Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/332

Cette page a été validée par deux contributeurs.

était telle, qu’il ne revenait jamais sans son baudrier de chasse, ou yoeo-pay, richement garni.

Habitué à redouter les embûches des nègres marrons et des Indiens, Cupidon s’arrêta un moment sur la jetée, et porta un regard attentif autour de lui ; puis, appelant ses deux épagneuls, qu’il avait nommés Manioc[1] (le chien) et Cassave (la lice), il leur fit un geste du bout de son fusil pour leur ordonner de se mettre à l’eau et d’aller quêter dans les joncs qui bordaient le marécage.

Cassave et Manioc obéirent à l’instant au muet commandement du noir, se jetèrent à l’eau, qui à droite, qui à gauche de la jetée, et nagèrent doucement pour aborder sur chaque rive du marais.

Cupidon était alors à portée des Indiens cachés ; il s’arrêta pour observer le résultat de la quête de ses deux épagneuls.

La senteur rancie de l’huile de castor, employée par les Piannakotaws pour se tatouer, était si forte, que Cupidon avait habitué ses chiens à arrêter sur le train de sauvages.

Manioc, qui se trouvait sous le vent de l’Indien de la rive gauche, fut si vivement saisi de cette odeur, qu’à vingt pas du bord il éventa l’Indien, et arrêta, si cela se peut dire, dans l’eau, en n’avançant pas et en continuant seulement de nager pour se soutenir à la même place, en tournant de temps à autre la tête du côté de son maître.

Cupidon connaissait trop bien la chasse et ses chiens pour croire qu’il leur fût possible de dépister un oiseau de marais à une si grande distance.

Persuadé qu’un Indien était en embuscade dans les joncs, obligé de passer par la jetée pour regagner l’habitation de Sporterfigdt, le noir devait user de toute son intelligence, de tout son courage, pour se tirer de ce pas dangereux.

Craignant que son ennemi n’entendit le faible bruit que faisait Manioc en nageant, d’un signe Cupidon rappela l’épagneul au moment où il tournait encore la tête vers lui.

L’obéissant animal revint sur ses pas, regagna la jetée à la nage et se mit à ramper derrière son maître.

Cassave, moins bien servie que Manioc, puisqu’elle était au vent de l’autre Indien, après avoir nagé jusqu’au bord de l’étang, s’engagea dans les grandes herbes. Cupidon, toujours immobile, suivit les traces de la lice à l’ondulation des joncs ; cette légère agitation cessa brusquement, il comprit que Cassave était aussi en arrêt.

Était-ce sur un homme ou sur un animal ? Le noir l’ignorait.

Dans ce doute, il résolut sagement d’agir comme si un second ennemi l’attendait an passage.

Il se souvenait d’ailleurs d’avoir entendu au loin, en se dirigeant vers le marais, les cris d’un tay-bay et d’un tigri-fowlo, quoique rien ne fût plus naturel que cet incident ; car les Indiens, en échangeant ainsi quelques signaux, poussent la ruse jusqu’à n’imiter que les chants des oiseaux qui se répondent, se cherchent ou se poursuivent habituellement. Cupidon pensa que ce bruit avait pu être un moyen de reconnaissance employé par les Piannakotaws.

Il attacha tour à tour ses yeux perçants sur les deux rives du marais avec cette perspicacité naturelle aux hommes de sa race et de son état.

Il aperçut bientôt, dans la direction que lui avait désignée l’arrêt de Manioc, un mouvement presque imperceptible au milieu d’une touffe d’hibiscus ; cette remarque lui fut singulièrement facilitée par le léger balancement de la longue aigrette écarlate de ce végétal qui, se détachant vivement du fond de sombre verdure qui l’entourait, lui offrit, pour ainsi dire, un point de mire assuré.

Cupidon, conservant tout son sang-froid, prit son tire-bourre, déchargea son fusil, remplaça le petit plomb par un lingot ; après avoir bourré son arme avec un morceau de cuir graissé, il mit une autre balle dans sa bouche pour pouvoir charger son second coup plus promptement, chercha dans son sein une sorte de relique qu’il baisa, murmura quelques paroles à voix basse, ajusta longtemps le pied de l’arbuste qu’il visait, et tira, comme on dit, au juger.

La balle siffla, fit voler quelques tiges de joncs, et arriva si juste sur l’hibiscus, que la hampe qui supportait l’aigrette fut brisée à sa base.

Manioc allait se jeter à l’eau pour chercher le gibier qu’il supposait tué par son maître, car Cupidon manquait rarement son coup ; le nègre l’arrêta d’un geste menaçant, et rechargea précipitamment son fusil, tout en considérant avec attention la suite de sa première attaque.

Les grandes herbes s’agitèrent un moment, comme si l’homme qu’elles cachaient s’était débattu convulsivement ; puis tout retomba dans la plus entière immobilité.

À peu près certain d’avoir tué ou blessé grièvement l’un de ses ennemis, et conséquemment de n’être pas inquiété sur la rive gauche, Cupidon avait encore à se défendre de l’ennemi qui pouvait être embusqué sur la rive droite.

