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je souffris beaucoup… car je serais mort plutôt que de me plaindre, plutôt que de faire part à mon bienfaiteur… de l’éloignement que sa femme me témoignait ; malheureusement encore, les deux enfants du pasteur étaient jaloux de moi comme l’était leur mère : ils repoussaient toutes les avances que je leur faisais ; ils s’éloignaient de moi avec dédain ; alors j’allais prier et pleurer sur la tombe de ma mère… Le bon ministre ignorait tout : il me reprocha d’abord doucement mon humeur triste et solitaire ; ses enfants, plutôt par espièglerie que par méchanceté, lui dirent que c’était moi qui les fuyais ; leur mère, loin de les démentir, confirma leurs plaintes… Peu à peu les remontrances du bon ministre devinrent plus sévères, je commençai de m’apercevoir qu’il me traitait avec froideur. Je ne l’accuse pas, mon Dieu, il me croyait des torts inexcusables envers ses enfants… Je fus bien malheureux de cette découverte… C’était mon seul protecteur… mon seul ami. Pour ne pas me l’aliéner, je tâchai par tous les moyens possibles de gagner la bienveillance de sa famille… Ce fut en vain… Voyant cela… je voulus tenter un dernier moyen… Ne trouvant aucun plaisir aux jeux de mon âge, auxquels j’étais obligé de me livrer seul, j’avais cherché dans l’étude quelques distractions à mes chagrins, et puis le ministre était si content, si heureux de mes succès… que je redoublais d’ardeur… Souvent il me disait en soupirant : « Vous avez un caractère ombrageux et fier, vous fuyez ceux qui devraient être pour vous des frères… mais au moins vous répondez aux soins que je donne à votre éducation. Mon seul regret est que mes autres enfants n’aient pas votre aptitude… » En effet, ses deux fils, idolâtrés par leur mère, étaient, quoique plus âgés, beaucoup moins avancés que moi dans leurs études, et dans nos classes j’avais toujours l’avantage. Je pensais que peut-être mes succès et mon application causaient la jalousie et l’éloignement que j’inspirais. Voulant à tout prix regagner l’affection du ministre, qui, sans doute, irrité par de faux rapports, devenait de plus en plus froid à mon égard ; sentant que je n’y réussirais jamais tant que sa femme et ses enfants me seraient hostiles, je me décidai à laisser prendre à ceux-ci l’avantage sur moi dans nos travaux communs… je commis à dessein des fautes grossières… et, pour la première fois depuis deux ans, les fils du pasteur me surpassèrent dans mes études… Hélas ! je m’étais cruellement trompé, ces succès que je leur rendais si faciles ne changèrent pas leurs dispositions pour moi.

— Pauvre malheureux enfant ! s’écria madame de Bracciano en essuyant ses larmes. Vous perdîtes peut-être au contraire le seul protecteur que le ciel vous avait laissé ?

— Oui, madame… Le ministre prit pour de la paresse, pour de l’insouciance, ce secret sacrifice que je faisais à ses plus chères affections. Il en vint, lui si bon ! lui si généreux ! à me reprocher le pain et l’abri qu’il me donnait, me disant qu’un fainéant ingrat et fier était indigne du moindre intérêt… Oh ! madame la duchesse, je vous l’avoue, j’eus un instant la lâcheté de vouloir tout apprendre au ministre, et d’emporter au moins comme mon seul trésor l’affection de cet excellent homme… Le cœur rongé d’amertume, j’allai au cimetière ; ma douleur était si profonde, si insensée, que je m’écriai, en me jetant à genoux, en joignant les mains comme si ma mère eût pu m’entendre : « Oh ! ma mère ! comme on traite votre enfant !… »

— Infortuné ! dit Jeanne en levant les yeux au ciel.

