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petite herbe du monde. Si vous avez la bêtise d’y mettre le pied, vous y faites votre trou, et vous disparaissez ad patres. (C’est étonnant comme mon latin me revient, je me crois encore au collège de La Haye.) Ces gueux de nègres ont un instinct incroyable pour reconnaître les fausses savanes des vraies. Mais nous, qui ne possédons pas ce bel avantage, nous y avons laissé englouti beaucoup de monde, et le tout pour rien, car je n’ai pu joindre Zam-Zam, après trois semaines de campagne. J’ai fait la guerre en Europe, mais cette guerre-ci n’y ressemble pas. Les nègres ne font jamais de prisonniers, ou bien, si les Indiens Arrakoës vous gardent, c’est pour approvisionner leur garde-manger. Nos troupes coloniales rechignent en diable à aller contre Zam-Zam, et nous comptons sur nos recrues d’Europe, qui ne se doutent de rien, pour donner la chasse à ce brigand.

« Le vaisseau qui te portera cette lettre porte des dépêches de notre gouverneur ; il demande des renforts, et il a raison, car Surinam et Paramaïbo sont menacés. Nous n’avons ici que dix-huit cents hommes de troupes de la marine ; tu vois que c’est une jolie guerre. Si ton fils (écoutez bien ceci, Hercule), si ton fils est toujours aussi enragé que tu le dis dans tes lettres, tu n’as qu’à me l’envoyer, j’en aurai soin comme de mon propre enfant, et il aura toujours la première place à l’attaque et la dernière à la retraite. Puisqu’il est, comme tu me l’annonces, un vrai glouton de dangers, il aura ici, pardieu, de quoi choisir et de quoi s’en donner, et ça rendra service à la colonie ; car il faut pour cette guerre, non des hommes, mais des diables incarnés. (Vous entendez, Hercule !)

« Quant à moi, j’aimerais autant batailler autrement. Mais je suis là, il faut bien que je gagne ma solde et que je défende ma peau ; ce qui fait que je tape comme un sourd. Il se peut que cette lettre soit la dernière que tu reçoives de moi ; car les flèches barbelées ont peut-être été empoisonnées, et je puis laisser mes os dans une sortie contre Zam-Zam.

« En tous cas, je te fais mille amitiés, mon cher Hardi. Pense quelquefois à ton vieux camarade, qui va boire une pinte de vin de Bordeaux à ta santé et à la sienne. Et pour finir en vrai soldat, crèvent les poltrons et vivent les lurons ! mille noms d’un diable !… — Avec lequel je t’embrasse.

« Le major Rudchop. »


CHAPITRE IV.

Le volontaire.


Le greffier ne put achever la lettre du major Rudchop sans attendrissement.

Il essuya ses yeux humides du revers de sa main et s’écria : — Ce bon major ! l’excellent homme ! le cœur d’or… Puis, regardant son fils, il ajouta : Tu vas te moquer de mes larmes, tête de fer que tu es !… Mais, c’est égal ; tu diras toi-même à Rudchop, si toutefois tu le retrouves en vie, tu diras à ce vieil ami combien sa lettre m’a touché… tu lui diras que tu as vu couler mes pleurs… et il ne m’en voudra pas de ma faiblesse, j’en suis bien sûr.

Ce disant, le greffier ploya dévotement sa précieuse missive, et alla la serrer dans un tiroir.

On peut facilement se figurer avec quelle terreur Hercule avait écouté le récit épistolaire du major.

Il avait assez souvent entendu parler de l’horrible guerre qui désolait alors la Guyane, pour reconnaître que le bon Rudchop, comme disait le greflier, n’exagérait rien[1]. Hercule était frappé de stupeur ; mais il avait depuis trop longtemps pris l’habitude d’obéir machinalement à son père, et d’être l’impassible écho de ses élucubrations héroïques, pour oser dire un seul mot.

Pendant la lecture de cette lettre, il était resté pétrifié, les yeux fixes, les traits immobiles, ses deux mains appuyées sur ses genoux.

Le greffier avait souvent regardé Hercule du coin de l’œil, aucune émotion ne s’était trahie sur le visage du jeune homme. Aveuglé par son illusion, son père prit, selon son habitude, ces symptômes de frayeur muette pour la dédaigneuse insouciance du danger, et, lorsqu’il revint près de son fils, il ne put s’empêcher de lui dire d’un air assez mécontent :

— Plus que personne j’admire le courage, l’intrépidité qui rend indifférents des gens tels que vous aux plus épouvantables dangers que l’homme puisse imaginer… mais il y a un terme à tout… et je vous avoue, mon fils, que j’aurais voulu vous voir quelque peu ému des périls qu’a courus mon bon et vieil ami Rudchop… Pauvre major… qui, peut-être, à cette heure, n’existe plus ! puisqu’il est malheureusement possible que les flèches aient été empoisonnées, comme il le supposait… hêlas !…

— Mon père, dit Hercule avec effort, ne croyez pas que…

— Il suffit, mon fils, reprit le greffier en l’interrompant. J’ai tort de vous adresser ce reproche. À chacun sa nature. Le vautour ne peut pas avoir le tendre cœur de la colombe ; le fier lion ne peut pas être caressant comme l’agneau. Pendant que je lisais la lettre de ce bon Rudchop, je vous ai bien examiné… on rôtissait ce pauvre Dumolard… vous étiez de marbre !… Un serpent dévorait le père Van Hop… vous étiez de marbre !… On torturait affreusement des nègres… vous étiez de marbre !… toujours de marbre !…

