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— Je le crains… Depuis hier les inspirations que Mama-Jumboë m’envoie sont étranges. Je n’ose croire à ce que m’annoncent les nœuds mystérieux du serpent sacré Wannakoë… Mon frère est un sage et un guerrier… il aidera peut-être mon esprit à sortir de cette incertitude… Hier j’ai dit à mon frère : De grands malheurs menacent si les visages pâles ne sont pas sacrifiés avant le coucher du soleil.

— Telles ont été les paroles de ma sœur, et j’ai hâté le moment du sacrifice.

— J’ai voulu, cette nuit, une seconde fois, interroger la destinée ; le Grand-Esprit m’a voulu éclairer.

— L’oracle est donc changé ?

— Il est le même.

— Les visages pâles doivent donc mourir ?

— Ils ne doivent pas mourir.

— Je ne comprends pas, ma sœur.

— Mama-Jumboë a dit et dit encore : De grands malheurs menacent si les visages pâles ne sont pas mis à mort. Mais le Grand-Esprit n’a pas dit que ces malheurs menaçaient la tribu.

— Qui menacent-ils donc ?

Après un moment de silence, la magicienne reprit :

— Mon frère se souvient-il des deux guerriers des visages pâles qui ont combattu avec les Piannakotaws ?

— Ils étaient braves et fidèles ; ils sont morts sur les rives du lac de Parima.

— Mon frère se souvient-il des prédictions que j’ai faites quand les visages pâles sont venus demander aux Piannakotaws de marcher avec eux contre les Annakoës ?

Après quelques moments de réflexion, le chef indien répondit :

— Ma sœur a dit que les Piannakotaws seront heureux dans leurs entreprises ; que deux visages pâles, envoyés par Mama-Jumboë, serviraient à notre tribu, parce qu’ils venaient du grand pays des blancs de l’autre côté du lac salé, et qu’ils savaient des choses mystérieuses que les visages rouges ne savaient pas.

— Il en a été ainsi ; ils nous ont appris à manier les fusils d’Europe, à forger le fer des blancs, et à le rendre dur en le trempant dans la source de l’Oyapok.

Baboün-Knify resta quelque temps silencieuse ; puis elle reprit d’un air inspiré, en montrant les étoiles de la croix du sud qui étincelaient alors comme des diamants au milieu des profondeurs azurées du ciel :

— La brise des nuits s’apaise ; elle se tait pour laisser parler celle à qui le Grand-Esprit se dévoile. Chaque rayonnement de l’étoile est une parole qu’elle entend… chaque rayonnement de la lune est une phrase qu’elle entend… la lumière, qui arrive seulement aux yeux des autres, arrive comme un son aux oreilles de Baboün-Knify ; elle entend… elle entend… les mêmes paroles qu’elle a répétées hier à son frère ; mais la flamme de l’incendie, mais la clarté de la lune, mais la lumière du soleil, mais l’ombre de la nuit, donnent des apparences différentes au même objet. Hier, j’avais dit : Si le sacrifice des visages pâles n’a pas lieu avant le coucher du soleil, de grands malheurs menacent… Maintenant… ce qui était obscur se dévoile… l’arrivée de la fille de Sporterfigdt m’a éclairée… Puisque le sacrifice n’a pas eu lieu, ce ne sont pas les Piannakotaws qui sont menacés, ce sont les visages pâles.

— Les visages pâles ! répéta le chef avec un air de surprise incroyable, comme s’il eût douté de ce qu’il entendait. Mais le Lion superbe est le plus brave de leurs guerriers, s’écria-t-il ; comment sa vie peut-elle être fatale à son peuple ?

— Si la vie de ce chef redoutable était employée à combattre son propre peuple, s’il devenait l’allié le plus fidèle et le plus brave des Piannakotaws… s’il était pour eux ce qu’ont été les deux blancs morts sur les rives du lac Parima, sa mort ne serait-elle pas fatale aux fils des montagnes Bleues, qu’elle priverait d’un allié courageux ? Sa vie ne serait-elle pas fatale aux Européens, qui trouveraient en lui un adversaire redoutable ?

— La vérité est la vérité… ma sœur l’a dit en cela… mais qui nous prouve que le Lion superbe sera notre allié fidèle comme les autres visages pâles !

— Qui le prouve ? s’écria la magicienne d’un ton imposant. L’oracle que le serpent sacré a rendu… Si la mort du Lion superbe devait être favorable à notre tribu, l’Esprit m’aurait-il annoncé, par trois présages réitérés, que j’interprétais mal la volonté de Mama-Jumboë, lorsque je demandais la mort de l’Européen ?

Ces dernières paroles parurent convaincre l’Indien. Il baissa la tête et sembla réfléchir.

— Enfin, reprit la magicienne, mon frère sait si j’aime ma fille… si je l’ai pleurée dans mes regrets.

— Depuis quinze ans les larmes de ma sœur n’ont pas cessé de couler… Le jour où elle a retrouvé sa fille a été un jour de fête dans son cœur, je le sais… Mais pourquoi ma sœur me parle-t-elle de sa fille ?

