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ché sur mon toit, que de voir arriver ce méchant homme dans cette habitation. Sais-tu ce qu’il a fait dernièrement à l’anse du Paliest ?

— Quelques barbaries nouvelles ?

Le musicien leva les mains au ciel, et, secouant la tête avec effroi, répondit :

— Un de ses noirs s’était enfui marron. Les chasseurs mulâtres d’Oultok, aussi cruels que leur maître, ont poursuivi l’esclave. Surpris et atteint, il s’est défendu et a blessé un des mulâtres. Ramené à l’anse du Paliest, Oultok le Borgne lui a fait couper la tête. Avec la moitié du crâne et un lambeau de la peau de ce malheureux, le colon a fait faire un coëroma[1]. Les os des bras de la victime ont servi de baguettes, et le vieux Taïbo, musicien de l’anse du Paliest et père du supplicié, a été forcé de jouer de cet infernal tambour pour faire danser les noirs à cette musique.

— Que le Massera d’en haut nous protège ! dit Jesabel en attirant son négrillon près d’elle, et en jetant un regard d’épouvante sur le gros musicien et sur Cupidon. Mais comment la fille de Sporterfigdt ose-t-elle recevoir sous son toit un pareil monstre ? dit Jesabel.

— Massera Sporterfigdt (ses bontés sont dans nos cœurs), ajouta Cupidon, en manière de parenthèse (qui fut répétée par les autres convives avec un accent de vénération profonde) ; Massera Sporterfigdt, reprit-il, avait couché une nuit à l’anse du Paliest : sa fille ne pouvait pas fermer la porte au maître de l’anse du Paliest. Tout colon, bon ou méchant, a le droit de demander asile à un autre colon. C’est la loi.

La conversation des esclaves fut interrompue par l’arrivée du commandeur, qui parut à la porte de la case ; il fit un signe à Cupidon et sortit suivi du noir.

Il était alors environ dix heures du soir. Le plus profond silence régnait dans l’habitation. Un feu de branches de latanier, sans cesse entretenu, éclairait chacune des quatre berges qui dominaient le canal dont l’habitation était entourée. La sentinelle, chargée de ce service, était armée d’un fusil, et se promenait près de chaque feu, qui jetait au loin assez de flamme pour éclairer les mouvements qu’aurait pu tenter l’ennemi.

Tous les hommes en état de porter les armes étaient assis ou couchés dans une vaste grange et prêts à sortir à la première alerte.

— Les deux mulâtres d’Oultok sont couchés près du séchoir, dit Bel-Cossim à Cupidon ; ils sont aussi méchants que leur maître. Je crains que ces démons ne fassent quelque mauvais coup. Ils se sont tout à l’heure longtemps entretenus à voix basse avec leur maître, je les ai vus, mais je n’ai pu les entendre. Lui ne s’est pas couché ; il se promène tout habillé dans sa chambre… Tout cela, joint à la présence des Indiens dans la forêt, me donne des soupçons sur ces deux misérables. Tu vas aller t’enfermer avec eux, et ne pas les quitter de la nuit. Prends Touckety-Touk, si tu le veux, et armez-vous, car ils sont intrépides et capables de tout.

— Croyez-moi, Massera, dit Cupidon, faites-les mettre aux fers bien attachés par le col, par les pieds et par les mains, dans la case aux punitions, et vous dormirez tranquille. Que ces bandits soient au moins une fois traités comme ils le méritent.

— C’est impossible ; la fille de Sporterfigdt n’y consentirait pas ; ce serait violer, pour un soupçon, les lois de l’hospitalité en usage dans la colonie. Qui outrage le valet outrage le maître. Peut-être, d’ailleurs, que mes craintes sont exagérées. C’est à ton courage, à ton adresse, à ta vigilance que je laisse le soin de veiller sur eux. De mon côté, je vais surveiller Oultok le Borgne, sans qu’il s’en doute.

— Mais, Massera, comment faire pour m’établir dans leur chambre avec Touckety-Touk ?

— Tu leur diras qu’en bons frères vous venez passer gaiement la nuit avec eux en buvant du kill-dewill[2] ; ma femme t’en donnera une bouteille : ils n’oseront refuser de peur d’éveiller les soupçons. Mais sois sobre…

— Ah ! Massera ! dit Cupidon d’un ton de reproche…

— Non, non, dit Bel-Cossim, je suis tranquille sur ton compte ; mais cette outre de Touckety-Touk ?

— Il est vrai, Massera, que le gros musicien aime autant une gourde bien remplie de kill-dewill qu’une calebasse vide recouverte d’une peau de chevreau ; mais je réponds de lui quand il s’agit du salut de Sporterfigdt et de la fille de Sporterfigdt.

— Va donc retrouver ces deux scélérats jumeaux, qui, je le crois, sont jumeaux en crimes comme ils sont jumeaux en figure. Il se fait tard ; voici bientôt l’heure des mauvais desseins.

— Soyez tranquille, Massera, Cupidon fera tout ce que peut faire un bon et fidèle serviteur.

— Je le sais. Allons, va, dit Bel-Cossim ; et le commandeur et l’esclave se séparèrent.

Une demi-heure après cet entretien, Cupidon et Touckety-Touk, portant une lanterne, une gourde remplie de kill-dewill et quelques gâteaux de maïs ou doguenous, entrèrent doucement dans la chambre où étaient les deux frères. Ils trouvèrent ceux-ci endormis ou feignant de dormir.

