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abîme de vase épaisse, où il était aussitôt englouti ; fondrières d’autant plus dangereuses, que leur surface verdoyante ne les distinguait en rien de quelques jetées naturelles, formées par des veines d’une terre compacte, qui sillonnaient çà et là ces immenses flaques d’eau.

C’est dans une de ces solitudes profondes que nous conduirons le lecteur.

On était à la fin du mois de juin de cette année 1772, sur les quatre heures du soir.

Un des marécages dont on a parlé s’étendait au milieu d’une des parties les plus désertes et les plus épaisses de la forêt. Un des bras de la Commewine, qui alimentait cet étang, fuyait à l’horizon sous un berceau de verdure épaisse, formé par les palétuviers qui bordent ses rives.

Rien de plus triste, rien de plus imposant que le silence de mort qui régnait dans cette vaste enceinte.

Traversé par plusieurs sillons de verdure, le lac immobile, terne, d’une couleur glauque et plombée, semblait absorber dans son gouffre, sans les refléter, les rayons étincelants de ce soleil torride.

L’onde, unie comme un miroir d’étain, était si pesante, qu’à peine quelques gouttes d’eau, aussi opaques que des perles, pouvaient en jaillir, sous l’aile des courlis écarlates, ou des jabirus blancs, qui venaient quelquefois effleurer sa surface.

Jetant des cris aigus, ces oiseaux planaient au-dessus de larges touffes de nymphéas, dont les feuilles gigantesques étaient couvertes de serpents jaunes à taches noires, entrelacés les uns aux autres ; lorsque leur ennemi s’approchait d’eux, les reptiles, resserrant encore leurs horribles nœuds, dressaient leurs têtes plates, et s’agitaient si vivement, qu’on ne distinguait plus, au milieu des grandes feuilles vertes, qu’un fourmillement d’or et d’ébène.

Lorsqu’un des oiseaux avait enfin saisi sa proie, jetant ses longues pattes rouges derrière lui, il ouvrait ses fortes ailes d’un blanc de lait, et serrant le serpent dans son bec crochu, malgré les tortillements convulsifs et les sifflements du reptile, il allait le dévorer sur une des rives du lac.

Ailleurs, des bandes de canards bruns du Labrador, au col pourpré, mouchetaient la surface du marais ; souvent ils prenaient précipitamment leur vol, en laissant quelques-uns de leurs compagnons dans la gueule d’un caïman vorace, qui montrait au-dessus de l’eau sa tête hideuse à écailles verdâtres.

Autour de ces fondrières, des roseaux et des hibiscus à fleurs cramoisies s’élevaient à l’énorme hauteur de douze pieds. D’autres plantes qui croissent au bord des marécages, telles que la seneka aux ombelles roses, l’arctosta à baies de pourpre, le bourgêne ou l’agavé, se mêlaient à ces végétaux, et formaient autour de l’étang une large ceinture d’herbes gigantesques, qui allait rejoindre la lisière de la forêt.

Celle-ci se développait dans toute la splendeur, dans toute la puissance de sa végétation équinoxiale ; les catalpas, les magnolias, les tulipiers, les sassafras, les palmiers, les bananiers, y avaient atteint une hauteur prodigieuse.

Leur feuillage, leur verdure, si divers, formaient des masses aussi variées de couleurs que de formes ; des lianes énormes, des aristoloches, des bignonias, des grenadilles, enlaçaient de leurs inextricables roseaux ces arbres pressés les uns contre les autres. Les rejetons de ces plantes grimpantes, joints aux arbustes rampants que se croisaient en tous sens sur le sol, formaient un impénétrable fourré.

Sur ces masses de feuillage d’un vert sombre se détachaient çà et là des hêtres aux feuilles pourpres et dentelées, des érables à sucre, dont l’aubier est rayé de blanc et de bleu pâle, des papayas, arbre royal dont le tronc droit et élancé ressemble à une colonne d’argent ciselée, surmontée d’un chapiteau de feuilles d’émeraudes, au bout desquelles se balancent élégamment des fruits couleur de rubis.

Des perroquets aux ailes d’azur, au corps cramoisi nuancé de vermeil, de petites perruches vertes à têtes roses, accablés de la chaleur, cherchaient la fraîcheur du sol en s’affaissant au pied des arbres, malgré leur peur instinctive des serpents et des chats-tigres.

Pas un souffle de vent ne ridait la surface unie du lac, l’atmosphère était étouffante, l’air était saturé des âcres parfums qu’exhalent les plantes aquatiques ; l’on sentait aussi l’odeur humide et chaude des forêts, dont les obscures profondeurs sont impénétrables au jour.

Le disque du soleil, caché par la cime des arbres, jetait au loin des torrents de lumière ardente comme du bronze en fusion ; se dégradant peu à peu, elle se fondait dans un ciel d’un bleu de saphir, qui, à l’horizon, devenait couleur d’outre-mer foncé, glacé d’or bruni.

À l’exception des cris plaintifs des courlis, tout se taisait, tout était silence, calme, immobilité, au milieu de cette fournaise.

Nous l’avons dit, on ne sentait pas le moindre souffle de brise ; pourtant les hautes herbes qui couvraient la rive droite du marécage, sans doute agitées par le passage d’un corps rampant, laissèrent tout à coup apercevoir à leur sommet une légère ondulation.

Ce sillon s’avançait lentement de la forêt vers le bord de l’étang.

Quelques spatules au plumage gris et pourpré, effrayés dans leur retraite, s’élevèrent du milieu des joncs, et traversèrent les marais à tire-d’aile.

