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osé de sa vie dire à son père l’éloignement invincible qu’il ressentait pour l’état militaire.

Lui montrant le portrait du bonhomme Hardi, peint par un élève de Vander Mulën, émorioné, cuirassé, botté, éperonné, tenant à la main un glaive démesuré, et fièrement campé sur un grand cheval noir, le greffier disait souvent à notre héros :

— Brave Achille, vaillant Hercule, comme ton grand-père tu seras capitaine, et intrépide capitaine ! n’est-ce pas ?

Puis, sans attendre la réponse de son fils, le greffier ajoutait à la dragonne :

— Oui, ventrebleu ! tu seras un valeureux capitaine ; car sans cela, tête-bleue ! sang-bleu ! corbleu ! je te maudirais !  !

Hercule tremblait alors de tous ses membres, baissait les yeux, et ne répondait rien ; silence obstiné que son père ne manquait pas de prendre pour un consentement tacite.

Hercule était, selon le greffier, un de ces hommes courageux, mais froids, concentrés, peu démonstratifs et jamais bravaches, parce qu’ils ont la conscience de leur intrépidité ; de ces gens qui, méprisant les dangers vulgaires, n’atteignent toute l’héroïque élévation de leur courage qu’au fort des périls les plus extraordinaires.

Ce n’était pas tout : le belliqueux greffier, caressant toujours son illusion chérie, s’abusait non moins étrangement sur le physique d’Hercule.

Il fallait l’entendre expliquer, commenter, traduire la constitution chétive, la maigreur, les formes anguleuses, la taille frêle, l’air placide et gauche d’Hercule, et jusqu’à son embarras auprès des jeunes filles.

Il fallait l’entendre interpréter par ce signalement formidable la faiblesse négative d’Hercule :

— Ce garçon-là, mille bombardes ! n’est pas de ces masses pesantes et inertes qui ne peuvent se mouvoir et que la moindre fatigue essouffle ! né pour la guerre et pour les fatigues, trempé comme l’acier, il est tout nerf et tout os. Ce n’est pas tout : ainsi que les hommes de grande race militaire, il a les épaules rondes, il est pâle comme le prince d’Orange, il est maigre comme le grand Frédéric, il est blond comme l’électeur de Saxe, et, comme la plupart de ces grands capitaines, il fuit un sexe qui pervertit les âmes les plus fortes, qui amollit les plus indomptables caractères. Béni soit enfin le ciel de ce qu’Hercule-Achille Hardi soit fait pour relever le nom belliqueux des Hardi, qui en moi et malgré moi était, hélas ! tombé de lance en quenouille !

Dès qu’il eut quinze ans, Hercule, par les ordres de son père, s’adonna aux exercices militaires ; on doit dire qu’il y déploya une maladresse aussi particulière qu’opiniâtre.

En tirant au mur, il avait eu l’inconvénient de crever un œil à son maître d’escrime. Les armes à feu furent aussi fatales entre ses mains : en visant à la cible, il se retourna maladroitement vers le maître du tir pour lui parler, son coup partit, et sa balle laboura les côtes de cette nouvelle victime.

— Voyez-vous, avec son calme et son air froid, comme il a l’instinct du carnage ! s’écria le greffier en extase devant son fils. Ce ne sont pas, morbleu ! des semblants de dangers, ce ne sont pas seulement des jeux guerriers qu’il lui faut, mais bien de véritables et de bons coups d’épée, de véritables et de bons coups de mousquet. À l’un il crève l’œil, à l’autre il laboure les côtes. Oh ! Achille ! oh ! Hercule ! oh ! Victor le bien nommé, tu feras reverdir les lauriers de ton grand-père ! ajouta le greffier avec exaltation.

Lorsqu’il eut l’âge d’entrer au service, le greffier acheta une commission d’enseigne pour son fils.

Le jour où il lui annonça cette héroïque nouvelle, il le mena devant le portrait du bonhomme Hardi, et, décrochant la rapière du vieux capitaine, il dit à son fils d’un air solennel :

— Voici l’épée… la vaillante épée de votre grand-père, mon fils. Ne la tirez jamais du fourreau sans raison, mais ne l’y remettez jamais que teinte du sang des ennemis de votre pays ou du vôtre.

Hercule reçut l’épée en soupirant, et la mit à son côté avec une muette résignation.

Hercule apprit tant bien que mal l’école de l’officier d’infanterie. Les soldats de son peloton eurent à lutter longtemps contre leur envie de rire, en voyant la figure hétéroclite de leur enseigne. Peu à peu ils s’y habituèrent ; et comme, après tout, Hercule était le meilleur homme du monde, ils finirent par l’aimer assez.

Les officiers de son régiment, après s’être amusés de la simplicité du fils du greffier, qui fut quelque temps leur plastron, le laissèrent en repos, touchés de sa placidité stoïque, qu’ils prirent pour du sang-froid et de l’originalité.

Tel était, au physique et au moral, Hercule-Achille-Victor Hardi lorsqu’il fut mis en fuite par Follette, génisse favorite de Berthe, la laitière.

Nous suivrons le pacifique enseigne dans la maison paternelle, qui va être le théâtre d’un événement inattendu.


CHAPITRE III.

La lettre.


