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Elle prononça ces derniers mots avec tant de véhémence, que Pipper s’éveilla.

Hercule eût été dans son bon sens, que la persistance et le langage étrange de l’Indienne l’eussent presque rendu fou.

Déjà sous l’empire de son exaltation cérébrale, cet entretien bizarre mit le comble à son aberration.

— Un cœur de ramier, des feuilles de lotos ! quel diable de ragoût est-ce là, cuisinière de Belzébut ? s’écria-t-il.

Puis, passant sans transition d’une idée à une autre, il dit à la sorcière :

— C’est étonnant comme j’ai envie de chanter ; ça me rappelle un certain petit air que mon père me cornait toujours aux oreilles :


Le tambour résonne,
La trompette sonne ;
En avant, soldats.
Courons aux combats !


« — Allons, voilà que le capitaine chante une chanson de guerre, maintenant ! dit Pipper ; il ne pense jamais qu’à la bataille. Ah ! quel homme ! quel homme !

À cette dernière et cruelle insulte, Baboün-Knify contint à peine sa colère ; pourtant, voulant épuiser tous les moyens pour amener Hercule à détruire l’enchantement qui frappait Jaguarette, elle reprit d’un ton suppliant :

— Frère ! frère ! ta sœur t’en conjure, renonce à ta vengeance. Tu es puissant, je le sais ; tu peux, par ta magie, me forcer, pauvre créature, à venir à tes pieds, comme le serpent attire à lui l’oiseau tremblant qu’il fascine. Aie pitié !… aie pitié de cette pauvre créature ! Si tu savais ce qu’elle souffre… tu me comprends… aie pitié d’elle ! Tiens ! ajoute la sorcière, cédant à toute la puissance de son amour maternel, et songeant véritablement à sauver Hercule, dans l’espoir de délivrer Jaguarette, je le vois, on ne peut te tromper ; tu as un regard d’aigle, tu lis dans les cœurs. Eh bien ! oui… irritée contre toi, je voulais te faire rompre l’enchantement dont tu as frappé ma fille, et te livrer ensuite au supplice… mais tu as pénétré mon dessein. Eh bien ! écoute… et vois…

Ce disant, la sorcière ouvrit la porte du carbet.

Elle montra à Hercule les Indiens qui servaient de sentinelles, au loin le chemin qui conduisait à la forêt.

— Romps le charme, je te délivre de tes liens, et je te sauve. Deux mots de moi à ces guerriers, et ils vont quitter cette porte. Regarde…

Et elle alla près des deux Indiens, et leur dit quelques paroles d’un air solennel.

Les deux Piannakotaws s’inclinèrent, prirent la main de la sorcière, qu’ils portèrent sur leur tête, et abandonnèrent leur poste.

— Tu le vois, tu le vois… romps le charme, et tu es libre. Tous nos guerriers sont assemblés près du grand tabouï. Ils consacrent au Grand-Esprit leur poudre et leur munition de guerre, pour que leurs coups soient certains. Femmes, enfants, vieillards, assistent à cette cérémonie. Personne ne peut s’opposer à ta fuite… Je te servirai moi-même de guide. Et quand ton évasion sera découverte, pour empêcher qu’on ne te poursuive, je dirai à notre tribu que Mama-Jumboë t’a fait enlever par un de ses aigles aux sept ailes, et ils me croiront.

— Diable ! acceptez, acceptez, capitaine, s’écria le sergent. Elle a raison ; il n’y a pas un chat sur la route d’ici à la forêt. Acceptez… Si ce n’est pas pour vous, que ce soit pour le vieux Pipper. Ne poussez pas la crânerie jusqu’à refuser une pareille proposition. C’est comme si vous vous tiriez un coup de pistolet à bout portant, et à moi aussi par-dessus le marché.

Pour toute réponse, Hercule fredonna de nouveau le refrain qui devenait l’idée fixe de son cerveau délirant :


La trompette sonne,
Le tambour résonne ;
En avant, soldats.
Courons aux combats !


— Tu chantes ton chant de guerre ! s’écria la sorcière exaspérée. Tu me refuses donc ? Tu veux donc la mort ? Tu mourras… tu mourras… mais d’un supplice épouvantable… d’un supplice que ceux de notre tribu ne raconteront à leurs enfants qu’en frémissant de terreur. Entends-tu ? entends-tu ?…

Hercule haussa les épaules et reprit machinalement :


La trompette sonne,
Le tambour résonne…


La sorcière sortit furieuse.

Les sentinelles revinrent fermer la porte.

