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Ce rare ingrédient se récoltait fort difficilement. Les Piannakotaws croyaient être très-agréables à leurs dieux en aromatisant ainsi les victimes qu’ils leur destinaient.

Hercule ne mangea pas.

Malgré l’imminence du danger et la signification funèbre du piment, le sergent avait conservé un très-vigoureux appétit. Il se mit en devoir de le satisfaire, en disant à Hercule :

— Je sais que j’ai l’air de faire une petitesse en mangeant autant d’un poisson qui est accommodé avec du piment que ces peaux rouges aiment beaucoup comme assaisonnement de leurs mets ; on pourrait croire que je veux les flatter en tâchant de me rendre meilleur, afin qu’ils me trouvent plus à leur goût quand ils vont nous dévorer ; mais je suis au-dessus de ces apparences… je mange parce que j’ai faim, voilà tout… Faites comme moi, capitaine, prenez des forces… Nous en aurons besoin… tout à l’heure…

Hercule partit d’un éclat de rire sardonique qui fit tressaillir le sergent.

— Diable !… vous riez, capitaine !… Hum… je conçois qu’à la rigueur on ne gémisse pas… mais rire quand on est dans le garde-manger de ces démons… je trouve qu’il n’y a pas de quoi être très-gai… vu que ça peut devenir assez triste…

— Comment, triste ! s’écria Hercule, dont le cerveau commençait à être complètement dérangé. Tu trouves cela triste, toi, sergent ? Ah ! ah ! ah ! moi je trouve cela fort réjouissant, au contraire. Seulement, je trouve que nous ne courons pas encore d’assez grands dangers d’être mangés, épluchés, rongés jusqu’aux os !… Qu’est-ce que cela ? morbleu ! ventrebleu !… Oh ! je ne me contente pas de si peu, moi ! je voudrais autre chose, comme qui dirait un chaos, un tremblement d’univers ; qu’il pleuve du feu ; qu’il vente du plomb fondu ; que les rivières coulent de l’airain en fusion ; que sais-je, moi ? je voudrais quelque chose de si épouvantable qu’on n’eût jamais rien vu de pareil, quelque chose enfin qui amène la fin du monde… Morbleu ! sacrebleu ! ventrebleu ! cela amènerait peut-être la fin de mon rêve, ajouta-t-il entre ses dents.

Ébahi, abaissant le morceau de poisson qu’il portait à sa bouche, Pipper regardait Hercule avec une admiration mêlée de crainte.

— Ah ! quel homme ! quel homme ! disait-il. Le major avait bien raison. Sur le point d’être rôti tout vif, voilà qu’il trouve que ce n’est pas encore assez ; il veut des rivières de plomb fondu, des plaines de feu, la fin du monde ! Faut-il qu’il soit amateur de dangers ! Certes, je ne me crois pas plus poltron qu’un autre, j’ai vu le feu, je puis dire que j’ai été sous la dent des Indiens, et que, passé l’humiliation qu’éprouve un honnête homme à servir de plat du milieu à ces canailles rouges, j’ai bravé la mort en soldat… mais au moins, mille diables ! je me trouvais satisfait, je ne demandais pas davantage ! tandis que ces dangers sont pour le capitaine comme petit-lait pour un ivrogne. Ah ! quel homme ! quel homme ! quel homme ! répéta le sergent en secouant la tête.

La nuit était venue ; une faible lueur brilla à travers les ais de la porte du carbet ; cette porte s’ouvrit, un personnage enveloppé d’une longue pagne entra mystérieusement.


CHAPITRE XXVII.

L’entrevue.


Baboün-Knify laissa tomber le manteau de coton dont elle était enveloppée, et parut aux yeux étonnés des prisonniers dans son costume étrange.

La magicienne avait habité quelque temps les environs de Paramaïbo, lorsque les Piannakotaws n’étaient pas encore en guerre déclarée contre les colons.

Connaissant la vertu d’une grande quantité de plantes, elle possédait de nombreuses recettes pour les maladies des nègres. Dans ses fréquentes communications avec les Hollandais, elle avait passablement appris leur langue.

En arrivant au kraal, l’Ourow-Kourow, rempli de confiance, de respect pour la magicienne, lui avait raconté le succès de son embuscade contre les Européens, et comment la Queue brillante et le Lion superbe étaient tombés en son pouvoir.

Au portrait que le chef indien fit d’Hercule, un secret pressentiment avertit Baboün-Knify que cet Européen n’était autre que l’enchanteur dont le charme infernal obsédait Jaguarette.

L’Ourow-Kourow, bien résolu de faire périr ses prisonniers, voulait savoir de la sorcière si le sacrifice se présentait dans des circonstances favorables, et à quelle heure du jour il serait plus agréable aux dieux des Indiens.

La mère de Jaguarette pouvait donc hâter ou reculer de quelques moments la mort des deux victimes. Le chef indien n’eût pas osé désobéir à ses ordres, toujours sacrés.

La magicienne était doublement irritée contre Hercule : il lui avait enlevé le cœur de sa fille ; il l’avait rendue victime d’un effroyable enchantement ; enfin, dernier sujet de haine, il se montrait supérieur à la sorcière par la force et la durée de ses maléfices.

Après son entretien avec Jaguarette, Baboün-Knify avait eu recours à toutes les ressources de son art mystérieux, aux évocations les plus formidables pour délivrer sa fille de l’obsession dont elle la croyait victime.

