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tion que sa nièce allait soulever, elle fut frappée de son air solennel et décidé.

Les joues de Jeanne étaient plus colorées que de coutume ; ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire ; elle se trouvait dans le paroxysme fiévreux de ses grandes résolutions.

M. de Bracciano, s’approchant de sa femme avec une politesse cérémonieuse, voulut lui prendre la main pour la baiser ; mais Jeanne, la retirant avec un mouvement plein de dignité, lui dit d’une voix dont elle ne pouvait maîtriser l’émotion :

— J’ai, monsieur, un très-sérieux entretien à avoir avec vous. Vous permettrez que je donne des ordres pour que nous ne soyons pas interrompus.

M. de Bracciano s’inclina.

— Mon enfant, je me retire, dit la princesse de Montlaur.

Un moment Jeanne hésita avant de laisser sa tante s’éloigner. Pourtant elle s’y résolut, craignant que l’étonnement, que la douleur que manifesterait peut-être madame de Montlaur, ne la fit faillir de sa résolution.

— Ma tante, j’irai chez vous tout à l’heure, dit-elle à la princesse de Montlaur, qui la regardait avec une sorte d’inquiétude.

Jeanne la reconduisit jusqu’à la porte du premier salon.

— Qu’avez-vous donc, mon enfant ? lui dit tout bas sa tante, vous semblez agitée ! En vérité, vous m’effrayez presque !

— Rassurez-vous, ma bonne tante, ce n’est rien. Seulement, veuillez m’attendre chez vous.

— Soit… mais venez le plus tôt possible, car je ne sais pourquoi je suis inquiète malgré moi, dit la princesse en s’en allant.

Madame de Bracciano alla retrouver son mari.

Lorsque Jeanne se trouva avec lui, cette pensée, rapide comme la foudre, traversa son esprit :

« Si M. de Bracciano refusait le divorce ! »

Et Herman était là, sur le point de mourir, et elle venait de lui donner un radieux espoir…

Il n’y avait pas à hésiter ; il lui fallait à tout prix obtenir ce qu’elle désirait.

La malheureuse femme sentit un moment son cœur se glacer à l’aspect de son mari. Calme, impassible, il l’observait attentivement par-dessus ses besicles d’or, qu’il avait abaissées sur son nez droit et aigu comme le museau d’une belette.

— Je suis à vos ordres, madame, seulement je vous demanderai la permission de m’asseoir… je suis longtemps resté debout aux Tuileries, et je me trouve très-fatigué. Ah ! j’oubliais de vous dire que l’empereur s’est plaint, d’ailleurs le plus gracieusement du monde, de ce qu’il ne vous avait pas vue depuis quelque temps. J’ai pris sur moi, et j’espère que vous m’approuverez… j’ai pris sur moi de lui promettre qu’à l’avenir vos absences de la cour seraient moins longues… je vous engage très-instamment à tenir cette promesse. Le plus grand emploi de la maison de l’impératrice n’est pas encore donné, et j’ai tout lieu de croire que vous l’obtiendriez facilement, en montrant un peu plus d’assiduité au château.

Madame de Bracciano fut atterrée. Le début de cet entretien était si éloigné du sujet qu’elle voulait amener, que, réfléchissant au moyen d’y arriver, elle répondit presque machinalement : — Oui, monsieur.

— Je n’attendais pas moins de vous, madame, dit M. de Bracciano d’un air très-satisfait, et, se rapprochant de sa femme, il lui dit confidemment :

— Vous ne sauriez croire l’immense intérêt que j’attache à la réussite de ce projet ; puisque vous êtes si bien disposée à cet égard, je puis tout vous dire. Eh bien ! d’après les questions et les gracieux reproches de l’empereur sur votre absence, je ne doute pas qu’il ne songe à vous pour la surintendance de la maison de l’impératrice… fonctions des plus importantes, que votre cousine madame la princesse de Guéménée remplissait, je crois, avant la révolution auprès de la reine de France.