Le sergent se recoucha sur sa natte en disant :

— Ah ! quel homme ! quel homme !… Auprès de lui César est un poltron.


CHAPITRE XXVIII.

Le tay-say.


Ivre de fureur et de vengeance, la magicienne courut près de l’Ourow-Kourow, dit qu’elle avait consulté Mama-Jumboë et que la réponse du Grand-Esprit était celle-ci : « De grands malheurs menacent, si le visage pâle ne périt pas au milieu du plus affreux supplice avant le coucher du soleil. »

Les avis de la magicienne avaient une telle autorité sur les Indiens, que la sanglante cérémonie fut fixée pour le coucher du soleil qui commençait à descendre.

Deux poteaux furent fichés en terre au milieu du grand tabouï ; une immense cuve de terre cuite, remplie d’huile de palme, fut posée sur une assise de pierre formant un fourneau.

On y alluma un feu ardent, et bientôt le liquide devint bouillant.

Les couteaux à scalper, des flèches très-aiguës, des espèces de tenailles faites de bois de fer, et d’autres instruments de torture, furent disposés autour des poteaux de la chaudière avec une horrible symétrie.

Quatre Indiens, tatoués d’un rouge vif, avec des dessins noirs représentant des serpents entrelacés, s’occupaient des préparatifs du supplice.

Deux chanteurs funèbres, coiffés de longs bonnets de plumes, tenant à la main des flûtes de roseau, faisaient de temps à autre retentir le tabouï des sons les plus lugubres et les plus discordants.

La foule des Indiens se pressait autour des poteaux, attendant avec une farouche impatience la promenade de la mort.

Cette cérémonie était, pour les victimes courageuses, une sorte d’ovation, de dernières consolations que la barbare générosité de leurs ennemis leur accordait.

En présence de ces horribles apprêts, les guerriers vaincus mettaient à honneur de rester impassibles et de braver d’un front serein le supplice qu’ils allaient subir.

Baboün-Knify, retirée dans son carbet avec sa fille, voulait que celle-ci n’apprit l’arrivée et la condamnation des Européens qu’après leur mort.

Elle hâtait de tous ses vœux le moment où le soleil s’abaisserait à l’horizon.

Celui qui avait jeté un charme si fatal sur sa fille mourrait alors ; peut-être sa mort romprait-elle l’enchantement.

Par instinct, par pressentiment ou par hasard, depuis la matinée, Jaguarette éprouvait une angoisse extraordinaire. Elle se sentait oppressée, inquiète.

Sa mère voyait dans ces symptômes une nouvelle preuve de la fatale influence du magicien.

Le carbet, comme toutes les cases indiennes, n’avait qu’une porte ; le jour y arrivait par une ouverture faite au toit et destinée au passage de la fumée.

— Je ne sais pourquoi je souffre ici, au cœur, dit Jaguarette en mettant sa main sur sa poitrine. J’étouffe… l’air me manque… ma vue se trouble.

Elle se leva pour aller à la porte et l’ouvrir.

Baboün-Knify, qui s’était placée à l’entrée du carbet, s’avança précipitamment, et lui dit :

— Reste, reste, ma fille. À cette heure du jour, l’air est enflammé, il brûle plus qu’il ne rafraîchit.

— Hélas ! ma mère, le feu du jour est une brise douce et fraîche auprès du feu qui consume votre fille.

On entendit au loin et assez distinctement les sons aigus des flûtes de roseaux. Les musiciens jouaient un air funèbre ; la marche des condamnés était commencée.

La sorcière, pour empêcher ce bruit de parvenir jusqu’aux oreilles de sa fille, dit à Jaguarette, avec une gaieté affectée :

— Mon enfant est triste ; elle pense trop au présent ; elle oublie le passé. Il faut que je ramène le sourire sur ses lèvres pâles, en lui rappelant les chants qui la berçaient toute petite.

Et la magicienne, prenant un coëroma, sorte de tambour de basque, suspendu à la cloison, se mit à l’agiter bruyamment pour couvrir le son des flûtes qui devenait de plus en plus distinct.

S’accompagnant de ce bizarre instrument, elle chanta ces paroles naïves avec l’accent monotone et mélancolique particulier aux chants sauvages :

« L’enfant est endormi dans son berceau d’écorce.

Le vent se lève pour le bercer dans les branches du pamplemousse.

Les oiseaux attendent son réveil pour chanter.

Les fleurs attendent son réveil pour s’épanouir, embaumer l’air.

Sa mère n’attend pas son réveil pour l’aimer. »

Pendant quelques moments Jaguarette, distraite de ses pensées par