Tout à coup, le cri rauque, enroué, funèbre, d’une espèce de hibou appelé par les Indiens taybay, ou oiseau de mort, retentit sur la rive gauche du marécage.

Les herbes de la rive droite redevinrent immobiles, comme si le corps caché qui les sillonnait en rampant se fût arrêté subitement.

Le même cri se fit entendre de nouveau, mais par deux fois, avec une inflexion différente, et à deux distances assez éloignées.

Après quelques minutes, les herbes de la rive droite recommencèrent à s’agiter de nouveau dans la direction de la forêt à l’étang, et bientôt un Indien, se traînant sur les mains et sur les genoux, parut au bord du marécage, après avoir écarté avec précaution les tiges flexibles des roseaux.

Là, il resta un moment immobile, à demi caché par les larges feuilles des plantes aquatiques, et jeta de tous côtés un coup d’œil attentif et perçant.

Cet Indien, nommé Ourow-Kourow, était le chef de la tribu des Piannakotaws, alliés des nègres rebelles ; il avait le corps entièrement teint en rouge vif, au moyen de la semence d’arnoka, mélangée dans de l’huile de castor. Une bande de coton rayée de blanc et de jaune lui ceignait les reins ; il portait un long couteau attaché à une ceinture de cuir ; de la main droite il tenait sa carabine, dont la batterie était soigneusement enveloppée d’une espèce de fourreau fait de peau de tapir, imperméable à l’eau, suspendue à une sorte de baudrier orné de défenses de sanglier et de dents de tigre ; une corne de bœuf, soigneusement bouchée, contenait sa poudre ; le reste de ses munitions était renfermé dans un petit sac fait de la même peau que l’enveloppe de son fusil.

La figure de cet Indien, teinte en rouge comme le reste de son corps, était tatouée d’une manière bizarre.

Deux larges cercles d’un bleu pourpre très-sombre, dû à la graine du tapowripa, et figurant deux serpents roulés sur eux-mêmes, entouraient ses yeux, tandis que deux lignes longitudinales de même couleur, partant du sommet de son front, couvert de cheveux noirs tressés, descendaient de chaque côté des joues et allaient se rejoindre au milieu du menton.

Enfin, un anneau d’argent passé dans le cartilage du nez, et quelques plumes de perroquet, rouges et bleues, fixées sur sa tête par un bandeau de coquillages, complétaient la parure de ce chef des guerriers piannakotaws, alliés de Zam-Zam.

Un instant, il écouta attentivement du côté de l’ouest ; puis il mit deux de ses doigts dans sa bouche et imita, avec une perfection incroyable, le sifflement aigu du tigri-fowlo, ou oiseau-tigre.

Le glapissement funèbre du tay-bay lui répondit bientôt ; un autre Indien, portant les mêmes armes et les mêmes tatouages, parut au milieu des roseaux, de l’autre côté du marécage, qui, à cet endroit, n’était pas fort large.

Après avoir échangé quelques signes mystérieux, en montrant l’occident, vers lequel le soleil commençait à baisser rapidement, les deux Piannakotaws se retirèrent tapis et cachés dans les roseaux, qui reprirent leur immobilité première.

Le marais était traversé par plusieurs jetées naturelles, malheureusement trop faciles à confondre avec les biri-biri, ou croûtes végétales, qui recouvraient les abîmes de vase.

Après plusieurs circuits, une de ces jetées coupait à peu près transversalement le lac dans sa partie la plus étroite, et passait à peu de distance des deux rives où s’étaient embusqués les Indiens.

Ils se tenaient cachés depuis une demi-heure environ, lorsqu’un nègre, suivi de deux chiens, parut au bord de l’étang.

Après avoir quelque temps côtoyé sa rive avec précaution, il s’avança sur la jetée, qui devait raccourcir de beaucoup sa route en lui épargnant le long circuit qu’il fallait faire pour gagner la partie orientale de la forêt vers laquelle il semblait se diriger.

Le nègre était dans toute la force de l’âge, ses cheveux crépus commençaient à grisonner sur ses tempes ; sa taille était élevée, vigoureuse ; ses traits exprimaient la résolution et la bonne humeur ; il portait un large chapeau de paille de riz, une veste de coton à carreaux bleus et blancs ; un pantalon de même couleur et de même étoffe se serrait à sa taille par un ceinturon, qui supportait ses ustensiles de chasse, ainsi qu’un petit sabre à lame droite et aiguë, monté en argent.

Il marchait pieds nus, et tenait son fusil comme un chasseur prêt à tirer ; un baudrier de cuir, traversé dans toute sa longueur par un cordon de fil d’aloès qui passait et repassait dans de larges œillets, lui avait servi à attacher par la tête une douzaine de pluviers, de bécasses et de poules d’eau.

Ses deux chiens épagneuls, de petite taille, blancs et orangés, le suivaient de très-près.

Ce nègre portait au bras gauche une large plaque d’argent sur laquelle on lisait en gros caractères : « Cupidon, fidèle aux Européens. 1767. »

Cette plaque honorifique avait été accordée par le gouverneur de la Guyane à ceux des nègres de la colonie qui avaient courageusement combattu les révoltés de la Sarameka. Le noir Cupidon, appartenant à l’habitation de Sporterfigdt, s’était depuis longtemps montré digne de cette glorieuse récompense par plusieurs traits de bravoure lors de la poursuite des nègres rebelles du féroce Zam-Zam.

Quand il ne guerroyait pas comme membre de la milice noire de la Guyane, Cupidon remplissait les fonctions de nègre chasseur de la plantation de Sporterfigdt, qu’il devait approvisionner de gibier. Son adresse