Cupidon ouvrit sa lanterne, en tira une bougie, et à sa lueur examina la physionomie des deux mulâtres, couchés côte à côte dans le même hamac.

Leurs traits étaient assez réguliers, mais leur front plat et déprimé en arrière comme celui du serpent ; la courbure de leur nez, crochu comme le bec d’un oiseau de proie ; leurs lèvres, si minces qu’elles se voyaient à peine ; leur menton, saillant, et la direction singulière de leurs sourcils noirs qui, s’abaissant brusquement, se rejoignaient au-dessus du nez, et semblaient se perdre dans le pli profond qui les séparait, donnaient à leurs figures cuivrées un caractère sauvage et féroce.

Ils semblaient jouir d’un sommeil paisible. Leur respiration était calme, mesurée. Tout dans leur pose était rempli de souplesse et d’abandon. Rien ne trahissait la gêne, la roideur qui accusent ordinairement un sommeil factice.

Après les avoir un instant contemplés en silence, Cupidon et Touckety-Touk échangèrent un regard de doute ; le gros musicien dit tout bas à son compagnon : « Ils ont l’air de dormir… aussi paisiblement qu’un enfant bercé dans sa corbeille de jonc. Pour des affidés de l’homme qui fait des tambours avec des têtes de morts, ils ont un sommeil bien innocent ! »

Sans lui répondre, Cupidon les examina de nouveau d’un regard perçant ; rien ne lui annonça que les mulâtres le trompaient.

Voulant tenter une dernière épreuve, il pencha la bougie et fit tomber une goutte de cire brûlante sur le front de Tarpoën.

Le mulâtre ne sourcilla pas. Le calme de sa respiration ne fut pas interrompu.

— Il ne dort pas, dit Cupidon à voix basse au musicien. Cette douleur inattendue réveillerait un homme endormi.

— Au contraire, dit Touckety-Touk, son sommeil est tel qu’il ne sent rien.

— Qu’importe ? c’est un traître. Exécutons les ordres de notre maître. Poignardons-les. Nous cacherons leur corps, tu sais où…

Et Cupidon, tirant avec bruit un couteau de sa gaine, leva brusquement le bras, abaissa la lame si rapidement et si près de la poitrine découverte de Siliba, qu’une ligne de plus, la peau du mulâtre était effleurée.

Siliba ne sourcilla pas, et continua de dormir avec la plus entière sécurité.

— Allons, allons ! ils sont aussi dormeurs qu’un logaoo[3] pendant l’hiver. Tant mieux, nous n’aurons pas à leur parler ; et j’aimerais mieux souffler avec mes narines dans une flûte de bronze rougi au feu, que de passer la nuit à boire avec de pareils scélérats. Crois-moi, Cupidon, asseyons-nous là ; fumons notre pipe en ne les quittant pas de l’œil ; nous aurons l’avantage de ne pas partager avec eux le doguenou et le kill-dewill ; et demain matin, Sporterfigdt sera débarrassé de ces hôtes aussi porte-malheurs que l’Ourow-Kourow.

Cupidon se rendit aux raisons du musicien. Les deux noirs prirent leurs pipes au tuyau de caroubier et au fourneau de terre, s’assirent au-dessous du hamac, et commencèrent leur veillée.

Les deux mulâtres ne dormaient pas ; mais tel était leur empire sur eux-mêmes, qu’ils s’étaient merveilleusement contenus pendant cette scène.

Cupidon était assis presque en travers de la porte et Touckety-Touk en travers de la fenêtre. Ils causaient et fumaient, et ne semblaient pas devoir céder à un sommeil involontaire, ainsi que les deux frères l’avaient espéré.

Ceux-ci étaient tellement habitués à se comprendre au moindre geste, ils avaient une intelligence si sagace, qu’au moyen de mouvements presque imperceptibles, ils purent échanger quelques-unes de leurs pensées.

Ainsi Tarpoën, mettant son doigt sur le cœur de Siliba, et l’y appuyant deux fois, fit entendre à son frère qu’il fallait poignarder les deux noirs.

Celui-ci, repoussant légèrement du coude le bras de son frère, lui fit comprendre par ce mouvement qu’il ne partageait pas cette idée, tandis que sa respiration, qu’il éleva davantage, en exhalant un souffle sonore et prolongé, exprima clairement pour Tarpoën qu’il fallait compter sur le sommeil des deux noirs pour tenter quelque chose.

Malheureusement, Cupidon et Touckety-Touk semblaient puiser dans l’usage modéré du kill-dewill, alterné avec la pipe, une loquacité toujours renaissante.

Les deux mulâtres furent donc obligés de se résoudre, pour cette nuit du moins, à ne faire aucune funeste tentative, ne voulant pas exciter les soupçons par un essai malencontreux.

Cette résolution était d’autant plus prudente, que bientôt plusieurs coups de feu retentirent dans la direction des berges où étaient postées les sentinelles.

Cupidon et Touckety-Touk se levèrent précipitamment, coururent à la fenêtre.

Les deux mulâtres ne purent s’empêcher de paraître éveillés à ce bruit si rapproché.

— Ce sont quelques-uns de ces courlis rouges qui auront voulu s’approcher du canal, dit Cupidon en regardant par la fenêtre ; mais voilà tous nos gens sur pied maintenant… Bon ! comme toujours, la fille de

  1. Petit tambour fait d’une moitié de calebasse recouverte de peau d’agneau.
  2. Tue-diable, espèce de rhum très-fort.
  3. Aï ou paresseux, ainsi appelé par les nègres.