— Je pleurai beaucoup… je me relevai plus calme, la pensée de ma mère m’avait noblement inspiré ; je rougis de la honteuse idée que j’avais eue de dévoiler au ministre la conduite injuste et cruelle de sa famille à mon égard. C’était le rendre malheureux… lui à qui je devais tout, lui qui était, sans le savoir, l’instrument d’un complot domestique. Je préférai de partir sans lui laisser au cœur une pensée douloureuse.

— Âme noble ! âme généreuse ! s’écria Jeanne ; et que devîntes-vous, si jeune ; car vous étiez bien jeune alors, n’est-ce pas ?

— J’avais quinze ans, madame. Le ministre, au moment de me quitter, sentit se réveiller en lui son ancien attachement pour moi ; il voulut me retenir ; je pensai que les causes qui nécessitaient mon départ existeraient toujours, je me jetai dans ses bras une dernière fois et je m’éloignai.

— Et alors, où allâtes-vous ?

— À Vienne… le ministre m’avait recommandé à un de ses amis, savant professeur de cette ville. Il m’employa comme secrétaire traducteur ; il était brusque et dur, il m’accablait de travail ; mais au moins je gagnais ma vie. Tant que je pus supporter ces fatigues, je les supportai ; pour le satisfaire, je travaillai de toutes mes forces, trop sans doute, car, en suite de veilles très-prolongées, je tombai gravement malade ; je fus porté à l’hospice des pauvres…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Jeanne.

— J’y restai longtemps ; ce dont j’eus le plus à souffrir, c’était l’espèce de familiarité avec laquelle j’étais traité par des mendiants grossiers et souvent criminels ; la différence que l’éducation avait mise entre nous me rendait cette communion odieuse ; ne pouvant y échapper et quelquefois dissimuler mon aversion, je fus en butte à leurs mauvais traitements ; j’étais faible, j’étais seul, je me résignai, je souffris.

— Il n’a donc pas échappé à une des douleurs humaines ! dit Jeanne en attachant sur Herman un regard noyé de larmes.

— Pourtant je ne me désespérai pas ; les nombreux travaux auxquels je m’étais livré pendant deux ans chez le professeur avaient complété mon éducation, agrandi mes idées. Je comptais pouvoir assurer mon existence à force de travail. En sortant de l’hospice, faible et sans ressources, j’allai chez le savant qui m’avait jusqu’alors employé : il avait pris un autre secrétaire. Alors je passai quelques jours bien amers… ; je connus la faim, je connus ces luttes affreuses entre le besoin qui vous pousse à tendre la main, et la honte qui vous retient.

— Oh ! mon Dieu ! encore cela, dit la duchesse en cachant sa figure entre ses mains.

— Ne pouvant me résoudre à mendier, j’étais en proie aux pensées les plus désespérées et les plus sinistres, lorsqu’un heureux hasard me fit rencontrer un ami de l’excellent ministre qui m’avait élevé ; par lui, j’obtins une place dans un des bureaux de la chancellerie de l’Empire ; je me vis sauvé ; pendant quelques mois je me trouvai bien heureux, presque rassuré sur l’avenir. J’employai mes loisirs à perfectionner mon instruction : un nouveau coup vint m’accabler. Le ministre qui m’avait élevé par charité mourut, laissant sa femme et ses deux enfants dans la misère;: quoique plus âgés que moi, et presque des hommes, ils ne pouvaient encore subvenir à leurs besoins… L’un d’eux pourtant s’engagea dans l’armée ; l’autre était infirme. Je le pris avec sa mère dans ma pauvre habitation. Je donnais quelques leçons ; j’eus le bonheur d’être utile, à mon tour, à la famille de celui qui m’avait autrefois si généreusement secouru.

— Cette famille avait été bien cruelle pour vous…

— Je ne m’en souvins que pour mettre dans ma conduite tous les ménagements possibles. J’aurais été désolé de laisser croire à ces malheureux que je voulais tirer avantage de ma position pour leur faire regretter leur injustice d’autrefois.

— Et dans cette vie si laborieuse, si dure… quelles étaient vos distractions au moins ? Je ne vous parle pas de plaisirs.

