Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/364

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Il ne se nourrira que des fruits du sybay, qui sont amers et nauséabonds ; il ne boira que de l’eau des marais, qui est fétide… Le guerrier doit savoir souffrir la faim et la soif.

— La pitance vaut la solde, dit l’incorrigible Pipper.

L’Ourow-Kourow continua :

— Chaque jour les autres guerriers viendront chanter au Lion superbe leur chant de mort ; ils lui donneront cent trente-cinq coups… avec des racines de palmier desséchées et arrachées de terre pendant une nuit d’orage… Les coups seront très-forts, sur le dos, sur les bras et sur les jambes. Le dos porte l’arc, les bras combattent, les jambes marchent… Pendant cette épreuve, le Lion superbe se tiendra debout, les mains croisées sur sa tête, le talon droit appuyé sur le genou gauche.

— Véritable tour d’équilibriste, dit le sergent.

— Pendant qu’on l’éprouvera par le fouet, continua l’Indien, le Lion superbe ne manifestera ni impatience, ni douleur ; alors on mettra chaque soir en trophée, sur son hamac, les racines qui auront servi à l’épreuve… elles lui appartiendront…

— Allez ! allez ! ne vous arrêtez pas en si beau chemin ; qu’est-ce que ces misères-là ? dit Hercule.

— Le Lion superbe va voir que les autres épreuves de l’eau, du feu et des fourmis feraient pâlir les plus braves, reprit l’Ourow-Kourow. Le neuvième jour, tous les guerriers ayant le tatouage de combat s’assembleront ; la flèche sur l’arc, le couteau à scalper à la ceinture, ils entreront brusquement dans le carbet où le Lion superbe sera couché. Affaibli par le jeûne, par les coups qu’il aura reçus, les guerriers pousseront des hurlements épouvantables ; ils l’attacheront dans son hamac, et ils le plongeront au fond de la rivière froide, où il restera jusqu’à ce que chaque guerrier ait dit onze fois Mama-Jumboë et Yawahon ; alors on retirera le Lion superbe de la rivière… Le guerrier doit traverser les lacs et disparaître sous les eaux pour surprendre son ennemi.

— Ils se figurent sans doute que cet exercice-là vous fait pousser des nageoires, dit Pipper.

— Quand on aura retiré le Lion superbe de l’eau, on le suspendra dans son hamac mouillé, entre deux arbres : on entassera au-dessous une grande quantité de suaky-way, herbe très-puante qui se consume sans flamber ; on y mettra le feu, de manière que le Lion superbe sente vivement la chaleur sans être atteint par les flammes, et qu’il souffre des maux étranges… ainsi le guerrier doit braver le feu… La seule fumée qui entourera le Lion superbe de toutes parts lui causera une très-grande souffrance… et il tombera dans une pâmoison qui fera croire qu’il est mort.

— Allons donc… allons donc… voilà que cela commence à signifier quelque chose, s’écria Hercule d’un ton sardonique.

— Quand les guerriers verront le Lion superbe comme mort, ils chanteront d’un ton funèbre… les Piaï les accompagneront sur l’apouta… alors on creusera un tombeau pour y ensevelir le Lion superbe… les guerriers doivent savoir mourir. Avant de le mettre dans la tombe, le menton sur les genoux, les mains sur les oreilles, on lui attachera un collier et une ceinture de feuilles remplies de spanso-bokes, grosses fourmis rouges dont la piqûre est plus cuisante qu’une piqûre d’abeille sauvage… Les morsures des spanso-bokes seront si cruelles, que, malgré sa langueur et sa faiblesse, le Lion superbe bondira de sa fosse comme un tigre piqué par un serpent ; il deviendra presque fou de douleur… Ainsi le guerrier doit sortir un jour de sa tombe pour aller dans le grand kraal toujours vert de Mama-Jumboë… Alors les épreuves seront terminées. On rasera les cheveux du Lion superbe, on lui versera sur la tête du kil-dewill presque bouillant à travers un crible, on lui imprimera sur la figure le tatouage indélébile des fils des montagnes Bleues. On lui coupera l’oreille droite pour racheter la chair de son corps, qui aurait dû être servie au festin sacré de Mama-Jumboë. On lui donnera un arc d’honneur, un collier de plumes ; alors il sera guerrier des Piannakotaws, et à la première bataille contre les Européens, il devra rapporter au tabouï onze chevelures de visages pâles Le Lion superbe est-il prêt ?

Hercule avait écouté l’Ourow-Kourow avec une stupeur croissante ; quand l’Indien eut terminé, il haussa les épaules sans répondre un mot.

— Toujours grand, toujours calme, dit l’Indien.

— Il ne se démoralise pas, toujours le même ! dit Pipper. Comme il foudroie ce sauvage par son silence ! Ah ! quel homme !

Le chef et la magicienne se regardèrent, échangèrent quelques mots en indien, et Baboün-Knify dit à Hercule :

— Il y a encore loin d’ici au lever du soleil. Cœur intrépide réfléchira.

Puis, se retournant vers Pipper, elle lui dit :

— Que la Queue brillante nous suive, on l’attachera dans un autre carbet.

— Si ça vous gêne, ne m’attachez pas, et laissez-moi m’en aller, dit le sergent.

Tous trois sortirent ; Hercule resta seul, plongé dans ses réflexions.

Bientôt sa porte s’ouvrit de nouveau, et Jaguarette parut.


CHAPITRE XXXIII.

L’amour.


