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leur férocité, montaient aux plus hautes branches et s’y enlaçaient fortement.

Les senteurs des plantes, cette respiration embaumée des végétaux, s’exhalaient par bouffées, comme si les fleurs eussent expiré par le manque d’air.

Les oiseaux étaient muets ; un morne silence régnait partout, et cependant, de temps à autre, on entendait un grondement sourd, étrange, inexplicable.

Ce phénomène commençait par un murmure vague comme celui de la mer qui se brise doucement sur la grève ; puis le bruit augmentait, grandissait, grandissait… devenait pareil aux roulements lointains de la foudre, s’éteignait peu à peu, et mourait dans un silence de tombe…

Adoë se promenait dans le jardin d’orangers qui entourait l’habitation.

Sa figure souriante, épanouie, heureuse, ne portait déjà plus aucune trace des émotions terribles qui l’avaient naguère si violemment agitée.

Tout entière au bonheur d’être bientôt unie à Hercule, elle rêvait avec délices à ce moment fortuné.

Le bonheur est un tel prisme, qu’il colore en beau les objets les plus tristes.

L’approche de l’orage plaisait à Adoë.

Heureuse, sereine et calme au milieu d’un port assuré, elle aimait à voir venir la tempête.

Après s’être quelque temps promenée sous les berceaux d’orangers, elle s’avança vers le pont-levis, d’où l’on découvrait au loin les savanes, les bois et l’horizon, afin de mieux jouir du spectacle de l’ouragan, un des plus imposants tableaux de la nature.

À l’exception de deux petits enfants noirs qui jouaient à la porte de l’habitation, il ne restait personne à Sporterfigdt ; Mami-Za elle-même était à Surinam pour surveiller le précieux transport d’une caisse de modes récemment arrivée de France.

Adoë s’apprêtait à passer le pont-levis, lorsqu’elle vit Oultok le Borgne à l’autre bout.

Marchant d’un pas rapide, il vint à elle.

L’expression de la physionomie de ce misérable était à la fois si sardonique et si farouche, que la créole, épouvantée, fit quelques pas en arrière et regarda autour d’elle avec inquiétude.

Pourtant, reprenant son sang-froid, elle lui dit :

— Je vous croyais parti, monsieur.

— Oui… mais je reviens pour te chercher, fille rebelle ; car cette fois tu vas être à moi ! s’écria-t-il en saisissant la main d’Adoë et en tâchant de lui jeter autour du visage la longue écharpe dont il s’était muni.

— Au secours ! cria la créole en se débattant et en parvenant à dégager sa tête du voile qui l’entourait.

— Oh ! tes cris sont inutiles… il n’y a personne ici, dit Oultok, qui voulait attacher les mains d’Adoë pour pouvoir l’emporter plus facilement sur son cheval.

— Au secours ! mon Dieu ! au secours !

— Dieu est sourd, dit Oultok, qui, après avoir attaché la main droite d’Adoë, était parvenu à lui passer l’écharpe autour de la taille, et tâchait de lui saisir aussi la main gauche.

— Au secours, capitaine ! cria la malheureuse fille.

Les deux négrillons, épouvantés, se sauvèrent dans l’intérieur de l’habitation et fermèrent la porte.

— Ton fiancé est à Surinam. Tout à l’heure, à son tour, il criera aussi au secours en ne te trouvant plus ici, dit Oultok ; irrité de la résistance désespérée de la créole, il meurtrissait dans ses poignets de fer les mains délicates d’Adoë, et était parvenu à lui lier ainsi les mains derrière le dos.

Adoë, incapable de faire un mouvement, poussait des cris lamentables en appelant au secours.

Le vent, qui commençait à s’élever et à gémir en longs sifflements, couvrait sa voix.

Oultok, maître enfin de sa proie, la prit dans ses bras, et, chargé de ce léger fardeau, il s’avança précipitamment vers le pont-levis pour sortir de l’habitation et rejoindre Siliba, qui l’attendait au dehors avec son cheval.

Au moment où il allait passer le pont, l’esclave siffla, et Oultok vit à cent pas de lui quelques noirs et Bel-Cossim, qui accourait à leur tête.

Oultok n’avait pas le temps de monter à cheval.

Se voyant surpris, le colon, par un mouvement plus rapide que la pensée, se rejeta dans l’intérieur de l’habitation avec Adoë dans ses bras, la laissa glisser par terre ; et, en se cramponnant aux cordes qui hissaient le pont-levis, il le leva au moment où Bel-Cossim allait y mettre le pied.

— Bel-Cossim ! s’écria Oultok d’une voix railleuse à travers les ais du pont, grâce à toi… la place de Sporterfigdt est sûre… tu ne peux plus maintenant escalader les berges… et je suis seul dans l’intérieur de l’habitation avec ta maîtresse.

Puis, après avoir solidement attaché les cordes qui soutenaient le pont-levis, il se retourna pour s’emparer de sa victime.

Agile et exaltée par la terreur, Adoë s’était vivement relevée pendant que le colon hissait le pont-levis, et, quoique gênée par l’écharpe qui lui attachait les mains derrière le dos, elle avait couru de toutes ses forces vers le tamarinier du Massera… À peine arrivée sous l’arbre, épuisée, haletante, elle tomba à genoux, suppliant Dieu… son père… de la sauver des violences d’Oultok.

