Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/351

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Oultok m’a dit de ravager par le feu les habitations voisines de la sienne, pour que le café, le sucre, le riz et le coton devinssent rares, et qu’il vendît alors plus cher aux visages pâles son riz, son café, son sucre et son coton, j’ai fait chanter le courlis rouge[1] sur les habitations voisines ; quand Oultok m’a dit d’amener sous son toit la fille de Sporterfigdt, je l’ai amenée sous son toit.

— La fille de Sporterfigdt ! s’écria Zam-Zam.

— Nous la conduisions il y a deux jours à l’anse du Paliest, lorsqu’un grand nombre de soldats des visages pâles nous ont surpris. Pendant que je leur résistais avec mes guerriers, trois fils des montagnes Bleues ont emporté la fille pâle à travers les forêts.

— Vous la conduisiez à l’anse du Paliest ! répéta le nègre. Eh ! pourquoi ?

— Parce que Oultok le Borgne veut pour femme la fille de Sporterfigdt.

— Eh ! comment mon frère a-t-il fait pour parvenir jusqu’à cette fille, pour entrer dans cette habitation si bien gardée, dit-on, par Bel-Cossim et par ses esclaves maudits ?

— Il n’y a rien de bien gardé pour l’Ourow-Kourow et pour ses guerriers, répondit l’Indien avec orgueil. Le serpent poursuit et atteint partout sa proie… dans la savane, dans les eaux, sur les arbres. Nous avons traversé la prairie et le canal, aussi muets que le guerrier dans sa tombe, et nous sommes arrivés sous les fenêtres de la maison.

— Et personne n’a donné l’éveil ?

— Une enfant de notre tribu était sous le toit de Sporterfigdt. Tant que le chat-tigre est jeune, il joue avec ceux qui ont osé le mettre à la chaîne ; mais plus tard il brise sa chaîne et se retourne contre ceux qui l’ont asservi.

— Cette Indienne vous a donc aidés ? dit Zam-Zam.

— Elle nous a donné le signal.

— Et la fille pâle n’a pas crié ?

— Celle qui nous a donné le signal connaît la vertu des plantes ; il y a des plantes qui donnent un sommeil profond comme la mort.

— Et à cette heure où est la fille de Sporterfigdt ? demanda Zam-Zam.

— Je te l’ai dit, mes guerriers la conduisent près d’Oultok le Borgne ; il y a plusieurs chemins pour aller à l’anse du Paliest, et ses guides connaissent les savanes noyées.

— Zam-Zam… ton allié se serait aussi bien fiancé qu’Oultok le Borgne à la fille pâle de Sporterfigdt, dit le noir.

L’Indien répondit avec un imperturbable sang-froid :

— Si mon frère de la Sarameka m’avait demandé la fille pâle avant Oultok, je l’aurais amenée à son carbet.

— Mais qui nous empêche d’aller la ravir à Oultok ? s’écria le rebelle, enflammé du désir de commettre un nouveau crime.

— Mon frère n’aime donc plus Oultok, lui demanda l’Indien en le regardant avec attention, puisqu’il veut lui ravir une femme qui lui est chère ?

— J’aime Oultok pour sa cruauté ; s’il perd cette femme, il deviendra d’autant plus cruel qu’il sera plus furieux ; les tortures redoubleront dans son habitation, dit le noir avec un sourire farouche. Alors, au lieu de dix fugitif, j’en aurai vingt dans mon camp.

— Jamais l’Ourow-Kourow ne reprendra de la main gauche ce qu’il a donné de la droite. Jamais un fils des montages Bleues n’offensera celui qui a servi sa vengeance, dit l’Indien d’un ton ferme.

Le noir, convaincu de l’inutilité de nouvelles instances, reprit avec orgueil, en montrant la case où étaient situés les bains de ses femmes :

— Zam-Zam a dans ce carbet les plus belles négresses et les plus belles samboës[2] de la Guyane… Elles n’attendent qu’un signe de leur maître pour être à ses pieds… Zam-Zam méprise la fille pâle de Sporterfigdt ; il préfère la lice rampante et soumise à la chevrette opiniâtre et capricieuse.

Qu’il fût ou non persuadé du dédain affecté de Zam-Zam, l’Indien lui répondit d’un ton solennel :

— Mama-Jumboë lit au fond des cœurs.

— Et Mama-Jumboë nous ordonne de marcher au-devant des blancs, reprit le noir, décidé sans doute à rompre un entretien embarrassant.

— L’obiaï[3] de notre kraal[4] a dit aussi à nos guerriers que nous devions combattre les visages pâles, que nous aurions la victoire, et que nous offririons un sacrifice humain à Mama-Jumboë, dit l’Indien.

— Mon frère sait-il qu’un nouveau chef est arrivé d’Europe pour se joindre à nos ennemis, et que ce chef est d’un grand courage. Un de mes espions, que j’avais envoyé à Surinam, l’a vu débarquer du vaisseau, et a entendu les blancs vanter sa bravoure.