— Mais, mon père…

— Dieu est juste, continua le greffier avec un accent profondément philosophique et mélancolique. Il vous punit par l’exagération même des choses que vous avez le plus vivement souhaitées !… Je lui avais demandé pour mon fils… pour le digne descendant des Hardi un grand courage, et le Seigneur l’a doué d’une bravoure, d’une audace… qui, hélas ! va jusqu’à la plus effrayante insensibilité… Cela devait être ainsi… Il vaut mieux que cela soit ainsi… notre séparation sera moins douloureuse… pour toi… pour toi du moins, cruel enfant ! s’écria le greffier avec un élan de tendresse véritable, en tendant les bras à son fils avec émotion.

Hercule, complètement atterré en songeant à l’avenir effrayant qui l’attendait, sentait que, malgré ses frayeurs mortelles, il irait rejoindre le major Rudchop à la Guyane plutôt que d’oser exprimer ses craintes. L’accès d’attendrissement du greffier trouva donc d’autant moins d’écho dans le cœur d’Hercule, que celui-ci attribuait avec raison les périls inouïs qui le menaçaient aux folles et malheureuses imaginations de son père.

Hercule, n’ayant pour ainsi dire pas la force de se lever de sa chaise, ne répondit que par un respectueux mouvement de tête aux avances de M. Hardi.

— Rocher !… véritable cœur de rocher !… s’écria celui-ci avec accablement, en laissant retomber sur ses genoux ses bras si paternellement ouverts. Enfin, reprit-il, je dois me résigner… Depuis assez longtemps je vis avec la pensée que je dois un jour quitter mon fils. Dès que l’aiglon peut voler, il s’élance hors de l’aire qui l’a vu naître, sans regarder derrière lui. Je m’y attendais. Le sacrifice sera pénible… mais il est nécessaire à la gloire des Hardi ! Heureusement mes pressentiments, en qui j’ai une foi aveugle, car ils ne m’ont jamais trompé, me permettent, m’ordonnent de laisser un libre cours à votre aventureuse audace. Une voix secrète me dit que vous courrez d’épouvantables dangers, mais que vous me reviendrez, et je la crois. Cette voix secrète ne m’a-t-elle pas dit aussi que vous seriez de l’étoffe des héros ? M’a-t-elle trompé ? Non, sans doute, puisque je vous trouve même d’une insensibilité par trop héroïque. Cette voix sera donc vraie comme toujours.

Hercule frémit en songeant à ce que lui présageait la perspicacité de son père.

À ce moment, dame Balbine entra dans l’arsenal du greffier, et lui dit :

— Monsieur, c’est le pilote Keyser qui demande à vous parler de la part du capitaine du port ; il dit que sa commission est très-importante.

— Fais monter Keyser, dit maître Hardi en soupirant.

L’amoureux de Berthe la laitière parut bientôt.

C’était un homme de trente ans environ, vigoureux et bien découplé, à la physionomie vive, ouverte et résolue, au teint coloré, au regard joyeux ; ses cheveux blonds et sans poudre étaient rattachés derrière sa nuque par un nœud de cuir… le collet rabattu de sa chemise de laine bleue rayée de blanc laissait voir son col musculeux comme celui d’un taureau. Il portait une vieille veste galonnée, au collet et aux manches, d’un passement d’argent terni. Une ceinture de laine rouge serrait sur ses hanches de larges brayes de grosse toile à la flamande, dont la partie inférieure disparaissait dans d’immenses bottes du pêcheur qui lui montaient au milieu des cuisses.

Keyser était le plus joyeux marin de Flessingue ; bien des jeunes filles enviaient Berthe la laitière, lorsque le dimanche, allant aux kermès, elle appuyait son bras sur celui du pilote, alors vêtu de ses plus beaux habits, et portant au col une chaîne d’argent et une médaille d’or que lui avait valu le sauvetage d’un navire ; mais autant Keyser était libre et gai sur le port ou à bord de son vaisseau, autant il se trouvait gêné en présence de maître Hardi.

Celui-ci était, par son office, chargé de faire toutes les enquêtes relatives à la contrebande et à la pêche, d’informer contre les tapageurs et contre les maîtres de taverne qui embauchaient des matelots pour l’étranger. En un mot, aux yeux du pilote, le greffier était un homme de loi, et Keyser, partageant tous les préjugés des matelots, se représentait les gens de loi comme des êtres éminemment dangereux, malfaisants, et pouvant mener le plus honnête homme à la potence par la manière diabolique dont ils savaient interpréter et défigurer les paroles les plus innocentes.

Lorsque Keyser était parti pour la mission dont il avait été chargé, à son grand regret, par le capitaine du port, ses camarades, les matelots, lui avaient expressément recommandé de bien se défier du vieux greffier, de tourner, comme on dit, sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, et de se rappeler que Frantz, le canonnier, avait été pendu pour avoir seulement dit : « Dieu vous bénisse » à un homme de loi qui éternuait, et qui lui en voulait, tant ces maudits avaient l’art infernal d’embrouiller les affaires les plus simples.

  1. Voir la relation du capitaine Stedman sur cette guerre. — Londres, 1780.