Celui-ci, voyant la créole fuir et se diriger vers cet arbre, ne se pressa pas de la rejoindre ; il voulait savourer, avec une cruauté réfléchie, le désespoir de sa victime.

S’approchant à pas lents de l’épaisse haie qui environnait le parterre redouté, il dit, d’une voix cruelle et railleuse : — Enfin, fille intraitable et insolente… je vais être vengé de tes mépris… de tes refus… Aux éclats de la foudre qui gronde sur ma tête et que je défie… au milieu des convulsions de la nature qui semble épouvantée du nouveau forfait que je vais commettre… tu vas être à moi… Il est impossible.. qu’avant une heure on ait pu traverser le canal et escalader les berges. Je suis seul ici avec toi… tu es faible… je suis fort… aucune puissance humaine ou divine ne peut t’arracher de mes mains… Entends-tu, fille de Sporterfigdt ? entends-tu ?

En disant ces dernières paroles d’une voix retentissante, Oultok avait presque atteint la haie du parterre.

L’ouragan tonnait avec furie… des trombes de poussière, de sable, de feuilles arrachées, s’élevaient en l’air avec un bruit formidable et obscurcissaient encore la lumière douteuse du soleil.

Adoë, toujours à genoux, priait avec ferveur. Pendant sa lutte avec le colon, ses longs cheveux noirs s’étaient déroulés sur ses épaules nues ; l’indignation, la terreur, l’enthousiasme religieux, coloraient son teint, animaient ses yeux : elle était sublime ainsi.

Après l’avoir un instant encore contemplée avec une admiration sauvage, Oultok franchit la porte de la haie, et d’un bond fut au milieu du parterre et s’avança vers le tamarinier…

Les abeilles, rendues plus furieuses encore par l’ouragan, se précipitèrent sur Oultok avec une rage inexprimable… l’essaim entier couvrit sa figure… Atteint en même temps aux yeux, aux lèvres et aux mains, il poussa un cri terrible, se retourna, et tâcha de retrouver la porte à tâtons… mais ce fut en vain… Aveuglé… étourdi par une douleur atroce, courant çà et là… ne sortant pas du même cercle… se heurtant aux arbustes… il finit par s’embarrasser les pieds dans des tiges rampantes de grenadille et tomba sur le sol.

On eût dit que cette chute, en assurant le triomphe des abeilles, redoublait encore leur furie.

Elles s’acharnèrent sur Oultok qui, la face contre terre, les mains crispées, labourait la terre de ses ongles, mordait le sol, poussait d’horribles gémissements.

Enfin, les douleurs du colon devinrent si épouvantables, qu’il perdit tout sentiment.

À ce moment l’orage éclata dans toute sa terrible splendeur… Adoë, à genoux, tournant vers le ciel enflammé son beau visage rayonnant de reconnaissance et de pieuse exaltation, s’écria :

— Gloire à Dieu qui m’a sauvée sous cet arbre que mon père a béni.

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Après un pénible travail, Bel-Cossim parvint à escalader les berges avec quelques noirs. Pendant que ceux-ci allaient abaisser le pont-levis devant Hercule, le major, le gouverneur et le ministre, qui arrivaient de Surinam, Bel-Cossim chercha de tous côtés sa maîtresse.

Il s’approcha de la haie du parterre, et vit un spectacle à la fois horrible et touchant.

Oultok le Borgne expirait dans les dernières convulsions de l’agonie.


Adoë, agenouillée, priait.

Tarpoën et Siliba, apprenant la mort de leur maître, avouèrent qu’ils étaient les auteurs du meurtre du colon Sporterfigdt. Ils expirèrent au milieu des plus cruelles tortures, sans vouloir avouer que leur maître avait été le complice, ou plutôt l’instigateur de cet assassinat.

Il est inutile de dire qu’après tant de traverses, le capitaine Achille-Victor-Hercule Hardi épousa Adoë Sporterfigdt.

La guerre étant terminée, Hercule et sa femme quittèrent la Guyane et revinrent en Europe.

Bel-Cossim et Mami-Za restèrent à Sporterfigdt pour gérer l’habitation en l’absence de leurs maîtres.

Le major et son fidèle sergent accompagnèrent Hercule et sa femme à Flessingue.

Hercule, nommé major, fut fêté à son arrivée avec une sorte d’ivresse, car les lettres de Rudchop au greffier avaient été mises en circulation dans la ville par le bienheureux père, qui pleurait de joie et d’attendrissement.

Néanmoins, malgré ses folles imaginations, le bonhomme Hardi s’était aperçu qu’il adorait son fils depuis qu’il le savait exposé aux plus grands dangers.

On ne saurait dire son bonheur lorsqu’il revit Hercule sain et sauf, ramenant de Surinam une femme aussi belle que bonne.

Renonçant à ses idées guerrières, le greffier tomba aux genoux de son fils et le supplia d’abandonner désormais le métier des armes, lui jurant sur l’épée du grand-père Hardi qu’il avait fait plus que pas un Hardi pour la gloire de sa famille.

Hercule consentit sans trop de peine aux volontés de son père.