nies de dentelles. Elle trouvait que cette nuance la palissait trop ; elle se décida pour un juste de taffetas changeant, rose et gris, à manches longues garnies de parements de satin vert tendre, rattachées par trois boutons de nacre. De larges boucles d’or à la Jeannette faisaient encore paraître plus petit le joli pied de la créole chaussé de taffetas vert. Enfin un léger pouf de gaze blanche, orné de rubans gris et rose coquettement posé sur les beaux cheveux noirs d’Adoë, complétait une toilette qui eût fait l’envie des merveilleuses des Tuileries ou du Palais-Royal.
— Eh bien ! ma fille, lui dit la mulâtresse en l’habillant, qu’avais-je prédit ? ne voilà-t-il pas cet Européen tel que je l’avais annoncé ?
— Tu es divine, Mami-Za, répondit Adoë en embrassant sa nourrice ; mais le cœur me bat d’une telle force que je n’oserai jamais regarder le capitaine ; et puis, on le dit si brave… Il a peut-être l’air bien méchant. Et puis… enfin s’il allait ne pas m’aimer ! dit la créole avec tristesse.
— Ne pas aimer ma fille ! reprit Mami-Za avec fierté ; quand même le destin ne l’y forcerait pas… je l’en défierais.
— Mais cette panthère, cette panthère qui nous menace, Mami-Za, dit la créole en secouant la tête avec inquiétude, c’est peut-être l’indifférence de l’étranger qu’elle annonce, car tu ne sais pas toi-même ce que signifie ce malheureux présage.
La mulâtresse resta un moment pensive et reprit :
— Quoique je n’aie pu pénétrer ce mystère, je suis sûre que ce signe funeste n’annonce pas de l’indifférence. Il semble menacer toi et lui.
— Lui et moi ! reprit la créole en retombant dans ses rêveries, pendant que la mulâtresse donnait les derniers soins à sa toilette et lui attachait un collier de perles.
Deux ou trois fois la jeune créole avait demandé où était Jaguarette, ordinairement chargée d’aider Mami-Za dans son service auprès de leur commune maîtresse.
Elle arriva enfin au moment où Adoë mettait ses gants parfumés et falbalisés.
Lorsque l’Indienne entra, malgré l’étrangeté de son costume, elle parut si jolie à Adoë, que, pour la première fois de sa vie, la fille de Sporterfigdt ressentit un mouvement de jalousie involontaire contre sa sauvage camériste, et fronça ses noirs sourcils.
Jaguarette portait une tunique de soie couleur souci, serrée autour de sa taille par un cordon de soie pourpre. Cette robe peu décolletée, mais assez courte et presque sans manches, laissait voir les bras potelés et les jambes fines et rondes de la jeune esclave, ornés de cercles d’or rehaussés de corail. Ses petits pieds étaient chaussés de mules de maroquin rouge brodées ; enfin, un petit turban de même couleur et de même étoffe que la tunique, posé avec grâce sur les cheveux noirs de Jaguarette, donnait un nouveau charme à sa physionomie piquante. Un beau collier de corail entourait le col élégant de la petite Indienne, et ses épaules à fossettes, à demi cachées par le corsage de sa robe, offraient des contours d’une finesse et d’une grâce extrêmes.
Rien de plus enchanteur que Jaguarette ainsi parée de ce costume de fantaisie, présent du colon, qui avait voulu que la suivante de sa fille fût vêtue d’une façon digne de l’héritière de Sporterfigdt.
Nous l’avons dit, Adoë, par un sentiment de jalousie inexplicable, n’avait pas accueilli sans déplaisir l’arrivée de l’Indienne.
— Et pourquoi n’êtes-vous pas ici à aider Mami-Za ? lui demanda la créole avec hauteur.
— Que Massera pardonne à Jaguarette ! elle croyait bien faire en s’habillant avec soin pour recevoir l’étranger, dit l’Indienne avec soumission.
— Au lieu de vous vêtir de ces oripeaux ridicules qui vous font ressembler à ces bateleurs mexicains qui sont dernièrement venus à Paramaïbo, il fallait venir ici remplir votre devoir, dit Adoë en jetant un regard dédaigneux sur la parure de l’Indienne.
À ces brusques paroles, la lèvre supérieure de Jaguarette se releva par un mouvement presque imperceptible ; on vit un moment étinceler ses petites dents d’une blancheur éblouissante, puis sa physionomie reprit son calme habituel, et elle dit avec l’accent d’un profond respect :
— Ces habits ont été donnés à Jaguarette par le maître de Sporterfigdt ; elle les a mis pour faire honneur à sa maîtresse.
— Et vous me faites honneur, en vérité, avec vos épaules nues, vos bras nus, vos jambes nues ! C’est une honte d’oser vous présenter ainsi, dit Adoë en déchirant avec impatience un de ses gants qu’elle avait de la peine à mettre. Allez vous vêtir d’une façon plus convenable pour paraître aux yeux d’un étranger.
Puis, prenant un autre gant, Adoë descendit au salon avec un trouble qu’elle ne pouvait vaincre.
Hercule portait un uniforme vert à collet orange et à épaulettes d’argent. Lorsque la fille de Sporterfigdt entra, il fit un profond salut.
Les effets de la prévention sont tels, que l’insignifiante et douce physionomie du capitaine annoncé par le destin parut à Adoë remplie de charme et de noblesse.
Émue, tremblante, elle ne trouvait pas un mot à dire à Hercule. Deux fois, en levant sur lui furtivement les yeux, elle remarqua que le regard du capitaine était obstinément attaché sur une personne sans doute placée derrière elle.