Jeanne voyait avec terreur la conversation prendre cette tournure confidentielle ; elle sentait qu’il lui faudrait presque arriver sans transition à la dangereuse question qu’elle voulait soulever ; pourtant elle espéra trouver un prétexte, sinon de rupture, du moins de discussion, dans le sujet même dont son mari l’entretenait alors.

Elle reprit donc : — Je ne sais, monsieur, quel intérêt vous avez à ce que j’accepte ces fonctions auprès de l’impératrice, dans le cas où l’empereur me les offrirait ; il me semble que votre position est faite pour satisfaire à l’ambition la plus démesurée.

— Écoutez-moi, ma chère enfant, dit M. de Bracciano avec un accent de tendresse presque paternelle qui épouvanta Jeanne. Je puis, je dois tout dire à la compagne de ma vie. Jeanne fit un mouvement d’effroi. M. de Bracciano ajouta en souriant : — Non pas peut-être à la compagne de ma vie actuelle, mais à celle qui sera la compagne de ma vie dans quelques années. Quant au présent, je me rends justice. Vous êtes belle, jeune, charmante. Mes préoccupations politiques, mes fonctions, mes travaux, me rendent souvent sombre et morose ; je ne voudrais pour rien au monde venir attrister vos riantes années ; aveuglément confiant dans la loyauté de votre caractère, je vous laisse aussi libre que si vous étiez veuve. Vous avez vingt ans, c’est l’âge des galanteries, des doux propos, de coquetteries innocentes qui occupent l’esprit sans atteindre le cœur. Vous savez si j’ai jamais gêné, contrarié le moindre de vos désirs. Eh ! mon Dieu, pourquoi l’aurais-je fait ? Pouvais-je vous donner ce que je vous aurais défendu d’accepter des autres, petits soins, assiduités gracieuses ? Non, sans doute, je vous le répète, je sais que mon heure à moi n’est pas venue. Mais dans douze ou quinze ans, lorsque vous aurez reconnu le vide, le néant de ces amusements d’aujourd’hui, lorsque vous chercherez le bonheur domestique, ah… mon temps alors approchera. Croyez-moi, Jeanne, dès que, revenue de vos illusions de jeunesse, vous serez sur le seuil de l’âge mûr, c’est avec plaisir que vous serrerez la main qu’un sincère et vieil ami vous offrira pour vous aider à traverser une longue et paisible vieillesse.

Malgré l’expression de sécheresse et d’ironie habituelle à sa physionomie, M. de Bracciano semblait ému en prononçant ces paroles.

Jeanne, au comble de l’étonnement et de la douleur, car l’occasion qu’elle avait cru rencontrer lui échappait, Jeanne ne put s’empêcher de lui dire : — Mais, monsieur… ce langage…

