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— Berthe est aujourd’hui en retard, ses vaches l’appellent, dit une des lavandières ; puis, regardant autour d’elle, elle ajouta :

— Tiens, où est donc Follette, sa génisse noire ?

— Est-ce que cette capricieuse petite bête peut rester avec les autres ? Est-ce qu’elle ne fait pas toujours la vagabonde ? Mais Berthe lui passe tout à celle-là, et elle lui met un beau collier de cuir rouge pour supporter sa clochette.

— Et moi, je sais bien pourquoi Berthe aime sa génisse Follette par-dessus toutes les autres, dit une seconde blanchisseuse.

Tous les battoirs restèrent suspendus, et une curieuse demanda :

— Pourquoi donc Follette est-elle la préférée de Berthe ?

— Parce qu’elle lui a été donnée toute petite par Keyser, le fils du fermier d’Ouates-Ryk, par Keyser, le hardi pilote !

— Voilà donc pourquoi Berthe nous a priées de garder ses vaches jusqu’à l’heure de la dînée ? Elle dit sans doute adieu à son amoureux Keyser, car on dit que le vaisseau le Westellingwerf doit bientôt partir de Flessingue.

— Pauvre fille ! reprit une des lavandières, elle sera bien triste au kermès prochain, car il n’y a rien de plus ennuyeux que d’aller à une fête sans son amoureux. Hélas ! personne pour vous faire danser.

— Personne pour vous donner un bouquet et des rubans, dit une coquette.

— Personne pour vous offrir une soupe à la bière chaude, du holyeff grillé et du vin d’Espagne aux épices, dit une gourmande.

À ce moment on entendit chanter dans le lointain, et Berthe la laitière parut bientôt.

C’était une jeune fille alerte, grande et forte, aux joues rebondies, à la bouche vermeille, aux yeux bleus, aux cheveux blonds à demi cachés sous un bavolet de velours noir ; sa jupe était rouge, son corsage brun ; elle portait sur son cou blanc et musculeux une espèce de joug de bois ; à chacune des extrémités recourbées de ce joug pendait un large seau de cuivre brillant comme de l’or.

— Berthe, Berthe, ta vache blanche t’a appelée deux fois, dit une des lavandières ; elle en voudra à Keyser de t’avoir ainsi retenue.

— Keyser ?… dit gaiement Berthe, toutefois en rougissant un peu, Keyser ne mérite pas les reproches de la vache blanche. À cette heure il sonde les passes du Weryfool, parce qu’on dit que les bancs de sable les ont engrévées. J’étais là sur la hauteur à regarder au loin sa chaloupe à voile qu’on aperçoit là-bas, là-bas… comme un point au milieu de la mer, près de l’anse de Tilbork. On dirait un maïfly avec ses ailes blanches et son corps noir qui se balance sur les vagues.

— Quand je te disais que tu étais avec Keyser, reprit en riant une des lavandières.

— Hélas ! mes sœurs, dit Berthe en soupirant, quand une fille est fiancée à un marin, il faut qu’elle se résigne à être souvent avec lui, comme j’étais tout à l’heure avec Keyser, c’est-à-dire par la pensée. Bien heureuse quand la tempête ne gronde pas en haute mer ; car la pauvre fille, quoiqu’à l’abri, ressent toute la tourmente au fond de son cœur, et ses lèvres sont bien froides et bien pâles pendant qu’elle prie la sainte Vierge pour le salut du vaisseau.

— C’est bien vrai, dit une des jeunes filles ; aussi j’ai choisi pour amoureux Wilhem le tisserand… il ne quitte sa navette que pour me donner le bras le dimanche… Dame ! il n’a pas comme maître Keyser une écharpe rouge, une veste galonnée et une brillante chaîne d’argent au cou… il ne me rapporte pas de beaux coquillages et de beaux mouchoirs des Indes… mais au moins je le vois tous les jours à la veillée, et la nuit, quand la tempête siffle sur la grève, je ne fais pas de mauvais rêves !…

— Tu as raison, Catherine, dit tristement Berthe, mieux vaut être le tisserand qui tisse tranquillement les voiles que le hardi marin qui les déroule au vent.

Puis, pour se distraire sans doute de ces pensées, Berthe demanda aux lavandières, en s’apercevant que sa génisse favorite avait disparu :

— Où est donc Follette ? Est-ce qu’il y a longtemps qu’elle s’en est allée ?

La laitière parlait encore, lorsqu’un homme sortit en courant de l’intérieur du bouquet de bois qui entourait le pré.

Cet homme fuyait avec tant de frayeur qu’il alla choir au milieu des lavandières.

D’abord épouvantées, celles-ci poussèrent des cris perçants ; puis, reconnaissant bientôt ce personnage, des rires fous succédèrent à la peur.

Berthe surtout, vermeille comme une cerise, ne se possédait pas, montrant Follette (car sa favorite, après avoir causé la terreur de l’homme dont on a parlé, arrivait gaiement sur ses traces.)

Montrant Follette, la laitière s’écria : — Sainte Vierge, monsieur Hercule, comment pouvez-vous avoir peur… d’une pareille bête ? Fi… fi… à votre âge, un officier !… Quelle honte ! Une génisse de huit mois à peine qui n’a pas seulement de cornes !

