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vient de sonner à la cloche du pont-levis : il demande à coucher pour cette nuit, car un orage menace. C’est le planteur de l’anse du Paliest, ajouta-t-il avec un sourire amer et une sorte de terreur.

— Oultok le borgne ! s’écria la jeune fille. Je n’aime pas cet homme, il me fait peur… Mais il n’importe, Cupidon, fais-le entrer. Et toi, Mami-Za, dis qu’on prépare le souper.

Cupidon allait exécuter les ordres de sa maîtresse, lorsque Bel-Cossim l’arrêta du geste et dit à la jeune fille :

— Massera, Oultok le borgne est décrié dans toute la colonie pour ses vices et pour sa cruauté. Dans ce temps-ci, il faut se défier des traîtres… Le poison et l’incendie se sont souvent cachés dans la valise d’un voyageur.

— Bel-Cossim, quoi qu’il arrive… quoiqu’on craigne, s’écria Adoë, jamais la maison de mon père ne sera fermée à celui qui, sans abri et au moment de l’orage, me demandera un asile.


Les bottes du père Van-Hopp.

— Massera, prenez garde ! ce n’est pas d’hier qu’on envie Sporterfigdt !… Tous les moyens sont bons pour les méchants ! Oultok le borgne est méchant ; votre générosité peut vous coûter cher !…

— Mais voulez-vous donc, Bel-Cossim, reprit Adoë d’un air surpris et fâché, voulez-vous que je laisse cet homme exposé à être englouti cette nuit dans le marécage qu’il serait obligé de traverser pour regagner l’anse du Paliest ?

— Non, Massera, mais logez-le dans le petit bâtiment du canal, en dehors de l’habitation. Ainsi, il ne pourra faire aucune mauvaise tentative.

— C’est impossible, Bel-Cossim, c’est impossible. Oultok est un colon et non pas un voyageur étranger. L’hospitalité veut que le colon qui en reçoit un autre lui cède sa chambre et son lit. Oultok occupera donc la chambre de mon père, de même que mon père a occupé la chambre d’Oultok lorsqu’il est allé une fois le visiter pour terminer quelques affaires.

— Mais, Massera, le bâtiment du canal…

— Je vous répète, Bel-Cossim, que la manifestation d’une telle méfiance serait un outrage pour un colon ; jamais je n’outragerai l’homme sous le toit duquel mon père a dormi. Allez, Bel-Cossim, je le veux.

Ces derniers mots furent prononcés par la jeune fille avec une inflexion si impérieuse et si résolue, que le commandeur se résigna, à regret, à exécuter les ordres de sa maîtresse.

Adoë, suivie de Jaguarette et de Mami-Za, alla s’habiller d’une façon plus cérémonieuse, quoiqu’elle fût vivement contrariée d’être obligée de faire les honneurs de Sporterfigdt à un homme qui lui inspirait une profonde antipathie.

Quoique décidé à suivre les ordres de sa maîtresse, Bel-Cossim était beaucoup trop prudent pour ne pas prendre de grandes précautions avant d’introduire dans l’habitation un homme aussi dangereux qu’Oultok le Borgne.

Les approches du canal étaient assez découverts pour que l’ennemi ne pût s’établir en embuscade près de ses bords, mais il faisait nuit si obscure que le commandeur craignit qu’Oultok ne fût accompagné de plus de gens qu’il ne l’annonçait.

Dans cette hypothèse, une fois le pont-levis baissé, il n’était plus temps de le relever. Aussi, pour s’assurer de la vérité, Bel-Cossim fit porter sur le revers de la berge du canal plusieurs fagots de roseaux très-secs, auxquels on mit le feu.

À la lueur de cette flamme éclatante qui un moment éclaira vivement tous les environs de la plantation, le prudent commandeur s’assura qu’en effet Oultok le Borgne n’était accompagné que de deux domestiques.

Le pont-levis abaissé, le colon entra.

Il semblait de mauvaise humeur et singulièrement contrarié du long retard qu’on avait mis à l’introduire.

— À quoi bon allumer ce feu… au lieu d’ouvrir tout de suite la porte, drôle que tu es ? dit-il insolemment à Bel-Cossim, habitué qu’était le planteur à traiter son propre commandeur avec le plus profond mépris. Pourquoi, répéta-t-il, ce feu ? Est-ce pour chasser les moustiques ou en signe de réjouissance de ce qu’il arrivait un hôte à ta maîtresse ?

— Ce n’est pas pour chasser les moustiques, ce n’est pas en signe de réjouissance, que j’ai fait allumer ce feu, répondit Bel-Cossim avec un imperturbable sang-froid.

— Pourquoi donc alors l’as-tu allumé ?

— Parce qu’il le fallait, monsieur.

— Hum !… Tu fais bien l’impudent ; tu te sens bien fort ici, dit le colon irrité, en suivant le commandeur et Cupidon qui portait une lanterne. Quand ton maître est venu coucher à l’anse du Paliest, je l’ai reçu avec plus d’empressement que ta maîtresse n’en met à me recevoir.

— Massera Adoë va venir dans le salon, dit le commandeur à Oultok.

Il lui ouvrit la porte de cette pièce. Le colon y trouva Mami-Za qui, d’après l’ordre de sa maîtresse, lui offrit, selon l’usage, du vin de Madère et quelques fruits confits dans le vinaigre épicé, en attendant le souper.

Oultok refusa. Mami-Za le laissa seul.

La physionomie de cet homme était dure, sombre, et rendue plus repoussante encore par la perte de son œil.

Le colon avait quarante ans environ. Grand et décharné, il avait dû être d’une complexion robuste ; ses traits, d’une pâleur marbrée, étaient plus fatigués par les excès de toute sorte que par l’âge.

Si le père d’Adoë avait été le type malheureusement trop rare des colons humains, Oultok le Borgne était le type des colons impitoyables.

Blasé de bonne heure par l’abus de la domination la plus despotique et par la licence la plus effrénée, pour réveiller ses sens énervés il avait renouvelé dans de petites proportions, mais avec une égale barbarie, toutes les sanglantes et abominables débauches des Tibère, tous les caprices meurtriers d’Héliogabale, toutes les recherches gloutonnes des Vitellius.

Riche, vivant dans un pays d’une abondance merveilleuse, d’une fertilité sans égale, sous un climat dont l’habitude peut vaincre l’insalubrité, régnant par le droit, par la force et par la terreur, sur la population noire et métis de sa terre ; pouvant faire périr un esclave dans les plus affreux tourments en payant une amende de cinquante louis, habitant au milieu d’une solitude reculée où les regards d’une justice partiale ne pouvaient jamais atteindre ; Oultok, comme beaucoup de colons aussi cruels que lui, avait jusqu’alors échappé à la rigueur des lois humaines.

On avait pourtant quelquefois vu des esclaves, poussés à bout par la férocité des planteurs, se révolter et égorger leurs maîtres ; effrayante punition d’une existence souillée de tous les crimes ! Oultok lui-même avait failli être victime d’un de ses noirs. L’événement qui amena la perte de son œil prouve jusqu’à quel point cet homme poussait la cruauté.

Voulant châtier un nègre, il l’avait fait placer pieds nus au milieu d’un plancher de dix toises carrées, hérissé de pointes de fer très-aiguës. L’esclave, de quelque manière qu’il s’y prit pour échapper à ce supplice, devait traverser la moitié de cet instrument de torture.

Après avoir subi cette effrayante punition, l’esclave, rendu furieux par la douleur, se précipita sur le planteur, lui sauta au visage avec la férocité d’un tigre, le mordit à la gorge et lui arracha un œil.