— L’obiaï noire l’a dit aussi à un guerrier, reprit l’Indien avec une exaltation sauvage. C’est le visage pâle qui vient d’arriver par le grand lac salé qui sera vaincu. Nos guerriers enlèveront sa chevelure ; ils l’attacheront au poteau sacré, ils le prendront pour but de leurs flèches, ils chanteront sa mort dans leurs chants funèbres ; ils mangeront sa chair pour obéir à Mama-Jumboë, ils mangeront sa chair pour que les Piannokotaws n’oublient pas que l’estomac d’un guerrier doit servir de noble tombeau à ses ennemis. Et cela sera… cela sera, ajouta l’Indien d’un ton sombre et prophétique.

Tout à coup on entendit un assez grand tumulte en dehors de la place.

Un nègre, ruisselant d’eau et de sang, grièvement blessé à la tête et à l’épaule, arriva en courant ; puis, comme si ce qui lui restait de forces eût été épuisé par une course précipitée, il tomba aux pieds de Zam-Zam en disant d’une voix éteinte :

— Les blancs… les blancs…

Et il mourut.


CHAPITRE XXI.

La marche.


Le nègre rebelle qui venait prévenir Zam-Zam de l’arrivée des blancs avait découvert l’avant-garde du major Rudchop à trois lieues environ de Bousy-Cray.

Quoique blessé par les vedettes des troupes européennes, le noir avait eu le courage et la force de regagner l’île pour annoncer aux révoltés la présence de l’ennemi.

Les blancs, depuis qu’ils avaient découvert cet espion des rebelles, ne s’avançaient qu’avec la plus grande précaution.

La colonne du major Rudchop se composait de huit cents hommes de troupes coloniales et de cent chasseurs noirs fournis par différentes plantations. Cupidon commandait cette milice.

Soixante esclaves accompagnaient ce bataillon.

Ils portaient des vivres, des munitions de guerre, des haches, et les instruments nécessaires à l’établissement des camps ; car cette partie de la Guyane était complètement impraticable aux charrois et aux bêtes de somme.

Il était quatre heures du soir. Les blancs se trouvaient alors à deux lieues environ de l’île occupée par Zam-Zam.

La forêt devenait de plus en plus épaisse : on n’y trouvait aucune route, aucun passage.

Les arbres immenses, touffus, formaient un dôme impénétrable au jour ; les grandes lianes, courant d’arbre en arbre ou rampant sur le sol, se croisaient en réseaux si serrés, si inextricables, que deux nègres armés de haches frayaient difficilement un passage aux soldats qui les suivaient.

Un des rebelles, qui avait fait volontairement sa soumission à Bel-Cossim, et qui connaissait la position de Bousy-Cray, conduisait les Européens.

Ce noir ne pouvait se guider sur le soleil, tant la forêt était ombreuse et obscure ; il se dirigeait au milieu de ces sombres solitudes à l’aide d’observations d’une rare sagacité.

L’île était située au sud ; il avait remarqué que l’écorce des arbres est toujours beaucoup plus lisse du côté du midi : cette marque lui servait d’indication certaine pour ne pas s’écarter de la direction qu’il voulait suivre.

Il fallait tant de temps, tant de fatigues pour frayer le passage d’un homme au milieu de cette masse compacte de végétaux, que chacun des trois détachements du major marchait sur une seule file, précédée de deux nègres, chargés de percer une trouée dans la forêt.

Le corps de bataille commandé par le major, l’aile droite commandée par Hercule Hardi, l’aile gauche par le capitaine Human, s’avançaient donc sur trois files, assez rapprochées les unes des autres pour pouvoir se maintenir entre elles à portée de voix.

Celle manœuvre s’appelait marcher en file indienne.

Devant le guide qui conduisait la colonne, commandée par le major, marchaient deux noirs armés de haches et de serpes ; ils s’occupaient de percer une trouée dans l’espèce de muraille végétale qui leur barrait le passage.

Derrière le guide étaient Cupidon, le gros musicien Touckety-Touk et une dizaine de chasseurs noirs portant presque tous au bras gauche une plaque d’argent en témoignage de leur bravoure et de leur fidélité.

Le profond silence de la forêt n’était troublé que par les coups mesurés de la hache et de la serpe des esclaves. Ceux-ci, accablés de lassitude et de chaleur, s’arrêtèrent un moment et se reposèrent sur un monceau de branches vertes et de lianes qu’ils venaient d’abattre.

— Allons, Touckety-Touk, dit l’infatigable Cupidon, en attendant que tu joues de la baguette d’ajoupa sur la peau de ton tambour de Loango, viens jouer de la hache sur l’écorce de ce palmier à demi déraciné, qui nous barre le passage. Avançons… avançons… peut-être trouverons-nous à Bousy-Cray quelques traces de Massera Adoë… Est-ce Zam-Zam qui a enlevé notre malheureuse maîtresse ? Sont-ce les Piannakotaws ?… Maître Bel-Cossim penche pour cette dernière supposition depuis que la petite Indienne a disparu… Ah ! mauvaise nuit… fatale nuit que celle où Massera Adoë a été ainsi enlevée…

— Mauvaise nuit… surtout à cause de la trahison, dit le gros musicien ; sans cela aurait-on surpris Sporterfigdt ?

  1. Incendie.
  2. Mulâtresses.
  3. La devineresse.
  4. Village.