— Mais allez-vous-en donc de là, monsieur Hercule, vous nous piétinez tout notre linge, s’écrièrent les lavandières en cessant de rire et en réunissant leurs efforts pour chasser le fâcheux qui s’était réfugié au milieu d’elles.

— Tenez, dit une des demoiselles du battoir, voilà justement une guimpe de dame Balbine en morceaux sous vos pieds. La vieille ménagère de votre père va vouloir nous arracher les yeux ; mais comme c’est vous, monsieur Hercule, le fils de son maître, qui avez fait ce mauvais coup, il faudra bien qu’elle s’apaise.

Monsieur Hercule, restant immobile, fasciné par la vue de son ennemie Follette, qui s’était pourtant mise à paître tranquillement, les robustes lavandières furent obligées d’employer la force pour repousser cet intrus de leur lavoir, et elles réussirent avec assez de peine.

Monsieur Hercule était un jeune homme de vingt-cinq ans environ grand et fluet, aux cheveux d’un blond jaune, aux yeux d’un bleu pâle, à l’air gauche et embarrassé. Ses traits n’offraient rien de saillant ni en laid ni en beau ; l’expression de son visage était douce et timide. Il portait des bas gris, des culottes et un habit de drap vert à boutonnières bordées d’une tresse orange ; un chapeau bordé d’argent complétait cet uniforme, car Hercule était enseigne dans le 17e régiment d’infanterie hollandaise. Quoiqu’il fût d’origine française, ainsi que nous le dirons tout à l’heure, il servait les états généraux des Pays-Bas, qui avaient alors pour stathouder Guillaume V, prince d’Orange.

Pendant que le battoir des lavandières résonnait de nouveau, Berthe s’apprêtait à remplir ses seaux de cuivre d’un lait crémeux et écumant.

Voyant la laitière caresser Follette, Hercule reprit courage, et dit d’une voix encore haletante d’émotion : — Écoutez donc, mesdemoiselles… je vous l’avoue, les vaches, et surtout les vaches noires, sont mes bêtes d’aversion… surtout quand elles me poursuivent.

— Et le grand chien blanc du boucher Stedman, monsieur Hercule ? demanda la malicieuse Berthe en faisant sans doute allusion à une autre aventure.

— Je l’avoue, j’ai aussi les chiens blancs en aversion, surtout quand ils me mordent, répondit Hercule.

— Et le perroquet bleu et jaune que maître Keyser m’a rapporté d’Afrique ? dit encore Berthe.

— Je déteste également les perroquets bleus et jaunes, quand ils ont des becs tranchants comme des rasoirs et forts comme des tenailles, dit Hercule.

— C’est-à-dire que vous avez peur de toutes les bêtes, dit la laitière, vous qui portez le plumet et l’épée !

— Le plumet et l’épée ne font rien à l’affaire, mesdemoiselles ; que les vaches, les chiens et les perroquets me laissent en repos, et ce n’est pas moi qui irai les troubler, dit Hercule avec un calme rempli de majesté.

Cette harangue fut accueillie par les joyeuses lavandières avec de grands éclats de rire.

Voyant le peu de succès de son éloquence, Hercule, peu soucieux d’ailleurs de rester dans le voisinage de Follette, regagna gravement Flessingue en jetant de temps à autre derrière lui un regard inquiet.

Nous dirons maintenant par quel concours de circonstances étranges Hercule était officier.


CHAPITRE II.

Hercule-Achille-Victor Hardi.


Le grand-père d’Hercule, M. Jean Hardi, capitaine protestant, avait quitté la France lors des troubles religieux du dix-septième siècle, et s’était retiré à Flessingue.

Le vieux huguenot, après avoir guerroyé en Allemagne, en Italie, au Portugal, en Hollande, se trouva si meurtri, si harassé sous son harnais de bataille, qu’il prit l’état militaire en aversion et la vie pacifique et bourgeoise en adoration singulière ; il jura donc par sa grande épée, qu’il pendit au croc, que la valeureuse famille des Hardi renoncerait pour plusieurs générations au métier des armes.

Malheureusement le hasard devait prendre à tâche de contrarier radicalement les volontés des Hardi. Le fils du capitaine protestant fut au contraire doué de l’humeur la plus belliqueuse ; il ne respirait que sièges, que batailles. Mais Jean Hardi, inflexible dans sa résolution, n’ayant pas égard aux instincts violemment guerriers de son fils, le força d’accepter et de remplir les fonctions de greffier de l’amirauté de Flessingue.

Mais, ainsi que le bonhomme Hardi, las de guerroyer, avait trouvé naturel de se reposer dans la personne de son fils, de même son fils, courbatu par le repos, las d’être resté trente ans devant son bureau, dans une immobilité de sphinx, trouva naturel de vouloir se précipiter au milieu de la vie de périls et de hasards qu’il avait toujours rêvée, dans la personne de son fils, notre héros. Il lui donna tout d’abord les noms héroïques et triomphants d’Hercule-Achille-Victor. Dès son enfance il le destina à la carrière des armes.

Mais, par suite de cette fatalité qui se plaisait toujours à mettre obstacle aux résolutions de la famille Hardi, les goûts pacifiques de notre héros furent aussi opposés aux vues belliqueuses de son père que les goûts belliqueux de son père avaient été opposés aux vues pacifiques de son grand-père.

Il n’y avait pas dans Flessingue un adolescent plus candide, plus timide, plus inoffensif. Craintif à l’excès, Hercule-Victor Hardi n’avait