En entrant dans le carbet, Jaguarette était pâle, émue, tremblante ; de l’entretien qu’elle allait avoir avec Hercule dépendait, pour ainsi dire, leur vie à tous deux.

— Qu’est-ce encore ? s’écria impatiemment le capitaine.

Puis il ajouta, au comble de l’étonnement :

— C’est la petite sauvage de l’habitation de mademoiselle Sporterfigdt, la fille de l’abominable sorcière de tout à l’heure, qui voulait, à toutes forces, me prendre pour un enchanteur ! Mais cette effrontée me poursuivra donc partout ! que je veille, que je dorme ou que je rêve.

— Il faut que je vous sauve ! s’écria l’Indienne en fondant en larmes.

Et elle tomba aux genoux du capitaine d’un air suppliant.

— Maudissez-moi… mais laissez-moi vous sauver ! Acceptez d’abord ce que le chef indien vous a proposé tout à l’heure.

— Accepter ses coups de fouet ! son jeûne ! ses graines amères ! sa fumée puante ! ses flammes brûlantes ! son plongeon dans l’eau froide ! son ensevelissement ! ses fourmis rouges et son tatouage ! quand je puis être débarrassé de cet épouvantable cauchemar en un quart d’heure ! allons donc ! ma mie… mais vous êtes folle, archi-folle… Laissez-moi tranquille… morbleu… corbleu… ventrebleu… Quel démon vous pousse à venir ainsi m’excéder ? Votre sorcière de mère va venir encore me dire que je vous ai charmée, coureuse que vous êtes ! tandis que c’est vous qui me relancez jusqu’ici, dans le pays des songes.

L’Indienne baissa humblement le front, et répondit d’une voix douce et tremblante :

— Accablez-moi, frappez-moi… mais laissez-moi vous sauver… C’est par mon conseil que ma mère et l’Ourow-Kourow sont venus vous trouver pour vous demander à rester parmi les nôtres. Il n’y a pas d’autre moyen de vous arracher au terrible supplice qui vous attend ! Il faut que vous soyez sauvé, car, si vous mouriez, je mourrais de votre mort : vous ne savez donc pas tout ce que j’ai souffert depuis que je vous ai quitté à Sporterfigdt ; vous ne savez pas les affreuses tortures que j’endure depuis que vous êtes prisonnier ! vous ne savez donc pas enfin que je vous aime, que votre vie est ma vie ? s’écria l’Indienne avec un accent déchirant et passionné.

Celui-ci, stupéfait, recula d’un pas ; sa pudeur virginale s’alarma, et il répéta machinalement :

— Elle m’aime… la sauvage m’aime ; quel cauchemar !

— Ne me repoussez pas ! dit Jaguarette avec exaltation, en levant vers lui ses grands yeux baignés de larmes et en joignant ses mains. Ne me méprisez pas… écoutez… écoutez… vous aurez pitié de la pauvre Jaguarette. Elle a toujours été malheureuse, parce qu’elle a toujours été fière… elle est fille d’une race de guerriers des montagnes Bleues, qui ont toujours commandé… et elle était comme une esclave, moins qu’une esclave à Sporterfigdt ! On lui donnait de brillants colliers… on lui donnait un riche coussin pour se coucher dans le salon aux pieds de sa maîtresse, comme on donne un collier et un coussin au chien favori du maître. Tant qu’il est alerte et gai… on le flatte… on le caresse… s’il est triste et maussade, on le rudoie.

Sans doute, ma maîtresse était bonne pour moi comme elle était bonne aussi pour Elpy, son épagneule favorite. Ah ! si vous saviez combien j’ai souffert en grandissant. Jamais un mot pour mon âme, pour mon cœur. Pourvu que la petite Jaguarette fût gaie, pourvu qu’elle portât bien le costume éclatant dont on la parait, pourvu qu’elle agitât le chasse-mouches avec adresse, qu’importait le reste ?… Ma maîtresse avait un Dieu qu’elle priait, qu’elle disait bon, miséricordieux, puissant… Ce Dieu lui envoyait des bonheurs, elle l’en remerciait… et jamais elle ne m’a fait connaître ce Dieu, si bon, si grand !… Moi, je me rappelais avec amertume que, toute petite, j’avais une mère qui invoquait pour moi notre Dieu à nous, pauvres Indiens. Ma maîtresse n’assistait jamais aux danses grossières des esclaves. Quand j’étais enfant, ces danses m’amusaient à voir. Plus tard, je ne sais pourquoi, elles me firent honte. Je compris que la fille de Sporterfigdt ne pouvait y assister. Un jour elle me demanda pourquoi je n’allais plus le dimanche au bamboula des noirs. Cette question me navra… Qu’étais-je donc à ses yeux pour ne pas rougir comme elle ?… À mesure que j’avançais en âge, je devenais rêveuse, triste… je recherchais la solitude… je m’en allais dans la forêt… sur le bord de la mer… je pleurais en regardant le ciel et les vagues, déserts comme mon cœur. Quand je revenais à l’habitation, on me grondait d’être chagrine ; s’il y avait des étrangers, on me faisait danser le loango en m’accompagnant du talboë[1]. De tout cela, je souffrais beaucoup. Bien des fois j’ai été sur le point de quitter Sporterfigdt pour retourner dans les montagnes Bleues. Mais j’aimais ma maîtresse, et je sentais que je l’aurais adorée si elle m’avait traitée comme un être de son espèce. Souvent la mulâtresse Mami-Za nous faisait des prédictions : un jour, —

  1. Sorte de tambour de basque.