La maison habitée par le greffier Hardi était, comme toutes les maisons hollandaises, bâtie de briques avec des clefs de fer ouvragées et disposées en manière d’ornement sur une façade élevée en gradins au-dessus du toit ; un perron de quatre marches de pierres, toujours soigneusement lavées, conduisait à une porte peinte en vert, garnie de gros clous de cuivre bien luisants.

Lorsque Hercule frappa, dame Balbine, la ménagère (le greffier était veuf depuis longtemps), vint lui ouvrir.

Cette respectable matrone, au visage pâle et ridé, encadré dans un bavolet et dans une fraise d’une blancheur éblouissante, était vêtue d’une longue robe de bure noire ; elle portait à sa ceinture un trousseau de clefs attachées à une chaîne d’argent.

— Eh ! mon Dieu ! comme vous voilà fait ! s’écria dame Balbine d’une voix aigre, en voyant la fange qui souillait les habits de l’enseigne ; car, dans sa chute au milieu des lavandières, il s’était couvert de boue noire. Mais, reprit la ménagère, vous n’avez pas le temps de quitter ces vêtements, allez vite, allez vite… maître Hardi vous attend dans son arsenal, comme il appelle toutes les vieilles ferrailles dont il encombre son cabinet. Il vient de recevoir des lettres par le messager de la Haye.

Hercule, agité par un funeste pressentiment, monta l’escalier pavé de faïence bleue et blanche qui conduisait à l’arsenal du greffier.

Maître Hardi, petit homme brun, à l’œil vif et résolu, aux joues colorées, à l’air pétulant, vêtu de noir, ainsi que l’exigeait son emploi, était assis devant le portrait de son père le capitaine.

Une foule de vieilles armes, casques, hallebardes, hassegayes, cuirasses, épées, étaient pendues au mur et brillaient çà et là éclairées par le jour d’une fenêtre à petits carreaux, encadrés de plomb.

Ne pouvant guerroyer, maître Hardi voulait au moins charmer ses loisirs par la vue constante des armes qu’il lui était interdit de manier. Des gravures de batailles anciennes et modernes complétaient l’ornement de ce musée militaire.

Lorsqu’Hercule entra dans ce belliqueux sanctuaire, le greffier mit la lettre qu’il lisait sur une table, se leva, et embrassa joyeusement son fils en lui disant : — Victoire !… victoire !… mon brave Achille… mon Hercule. Nous avons la guerre !

Hercule regarda son père avec un étonnement stupide.

— Oh ! reprit le greffier, s’abusant complètement, selon son habitude, sur l’expression de la physionomie de son fils, et en interprétant son silence à sa fantaisie, oh ! je te vois, tu as l’air indifférent… parce que tu crois qu’il s’agit tout simplement d’une guerre ordinaire, d’une guerre en Europe ;… mais tu n’y es pas… mon intrépide ! Il ne s’agit pas de périls médiocres, mais de dangers énormes, inouïs, exorbitants ! Ah ! quelle moisson de lauriers tu vas recueillir ! Oh ! que n’y suis-je à ta place ! quelle gloire pour la famille ! Tiens, il me semble voir les yeux de mon valeureux père étinceler de joie guerrière sous la visière de son casque ! dit le greffier en montrant le sombre portrait du capitaine Hardi.

— Des dangers énormes… inouïs, exorbitants ? répéta Hercule d’une voix timide et craintive.

— Oh ! que je te reconnais bien là, digne fils des Hardi ! s’écria le greffier avec orgueil. Ce qui te touche tout de suite, ce sont les dangers, mon brave ! mon héros !… Et avec quel aimable flegme il vous dit cela de sa petite voix flûtée… des dangers inouïs ! exorbitants ! mais c’est superbe ! s’écria maître Hardi ; et dans son délire il serra son fils dans ses bras avec effusion, en répétant à chaque embrassade : — Oui, des dangers énormes… oui, des dangers exorbitants… oui, des dangers inouïs… Réjouis-toi ! D’abord, l’Océan à traverser, la tempête et le naufrage à braver, — dangers de mer ; — puis, sous le ciel d’airain des tropiques, parcourir des forêts immenses et inconnues remplies de lions, de tigres, de serpents à sonnettes, marcher sur un sol mouvant qui ouvre à chaque instant sous vos pieds des gouffres invisibles et sans fond… Dangers de terre ! hum… Es-tu content, mon insatiable ? Mais tu crois que c’est tout, n’est-ce pas ? Eh bien ! non, non ; cela n’est rien encore ; ce n’est que le cadre du tableau… ce n’est que la trame vierge qui attend la bigarrure des couleurs. Sous ce ciel d’airain, sur ce sol humide, au milieu de ces solitudes remplies de bêtes féroces de toutes sortes, grimpantes, rampantes, courantes, bondissantes, il s’agit de faire une guerre acharnée. Et contre qui ? me diras-tu, dédaigneux Achille ? Contre qui ? contre des nègres révoltés, ennemis implacables ! Tu crois que c’est tout, cette fois ? Pas du tout ! Lesdits nègres sont renforcés d’une certaine tribu d’Indiens anthropophages, voraces comme des requins… aimant surtout les blancs avec passion, allant à la guerre comme à la chasse, considérant leurs captifs comme du gibier, et leurs prisons comme leurs garde-manger. Eh bien ! dis, en voilà-t-il assez pour te faire sortir de ton insouciance ? es-tu enfin satisfait, Hercule ?