— Vous surprend, n’est-ce pas ? Eh ! mon Dieu ! vous êtes si entourée, je suis moi-même si occupé que je n’ai guère le temps de vous parler… et puis, je craindrais de me faire haïr en vous importunant davantage… Je tiens tant à votre affection… Je bâtis tant de châteaux en Espagne, toujours pour nos vieux jours ! car c’est à cette époque que je vous attends, et que je veux vous séduire à tout prix, dit M. de Bracciano en souriant. Puis, prenant la stupeur de sa femme pour un acquiescement tacite, il reprit : — Ce qui, d’ailleurs, m’enhardit aujourd’hui, c’est que j’ai à vous parler de ces fonctions de surintendante. Entre nous, je considère votre acceptation comme très-grave, moins pour le présent peut-être que pour l’avenir. Et, je vous le répète, ma chère amie, c’est surtout vers l’avenir que se tournent mes regards, puisque je dois partager cet avenir avec vous. Ce que je vais vous dire, ajouta M. de Bracciano en baissant la voix, est du dernier secret. À cette heure, l’empereur domine le monde. Sa puissance est à son apogée. Il épouse la fille d’un grand monarque. Mais les plus brillantes fortunes ont leurs revers. Qui sait si son étoile ne pâlira pas, qui sait si le tout-puissant vainqueur d’aujourd’hui ne sera pas un jour trahi par le sort des armes auxquelles il demande trop peut-être ? Dans ce cas… (il faut tout prévoir) l’influence que votre esprit, que votre charme, vous auront nécessairement acquise sur l’impératrice, auprès de laquelle vous seriez placée, nous deviendront d’un puissant secours. S’il y a par malheur une réaction des souverains légitimes contre les souverains populaires, il se pourrait, comme le disait l’autre jour votre tante, que l’empereur d’Autriche fût obligé de faire cause commune avec eux ! Ce serait la cause de l’Europe contre la France… Alors l’impératrice serait peut-être appelée, sinon à devenir l’arbitre de ces grands démêlés… du moins à y prendre une large et glorieuse part ; … placée entre un père et un époux, sa position, habilement ménagée, pourrait lui donner une double et puissante influence… surtout si elle agissait d’après les conseils sages, habiles, éclairés, d’une amie justement aimée et écoutée. Dans ce cas, quelle que soit l’issue de la lutte qui s’engagerait entre l’empereur et l’Europe, l’amie, la confidente, pour ne pas dire la secrète directrice de la fille des Césars, serait assurée du sort le plus brillant, soit que l’empereur conservât son trône, soit que les Bourbons revinssent en prendre possession ; car dans les avis que l’amie dont je parle donnerait à l’impératrice, les intérêts des princes légitimes seraient plus ou moins vivement plaidés, selon les circonstances… Je n’ai pas besoin de vous dire que cette amie appartiendrait, par sa naissance, aux plus anciennes maisons de France… Eh bien ! Jeanne, ajouta le duc d’un ton de voix insinuant et contenant à peine les transports d’ambition qui s’élevaient en lui à cette pensée… Eh bien ! ma chère Jeanne, vous devinez facilement que c’est cet admirable rôle d’amie éclairée que je désirerais vous voir jouer auprès de l’impératrice.

— À moi, monsieur ? s’écria Jeanne.

— À vous, ma chère amie, n’en soyez pas étonnée ; vous le remplirez à merveille, grâce à votre séduction naturelle et aux habiles conseils d’un homme rompu à la politique de l’Europe, et assez revenu des exagérations du devoir pour savoir se plier aux circonstances, afin de les maîtriser à son profit.

La stupeur de Jeanne était si profonde qu’elle ne pouvait répondre un mot. Son mari, la croyant très-attentive, continua : — Si, au contraire, les fâcheux événements dont je vous parle n’arrivaient pas, si l’empire se consolidait, pour être plus restreinte, votre influence n’en serait pas moins grande, moins utile : l’empereur ne sera jamais dominé par un ministre… mais il peut l’être par sa femme sans s’en apercevoir… Vous ne sauriez croire combien il était bon pour l’impératrice Joséphine, et puis, voyez-vous, avec l’âge, l’ambition s’éteint, on recherche davantage les jouissances de la famille ; si l’impératrice donnait un fils à l’empereur, et qu’elle fût habilement dirigée par une amie dévouée, peu à peu elle finirait par prendre un très-grand ascendant sur Napoléon. Or, avec de la séduction, vous en avez, avec de l’habileté, on m’en reconnaît, vous sentez que nous pourrions, vous et moi, diriger et utiliser cet ascendant à notre gré… et peut-être au profit de notre position…

Craignant d’avoir été trop crûment ambitieux et d’avoir effarouché la délicatesse de sa femme, M. de Bracciano ajouta : — Vous pourriez ainsi, par exemple, rendre de grands services au parti royaliste… obtenir bien des grâces, non pour vous, qui êtes la personne du monde la plus désintéressée, mais pour les vôtres… Vous comprenez, ma chère enfant, que tout ceci est fort grave… Je n’en ai jamais dit un mot à