— Ce que j’ai de plus cher au monde, c’est elle… Eh bien ! qu’elle soit l’épouse du Lion superbe, s’il consent à servir avec nos guerriers.

— Ta fille… l’épouse du visage pâle ! s’écria l’Ourow-Kourow stupéfait. Ta fille !… Songes-tu bien que s’il nous trahissait…

— Il serait puni de la mort des traîtres, et ma fille partagerait son sort… Crois-tu maintenant que je risquerais la vie de celle que j’ai pleurée quinze ans, si je n’avais pas lu dans l’avenir que le Lion superbe serait le plus brave, le plus fidèle allié des Panniakotaws ?

Cette dernière raison détruisit les dernières hésitations de l’Indien. Il dit a la magicienne :

— Et l’autre visage pâle, la Queue brillante ? et la fille de Sporterfigdt ?

— Si mon frère croit mes conseils, il montrera aux Européens que les fils des montagnes Bleues sont humains et généreux. Ils renverront la jeune fille et le guerrier pour annoncer à leur nation que le Lion superbe reste parmi nous.

— Et si le Lion superbe refuse de rester parmi nous ? demanda le chef.

— Il mourra… la fille de Sporterfigdt mourra… la Queue brillante mourra… Et la prédiction du Grand-Esprit sera encore réalisée. Mon frère le voit… Qu’il meure ou qu’il soit des nôtres, la perte du Lion superbe sera toujours un grand malheur pour les visages pâles, car ils l’auront contre eux, ou ils ne l’auront plus parmi eux.

Le chef indien baissa la tête en signe de consentement, et dit à Baboün-Knify :

— Qui parlera au guerrier européen ?

— Toi, grand chef ; je lui dirai ta parole dans son langage.

— Que le Grand-Esprit vous guide et vous entende ! dit l’Ourow-Kourow.

Quelques moments après, Baboü-Knify, pour la seconde fois, entra dans la prison d’Hercule avec l’Ourow-Kourow.


CHAPITRE XXXII.

L’épreuve.


Fatigué des émotions de la journée, en rentrant dans son carbet, Hercule était tombé dans une sorte d’assoupissement fiévreux et agité. Il ne dormait pas, et pourtant des figures étranges lui apparaissaient vaguement.

Lorsque la magicienne et l’Indien entrèrent, et que Baboün-Knify eut tiré Hercule de son état de torpeur, il ouvrit machinalement les yeux et crut continuer ses visions bizarres.

Pendant la scène qui va suivre, et qui eut Pipper pour auditeur, Baboün-Knify servit d’interprète à l’Ourow-Kourow.

Il dit d’une voix haute et solennelle :

— Celle à qui Mama-Jumboë parle en secret dira mes paroles au Lion superbe, et elle me rapportera ses réponses.

La magicienne traduisit celle phrase à Hercule, qui répondit par un affreux bâillement.

Le chef indien continua :

— Le Lion superbe a vu sans trembler les apprêts de la mort… Les fils des montagnes Bleues admirent son courage ; ils lui offrent d’être leur frère… Si le visage pâle veut prendre l’arc et le casse-tête parmi les Piannakotaws, il subira de très-dures et de très-cruelles épreuves… S’il en sort triomphant, il pourra s’asseoir parmi les guerriers et les sages… Il pourra dire, en parlant des fils des montagnes Bleues… les miens… Le Lion superbe veut-il connaître ces épreuves ?

— Dites toujours, reprit machinalement Hercule.

— L’homme fort parle peu, agit beaucoup, dit le chef, frappé de l’énergique concision de la réponse d’Hercule.

Et il ajouta d’un ton un peu emphatique :

— Que le Lion superbe écoute : le feu éprouve le fer, l’eau éprouve le bois, la corde éprouve l’arc, les douleurs éprouvent le guerrier.

— Capitaine, ils veulent nous embaucher, dit le sergent, qui s’était éveillé en sursaut.

— Si le Lion superbe veut être de nos guerriers, au lieu de servir de festin sacré à notre tribu, dit l’Ourow-Kourow, il annoncera sa résolution demain, au lever du soleil, en mettant sur sa tête un bouclier, un arc, des flèches, une peau de serpent, et il entrera à reculons dans le grand tabouï, où seront assemblés les sages de la tribu[1].

— Ça ne sera guère poli de se présenter comme ça devant des sages, dit Pipper, sans compter que des flèches, un bouclier et une peau de serpent ne feront jamais une coiffure bien commode… Si c’est là la haute paye qu’ils nous offrent pour nous amorcer, je ne serai pas de leur écot.

— Le sun-otyo est un oiseau bavard et étourdi ! Malgré sa barbe grise, la Queue brillante imite le sun-otyo ; qu’il imite plutôt le fier silence du Lion superbe, dit la magicienne d’un air méprisant.

L’Indien continua l’émunération des épreuves que devait subir le néophyte.

— Quand le Lion superbe aura demandé à être au nombre des fils des montagnes Bleues, il gardera pendant deux jours un jeûne très-rigoureux.

  1. Mœurs des Indiens de la Guyane, vol. III, p. 403, Voyage de Stedman. — Id. du docteur Bancroft. — id. d’Alava. — Tous ces détails sont d’une rigoureuse exactitude.