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moi… Pourquoi me haïssent-elles donc ? que leur ai-je fait ? s’écria l’Indienne avec impatience.

En effet, par une singulière bizarrerie, jamais elle n’avait pu apprivoiser ces animaux, quoiqu’elle habitât Sporterfigdt depuis bien longtemps.

Plusieurs fois Adoë, voulant braver ce caprice de ses gardiens ailés, était entrée dans le parterre en tenant ses bras enlacés autour de l’Indienne, comme pour la prendre sous sa protection, l’essaim avait été inflexible, il avait commencé par bourdonner sévèrement, puis une abeille, puis deux, puis trois, avaient si vivement piqué l’Indienne, malgré le patronage d’Adoë, que celle-ci avait renoncé à vaincre l’antipathie de ces animaux.

Aussi lorsque Jaguarette dit à sa maîtresse qu’elle redoutait beaucoup trop les habitants de l’arbre pour les braver, Adoë répondit en sortant de sa rêverie :

— C’est vrai… j’oubliais… Laisse là les fleurs et va dire à Cupidon qu’il prépare la barge, tout à l’heure j’irai me promener sur la Commewyne.

Jaguarette déposa sur la haie son fardeau parfumé et courut exécuter les ordres de sa maîtresse.

Celle-ci prit dans ses bras le monceau de fleurs et l’apporta sous l’arbre.

Alors ce fut un bruit joyeux, étrange, un spectacle à la fois extraordinaire et charmant : une nuée d’abeilles, brillantes au soleil comme des paillettes d’or, tourbillonna autour de la jeune fille, en effleurant de leurs ailes diaphanes sa figure, ses bras et son cou, tandis qu’un essaim d’oiseaux-mouches, émeraudes et saphirs vivants, se posèrent sur sa tête et sur ses épaules, mais sans toucher aux fleurs, et seulement pour témoigner de leur joie à la voir.

Assise à l’ombre du tamarinier, Adoë divisa la gerbe en plusieurs paquets qu’elle jeta çà et là autour d’elle et à ses pieds pour la pâture des deux colonies, gardant à chaque main un gros bouquet, composé de fleurs particulièrement aimées des abeilles ou des oiseaux-mouches, et qu’elle destinait à ses favoris.

Adoë, vêtue d’une longue robe de toile perse fond blanc, à légers dessins roses, était assise sur le divan de jonc ; un rayon de soleil brisé par le large feuillage du tamarinier tremblait sur le front pur et blanc de la jeune fille, effleurait les boucles de ses cheveux noirs, dorait son sein charmant, et allait s’épanouir sur les deux gros bouquets qu’elle tenait sur ses genoux et qu’elle offrait à ses hôtes privilégiés.

Le bouquet destiné aux oiseaux-mouches se composait surtout de grandes fleurs de magnolia d’un blanc de lait, bordées de carmin, de quelques rameaux de grenadilles couverts de leurs larges fleurs pourpres à l’intérieur et ornées d’une sorte de couronne en filigrane blanc panaché de violet, et aussi de iolandes à pétioles grises, lavées de pourpre et striées de lilas.

Lorsqu’Adoë eut agité ce volumineux bouquet de sa main droite comme pour faire un appel à ses favoris, trois oiseaux-mouches vinrent délicatement poser sur le bord d’une fleur de magnolia dont la moitié était éclairée.

Vus au demi-jour, les oiseaux-mouches semblaient d’un vert foncé ; mais au soleil ils étincelaient d’un bleu de saphir, glacé de vermeil et de cramoisi. Une petite aigrette de plumes vertes, frangées d’or, se dressait sur leur tête où brillaient deux yeux de rubis, tandis que leurs ailes et leur queue paraissaient être de velours noir nuancé d’outre-mer.

Après avoir un instant perché sur les fleurs, les oiseaux-mouches prirent leur vol, puis s’en rapprochèrent pour pomper leur nectar au moyen de leur langue déliée comme un fil écarlate ; rien de plus joli que de les voir planer au-dessus du calice des fleurs, en agitant si vivement leurs ailes, qu’on ne distinguait qu’un point prismatique d’où jaillissait parfois une étincelle d’or, d’azur et de pourpre… Lorsqu’ils furent rassasiés, les oiseaux allèrent nicher au milieu de quelques boucles luisantes de la chevelure d’Adoë, ou miroiter au-dessus de son beau front comme une vivante escarboucle.

Les abeilles, à leur tour, couvrirent de leur essaim doré le bouquet que la créole leur offrait de l’autre main, bouquet parfumé de cyroselle à grappes de petites fleurs roses, de banksias pomponnés d’un jaune pâle, ponctué de pourpre, de protées à feuilles d’argent, aux fleurs plumeuses d’un violet noir, et de glaïeuls écarlates.

Adoë s’amusait tant à contempler les jolis hôtes du tamarinier, qu’elle n’aperçut pas le sergent Pipper qui, boutonné jusqu’au menton, parut à la haie, et qui, après avoir fait le salut militaire, s’avança vers Adoë toujours à pas comptés, toujours la main gauche à son front.

À peine le sergent avait-il franchi la limite, que les essaims, apercevant cet intrus, se précipitèrent sur lui avec une telle rage, qu’en une seconde la figure de Pipper prit toute l’apparence d’une ruche.

Cette attaque avait été si brusque, que la jeune fille n’eut pas le temps d’avertir le sergent de son imprudence.