Adoë tourna la tête, elle vit Jaguarette qui, malgré les ordres de sa maîtresse, l’avait suivie dans le salon.
La fille de Sporterfigdt se mordit les lèvres de dépit ; mais, ne voulant pas paraître intimidée devant son esclave, elle dit à Hercule :
— Monsieur le major Rudchop m’avait annoncé votre arrivée, monsieur, et je suis fâchée de vous avoir fait attendre si longtemps.
— Vous êtes trop bonne, mademoiselle, reprit Hercule d’un air distrait, en ne cessant pas de regarder Jaguarette, dont le costume lui semblait singulier.
Après quelques phrases d’une conversation assez embarrassée, Adoë dit à Jaguarette, qui ne quittait pas Hercule du regard :
— Petite… allez prier monsieur le major de venir ici…
Il fallut que la fille de Sporterfigdt répétât ces paroles avec un ton d’humeur très-marquée pour que l’Indienne obéit, ce qu’elle fit, en s’en allant lentement et en tournant à plusieurs reprises ses grands yeux noirs et brillants sur Hercule, qui baissa modestement la vue et rougit extrêmement.
— Cette jeune fille est sans doute une sauvage du pays ? demanda-t-il à Adoë qui, stupéfaite de la conduite de sa suivante, pouvait à peine contenir son mécontentement.
— C’est une malheureuse Indienne que mon père a recueillie toute petite dans la forêt, après un engagement des colons avec les Piannakotaws, nos plus terribles ennemis… La nuit dernière, ils ont encore tenté de surprendre cette habitation, mais nous les avons repoussés, ajouta la créole en baissant les yeux.
— Vous les avez repoussés, mademoiselle, dit Hercule étonné.
Adoë, croyant plaire à un homme aussi courageux, répondit avec une sorte de coquetterie guerrière, en montrant le râtelier qui supportait ses fusils :
— Ces armes sont les miennes, monsieur ; plus d’une fois, à côté de mon père, j’ai défendu cette habitation qu’il a fondée… Sans doute une telle occupation sied peu à une femme, mais, ajouta-t-elle avec exaltation en jetant un regard passionné sur Hercule, il y a quelque chose de si enivrant dans le danger ! on est si fier quand on a bravé quelque grand péril ! N’est-ce pas, monsieur ?
— On est fort heureux, en effet… quand on l’a bravé, mademoiselle, répondit Hercule.
— Oh ! oui, vous avez raison, monsieur, ce n’est pas fier, c’est heureux qu’il fallait dire ; pour les âmes courageuses, le péril est un bonheur. Vous le savez, dit-on, mieux que personne, monsieur, et j’en crois votre autorité.
Hercule ne put s’empêcher d’être frappé de la bizarrerie de son étoile en entendant Adoë faire des allusions si directes à son courage.
Il baissa timidement les yeux, et évita de répondre pour ne pas entamer un sujet si délicat.
La réserve et la modestie d’Hercule augmentèrent encore l’admiration d’Adoê ; aveuglée par sa prévention, elle aimait déjà.
Croyant obéir à la volonté de son père, elle ne cherchait pas à résister au sentiment qui la pénétrait de plus en plus. La rougeur de la jeune fille, le mouvement précipité de son sein, son embarras, eussent été pour Hercule des symptômes évidents de l’impression qu’il causait, s’il eut été moins naïf. Cependant il s’était senti singulièrement ému en rencontrant parfois ses regards ; il commençait à croire qu’on lui avait peu exagéré en Hollande le caractère passionné des créoles.
Le silence que gardaient le capitaine et la fille de Sporterfigdt commençait à devenir embarrassant, lorsque Jaguarette entra dans le salon avec le major.
Malgré les ordres d’Adoë, l’Indienne, qui se trouvait sans doute à son avantage sous les vêtements qu’elle portait, n’en avait pas changé.
Un coup d’œil irrité de sa maîtresse lui reprocha cette désobéissance ; mais Jaguarette, bien décidée à ne pas s’apercevoir de la colère d’Adoë, détourna la vue et recommença à considérer Hercule avec une sorte d’admiration muette qu’elle ne cherchait pas à dissimuler.
Après l’arrivée du major, la conversation devint plus animée. Hercule, enhardi par le bienveillant accueil de la créole, perdit un peu de sa timidité, causa de la Hollande, de son père, et, à propos de ce dernier, donna quelques traces de sensibilité qui émurent délicieusement Adoë, ravie de voir un homme si intrépide éprouver de tendres émotions et condescendre à se montrer si simple et si naturel.
Comme si le hasard eût voulu enfin mettre le comble à la séduction qu’Hercule opérait sur la créole, le major, se souvenant d’avoir vu une flûte dans le bagage du capitaine, lui demanda s’il était musicien.
Hercule répondit avec modestie que quelquefois la musique charmait ses loisirs. Adoë le supplia de jouer quelques morceaux. Il ne se fit pas prier, et enchanta la jeune créole, Mami-Za, et surtout Jaguarette.
Celle-ci, n’ayant jamais entendu d’autre musique que le bruit aigu et discordant des instruments des nègres, fut si touchée de ces sons harmonieux, que deux grosses larmes roulèrent sur ses joues rondes, qu’elle ne put s’empêcher de tomber à genoux en joignant les mains dans une sorte d’extase.
Cette dernière circonstance courrouça tellement Adoë, qu’elle ordonna à Mami-Za d’emmener à l’instant l’Indienne qui devenait folle, ajouta-t-elle avec amertume.
Après le déjeuner, le major emmena le capitaine au camp.
Telle fut la première entrevue de ces deux personnes que le destin semblait irrévocablement attacher l’une à l’autre.