques. Si madame de Bracciano a quelque faute grave à articuler contre son mari, qu’elle parle, j’en ferai justice ; sinon, je laisserai à celui-ci le droit, le pouvoir que la raison, que la loi lui donnent sur sa femme. » Hélas ! mon enfant, je lui parlai en vain du caractère morose, atrabilaire de votre mari ; il me répondit en me regardant fixement : « Madame la maréchale, vous êtes la plus honnête femme que je connaisse ; je ne sais pas de caractère plus noble et plus équitable que le vôtre. Franchement, que penseriez-vous de moi si, pour satisfaire à un caprice de votre nièce, j’abusais de mon pouvoir pour l’enlever à son mari, en lui ordonnant de se séparer d’elle ? »