Celui-ci, aussi surpris que douloureusement atteint, voulut porter les mains à son visage ; mais elles furent à l’instant couvertes d’autres abeilles, et percées de mille aiguillons. En vain il en écrasa quelques-unes, les autres redoublèrent de furie, et le sergent fut obligé de faire demi-tour en fermant les yeux, de sortir du parterre en courant de toutes ses forces, et de se diriger vers le canal pour s’y précipiter, seul moyen de se débarrasser de ces ennemies acharnées.

La jeune fille, inquiète du malheureux Pipper, se levait pour envoyer à son secours, lorsqu’elle entendit la voix du major, qui demandait à son sergent où diable il courait ainsi tout effaré. Ne recevant pas de réponse de Pipper, le major s’avança vers le parterre.

— N’approchez pas, monsieur le major ! s’écria Adoë. Prenez garde aux essaims !…

— Il y aurait un essaim de démons, belle demoiselle, répondit galamment le major en avançant toujours, que Fritz Rudchop ne…

Le major ne put achever sa phrase. L’essaim, qui revenait de la poursuite du sergent, voyant ce nouvel ennemi, se précipita sur lui, et deux abeilles lui enfoncèrent si vivement leur aiguillon aux lèvres, que le major lâcha un terrible jurement et battit en retraite à talons en fermant aussitôt les yeux ; car il savait par expérience qu’on courait risque d’être aveuglé.

Une fois hors des limites sacrées, les abeilles abandonnèrent le major, qui, malgré la douleur que lui causaient les piqûres de ses lèvres, dit d’un air capable :

— Je vois ce que c’est… C’est un essaim d’abeilles sauvages ; ce sont elles qui viennent sans doute de conduire mon sergent jusqu’au canal, où il est sagement allé se jeter la tête la première. Certes, je n’avancerai pas contre de pareils ennemis. Je préfère garder mes yeux pour ajuster les Piannakotaws ou les rebelles, et surtout pour vous voir, mademoiselle. Je vous avais dépêché Pipper pour vous dire ce que je viens vous annoncer moi-même. En un mot, mon héros, mon capitaine Hercule Hardi, vient d’arriver de Surinam, et je désire avoir l’honneur de vous le présenter.

— Qu’il soit le bienvenu, dit Adoë avec un battement de cœur inexprimable. Je vous en prie, conduisez le capitaine au salon, je vais bientôt aller vous y rejoindre.


CHAPITRE XV.

L’entrevue.


Malgré les fatigues de la traversée, les traits d’Hercule n’étaient pas changés. Ils avaient la même expression de douceur et de naïveté un peu craintive. Sa figure, très-insignifiante, n’avait rien en soi qui méritât d’être remarqué ; mais quand on savait, ou plutôt quand on croyait que cet homme, en apparence si timide et si ingénu, montrait dans le danger un courage de lion, il naissait de ce contraste un vif sentiment d’intérêt.

La réputation de bravoure d’Hercule s’étendait de plus en plus. Comme il avait paru se proposer librement au gouverneur de Flessingue pour venir faire la terrible guerre de Surinam, on n’avait pu mettre en doute, dans cette occasion, sa résolution et son énergie ; aussi avait-il été, au moment de son départ, élevé au grade de capitaine en récompense de ce généreux dévouement.

Les officiers de son régiment lui avaient donné un banquet pour le fêter de son avancement ; le plus ancien d’entre eux avait porté un toast à l’intrépide Hercule Hardi, qui allait volontairement à la Guyane soutenir l’honneur du 17e  régiment d’infanterie.

À force d’entendre parler de son courage, Hercule en vint quelquefois à se demander si véritablement il n’était pas aussi brave qu’on le disait. Ce problème occupa souvent la pensée de ce digne fils de tant de héros.

Pourtant, il analysait parfaitement ce qu’il éprouvait en face du péril. C’était une sorte de stupeur qui le clouait à sa place, qui lui ôtait même la faculté de fuir. Il entendait toujours son père vanter surtout ce sang-froid inébranlable, plus rare, disait le greffier, que l’entraînement aveugle qui vous pousse tête baissée dans la mêlée. Enfin, ce qui dominait par-dessus tout le caractère d’Hercule, c’était la crainte profonde, insurmontable qu’il avait de son père ; il aurait marché sur des charbons ardents plutôt que d’oser lui désobéir. En arrivant à la Guyane, il sentit qu’il aurait pour le major Rudchop, cet homme redoutable, la même soumission aveugle qu’il avait eue pour le bonhomme Hardi, et que de la lutte de ces deux craintes, la peur du danger et la peur du major, il résulterait pour lui de nouvelles et cruelles épreuves.

Le vaisseau qui avait amené les troupes hollandaises devait rester pendant quelque temps à Surinam ; et l’amoureux de Berthe la laitière, dont la vache noire avait fait si grande peur à Hercule, le pilote Keyser, chargé de surveiller l’armement des barges et des radeaux nécessaires à l’expédition, avait accompagné le jeune capitaine à Sporterfigdt.

Pendant que le major bassinait avec de l’eau et du jus de limon les piqûres des abeilles domiciliées sur l’arbre du Massera, Adoë, avec un trouble inexprimable, s’occupait de sa toilette.

Pour la première fois depuis bien longtemps, elle s’impatienta contre Mami-Za, qui ne la coiffait pas à son gré.

Deux fois elle changea de robes, mécontente de leur façon, quoiqu’elles fussent récemment arrivées de Paris et qu’elles sortissent des magasins de la célèbre mademoiselle Roussaud : l’une était un élégant caraco d’un charmant taffetas, queue de serin, à manches plates et courtes gar-