Vains efforts ! Après ces dernières tentatives, allant de nouveau interroger Jaguarette sur l’état de son cœur, elle la trouva plus passionnée que jamais pour l’Européen.

La magicienne n’en pouvait plus douter : la puissance de l’enchanteur blanc, comme elle appelait Hercule, était plus grande, était plus redoutable que la sienne.

Bien décidée à hâter le moment de la mort du prisonnier, elle craignait que la mort d’Hercule ne mît pas fin au charme qu’il avait jeté sur Jaguarette.

L’Indienne venait visiter le Lion superbe pour tâcher de pénétrer ce secret.

Elle en avait facilement obtenu la permission de l’Ourow-Kourow, prétextant quelques observations nécessaires à l’accomplissement de ses prophéties.

Baboün-Knify, artificieuse et dissimulée, s’approcha de la natte où était attaché Hercule.

Elle donna à sa physionomie une grande expression de douceur et de commisération, et lui dit dans son langage métaphorique :

— La saison des pluies et des tempêtes noires succède à la saison des fruits et des fleurs, la défaite succède au triomphe. Hier vainqueur, aujourd’hui vaincu, celui qu’on nomme le Lion superbe sait que telle est la guerre ; elle a ses jours de revers. Mais il a bravé par son silence les Piannakotaws… les aiglons des montagnes Bleues. Les Piannakotaws ont admiré le chef des visages pâles.

À mesure que la raison d’Hercule s’affaiblissait devant l’ardeur de la fièvre, il devenait de plus en plus ironique. Il regarda la magicienne d’un air narquois, et répondit d’un ton badin et cavalier :

— Que le diable m’emporte si je comprends un mot à ce que vous venez me chanter, la bonne femme.

— Je crois, capitaine, dit Pipper en anglais, que c’est une manière de prêtresse du pays qu’on nous envoie à notre dernier moment pour nous consoler. Écoutez-la tranquillement, ça vous aidera à vous endormir, ce que je vais faire, si je peux. Dans le cas où elle voudrait venir me prêcher, dites-lui que ce n’est pas la peine ; que je me suis préparé moi-même à ma façon.

Et Pipper se retourna sur sa natte.

Baboün-Knify reprit, en s’adressant à Hercule, d’une voix basse et avec un accent de profond intérêt :

— Les visages rouges, comme les visages pâles, ont le don des enchantements. Les visages rouges savent lire dans les cercles mystérieux que trace le serpent, en entourant la tige sacrée du Waremboë. Ils peuvent composer des philtres ; ils sont les frères en magie des visages pâles qui savent aussi faire des enchantements. Que leur grand esprit soit Yawaouw, Mama-Jumboë, ou le Dieu des blancs, ils doivent s’aimer et se secourir dans le malheur. Mon frère m’entend-il ?

— Il faudrait être sourd ou dormir comme Pipper, qui ronfle comme un canon ; mais pourquoi diable dites-vous qu’il faut nous aimer ?… Ventrebleu ! corbleu ! je ne me sens pas du tout disposé à vous aimer, la belle aux yeux doux. Eh ! eh ! eh ! dit Hercule en riant d’un air capable.

La magicienne dissimula la colère que lui inspirait la dédaigneuse insouciance d’Hercule, et reprit à voix basse :

— Pourquoi le Lion superbe ne parle-t-il pas en frère à celle qui lui parle en sœur ? Ne devons-nous pas nous entendre ? La lune qu’il interroge pour les maléfices… est aussi la lune que j’interroge. La nuit qu’il invoque pour présider à ses charmes… est aussi la nuit que j’invoque. Toi, comme moi, ajouta-t-elle en se rapprochant d’Hercule, nous puisons dans nos veines le sang nécessaire à nos philtres. Ceux qui ont la même mère doivent s’aimer et se secourir… Notre mère est la magie. Que nos lèvres disent les pensées de notre cœur… Mes lèvres disent les miennes : je veux sauver le Lion superbe, et je viens l’arracher au supplice. Mais je ne puis le sauver qu’à une condition ; sans cette condition, Mama-Jumboë rendrait sa fuite impossible. Je le jure par la pâle clarté de la lune, je le jure par l’heure sacrée des enchantements.

— Ceci me rappelle, dit Hercule de plus en plus égayé, le refrain si connu, que j’adorais dans mon enfance : « Au clair de la lune, mon ami Pierrot. » Eh ! eh ! « Prête-moi ta plume pour écrire un mot. » Eh ! eh ! eh !

La magicienne regardait Hercule sans comprendre ses paroles ; mais l’expression moqueuse de la physionomie du capitaine, en redoublant sa haine et sa rage, lui ôtait tout espoir d’arriver à ses fins. Pourtant elle reprit :

— Si tu as fait quelque enchantement, délivre à l’instant ta victime, et tu es sauvé. Prononce les paroles mystérieuses qui délient ce que des paroles mystérieuses ont lié. Mama-Jumboë sera satisfait, et tu seras libre. Si, pour rompre ton charme, il te faut, comme à nous, un cœur de ramier, des feuilles argentées du lotos, et des graines de tumboë recueillies sur la grève pendant la tempête, je t’apporterai ce qu’il te faudra. Mais il faut que tu rompes le charme ! s’écria Baboün-Knify, en se contenant à peine ; il le faut !