— Quand le travail me laissait quelque repos, j’allais, l’été, me promener dans la campagne ; mais ces jours de fête étaient bien rares. Le soir, l’hiver, je lisais nos poëtes et ceux de votre pays, madame ; je ne me plaignais pas de mon sort ; il était humble, obscur, mais paisible ; j’étais presque fier, à force de travail, de pouvoir, moi si chétif, soutenir deux personnes. Leur vive gratitude me payait de mes peines… car cette pauvre veuve et son fils, reconnaissant leurs anciens torts envers moi, me dédommageaient bien de mes soins… Mon seul chagrin était de penser que le bon ministre avait emporté peut-être en mourant de fâcheuses impressions contre moi…

— Et qui vint troubler cette vie si pure, si noblement occupée ?

— Un entraînement fatal, que je me reproche quelquefois, car il eut une déplorable influence sur le sort de deux pauvres créatures dont j’étais le seul soutien…

— Ne fut-ce pas alors que vous fûtes affilié à une société secrète ?

— Oui, madame la duchesse… Mais, si je regrette l’entraînement qui me fit embrasser la cause de la liberté, parce qu’il compromet l’avenir de la famille de mon bienfaiteur, je suis et serai toujours fier des convictions qui ont dicté ma conduite ! s’écrie Herman, les joues colorées, le regard brillant d’enthousiasme. Oh ! si vous saviez, madame, quelle noble, quelle sainte guerre nous avions déclarée à la tyrannie, à l’égoïsme, à l’intolérance !… Nous voulions sauver l’Allemagne de l’invasion française, et, pour prix de cette œuvre vaillante, réclamer et obtenir d’un pouvoir vieilli les jeunes franchises dont votre sublime révolution a semé en Europe les germes immortels. Nous voulions, au lieu de continuer une lutte stérile et sanglante contre la France, nous voulions la soulever, au nom de l’humanité, contre l’éblouissant et désastreux despotisme qui pèse encore sur elle…

— Silence !… prenez garde !… s’écria la duchesse, saisie à la fois de crainte et d’admiration, en entendant Herman exposer des doctrines si dangereuses avec une si noble exaltation.

Celui-ci, emporté malgré lui par la violence de ses opinions, reprit, sans paraître avoir entendu Jeanne : — Nous ne voulions plus de tyrannie, plus de règnes de violence et de destruction ; nous voulions la paix, la prospérité, une sage liberté ; aux riches, nous voulions moins de superflu ; aux pauvres, plus de nécessaire… Nous voulions, chez nous, que l’homme fût jugé par ses actes, par sa valeur ; que les injustes privilèges de la naissance fussent abolis ; nous voulions chez vous, et de concert avec les esprits fidèles à la glorieuse émancipation de 89, que la féodalité abattue ne fût pas relevée sous une nouvelle forme. Mais pardon, dit Herman, en baissant la voix d’un air timide et plein de grâce qui contrasta d’une manière charmante avec son exaltation passagère, pardon, madame la duchesse, ces paroles doivent vous blesser… Il est ingrat à moi de les prononcer devant vous… Je suis en France… et j’y reçois chez vous une hospitalité généreuse…

— Ne savez-vous pas, dit Jeanne en s’animant, que malgré ma naissance, que malgré ma position dans cette cour, je suis pour les victimes contre les bourreaux, pour ceux qui souffrent contre ceux qui jouissent, pour ceux qui méritent contre ceux qui possèdent ! Ne savez-vous pas, enfin, dit Jeanne en rougissant comme si elle en eût fait un aveu, que je partage toutes vos idées… et que je souffre de toutes vos peines, pauvre orphelin !

Madame de Bracciano prononça ces dernières paroles d’un air si ému, si attendri, en tendant sa main charmante à Herman, que celui-ci fut sur le point de se jeter aux pieds de Jeanne ; mais une insurmontable timidité sembla le retenir ; il rougit, baissa les yeux, laissa retomber,