Un léger frémissement dans les roseaux marquait toujours l’endroit où Cassave se tenait en arrêt, mais rien ne pouvait indiquer au noir dans quelle direction il devait précisément tirer… Les moments devenaient précieux, il pouvait à son tour servir de point de mire à l’Indien.

Avec la rapidité de la pensée, il se précipita dans le lac, de façon à avoir la jetée entre lui et la rive droite ; Manioc le suivit, et le nègre, s’accrochant d’une main aux plantes aquatiques qui rampaient sur le bord du chemin, soulevant son fusil de l’autre main, commença de s’avancer doucement au fil de l’eau, n’ayant que la tête hors du lac et absolument au ras de la jetée.

Ainsi à couvert, il put examiner sans danger le mouvement de l’autre Indien.

Les roseaux s’écartèrent doucement, et peu à peu le Piannakotaws agenouillé, tenant son fusil armé, avança la tête avec précaution.

Étonné de ne voir personne sur la jetée, il se découvrit tout à fait, se leva debout, et interrogea l’espace avec inquiétude. Il crut sans doute que le coup de feu avait été tiré par son chef, et que le nègre était retombé dans l’étang.

Posant son fusil par terre, il fit de nouveau, et par deux fois, entendre le cri du tigri-fowlo.

Aucun cri ne lui répondit.

À ce moment, Cupidon, se tenant toujours d’une main aux lianes de la jetée, appuya de l’autre main le canon de son fusil sur une pierre du chemin, et, tirant à fleur d’eau, il eut le bonheur d’atteindre l’Indien à la jambe.

Le Piannakotaw chancela, et tomba sans pousser une plainte.

Par deux fois il essaya de se relever, mais la douleur était si cuisante, qu’il ne put y parvenir. Alors, avec l’instinct des bêtes sauvages, il s’enfonça en rampant au milieu des joncs, pour se mettre à l’abri de nouveaux coups.

Cupidon, enchanté de son adresse, et n’étant pas certain que ces deux Indiens fussent les seuls ennemis cachés, continua de s’avancer jusqu’à une touffe d’arcostas épineuses, derrière laquelle il se blottit en sortant de l’eau.

Depuis cet endroit jusqu’à l’entrée de la forêt, le trajet de la jetée n’était pas fort long, et les deux rives de l’étang n’étaient plus assez fourrées pour cacher une embuscade.

Après avoir attentivement observé les lieux, Cupidon prit brusquement sa course, suivi de Manioc et de Cassave, qui l’avaient rejoint ; il laissa bientôt le marais derrière lui, gagna la forêt et arriva sans encombre aux premiers défrichements de la plantation de Sporterfigdt, à laquelle il appartenait.


CHAPITRE VI.

La plantation.


Cette plantation était absolument destinée à la culture du café.

Lorsque Cupidon s’en rapprocha, il ralentit sa course et s’arrêta sous un bananier d’où la vue s’étendait au loin.

Le noir examina son gibier, qui n’avait pas souffert de son séjour momentané dans l’eau, appela ses deux épagneuls, les caressa, essuya son front trempé de sueur, et reprit haleine en jetant de temps à autre des regards triomphants du côté du lac.

On était à la fin de juin, époque habituelle de la première récolte du café, la seconde ayant lieu au mois de novembre.

À quelque distance de lui, Cupidon voyait les vastes carrés de terre plantés d’environ deux mille caféiers dans toute leur vigueur. Ces beaux arbres, taillés à hauteur d’homme pour faciliter la cueillaison de leurs fruits, étaient plantés à dix pieds les uns des autres ; leur écorce brune disparaissait presque sous leurs feuilles toujours vertes, lisses et luisantes comme de la porcelaine, délicatement festonnées, longues de trois à quatre pouces, et, pour ainsi dire, émaillées de baies d’un rouge vif et vermeil comme celui d’une cerise[2], et du plus charmant effet.

Le jour tirait à sa fin ; tous les noirs de l’habitation, hommes, femmes, enfants, étaient occupés à rentrer la récolte du café dans des paniers tressés de joncs.

Ils accompagnaient leurs travaux d’un chant monotone et mélancolique, particulier aux peuples sauvages. Les paroles étaient en patois nègre, composé de hollandais, d’anglais et d’espagnol, dialecte familier aux gens de couleur et aux noirs de la colonie.

Rien de plus sonore et de plus doux que ce langage dont presque tous les mots finissent par une voyelle.

Les chansons des noirs étaient fort simples ; l’un d’eux commençait par chanter sur un rhythme lent quelques paroles improvisées relatives aux travaux, telles que :


Le café est mûr, remplissons nos corbeilles.
Ce soir nous mangerons le gangotay,
Ce soir nous danserons au son du kiemba-toe-toe, etc.


Puis tous les travailleurs répétaient ces paroles en chœur, en les accompagnant de cadences traînantes.

  1. On tire la farine de cassave de la racine du manioc.
  2. La pulpe de ces baies, d’un goût douceâtre assez agréable, sert d’enveloppe à deux coques étroitement unies qui contiennent chacune une demi-fève ou une semence d’une nature cartilageuse, d’un vert pâle. Ces fèves sont les grains de café. Un caféier donne trois à quatre livres de café par récolte, et il y a deux récoltes par année.