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incurable faiblesse, notre honte de ne trouver qu’amertume dans notre union et de succomber aux chagrins d’un amour impossible… Nous avons mis une sorte de joie farouche à nous désespérer de sang-froid… Infirmité de notre nature ! Il nous manque l’énergie nécessaire pour accepter notre position, offrir notre douleur à Dieu, et continuer notre triste vie, appuyés l’un sur l’autre. — À quoi bon vivre ? reprit Thérèse ; vous ne pouvez pas plus renoncer à votre amour pour moi que je ne puis oublier cet homme… Nos forces sont à bout, la lutte nous écrase. Partons.

Après un moment de silence, Ewen dit brusquement :

— Je serais curieux de savoir ce que M. de Montal fait et pense en ce moment, lui qui a poussé deux créatures de Dieu dans l’abîme. Voyons, il est dix heures… il doit être à l’Opéra ou dans quelque bal, avec la créature méprisable et méprisée dont il a fait sa femme parce qu’elle était riche. Puis, se levant, Ewen s’écria avec une expression d’ironie amère : Pardieu, Thérèse, nous méritons bien notre sort… Vous êtes jeune et belle, je suis jeune et riche… Notre cœur est mort, le genre humain nous est si odieux que nous voulons à jamais fermer les yeux pour ne plus le voir ; au lieu de mourir d’une mort stérile, usons donc de notre jeunesse, notre or, notre dédain à rendre le mal pour le mal, cela nous aidera peut-être à vivre. — Pauvre Ewen ! dit Thérèse en souriant avec douceur, tel n’est pas notre rôle ici-bas ; nous serions gauches à ces vengeances. — C’est vrai, dit Ewen en souriant à son tour, je n’aurais pas la force d’être méchant. Les ressorts de mon âme sont brisés, j’ai perdu tout espoir. Et pourquoi vous le cacherais-je à cette heure suprême ?… J’avais espéré… en vous, Thérèse. — Vous deviez espérer, non par présomption, mais par conscience de votre valeur. Malheureusement j’étais indigne d’un si noble attachement. Je dirai comme vous, mon ami : à cette heure suprême pourquoi mentirais-je ?… Eh bien ! oui, sans égard pour la vie paisible, opulente, honorée, que je devais à votre générosité, toujours, au fond de l’âme, je regrettais ce temps… ce beau temps… où l’amour me faisait oublier la honte et chérir la misère. — C’est juste. Votre amour pour cet homme ne mérite l’intérêt et la pitié que parce que cet amour est invincible, Thérèse… Oh ! l’âme humaine ! reprit Ewen après un moment de silence, l’âme humaine, abîme impénétrable ! que de contrastes ! obtenir votre amour, effacer de votre cœur le souvenir de votre bourreau, tel était mon vœu le plus ardent ; et pourtant, si vous aviez légèrement oublié cet homme, je vous aurais moins estimée. Que de fois je me suis dit, avec une sorte d’admiration désespérée : Hélas ! jamais Thérèse ne m’aimera ! elle est de ces vaillantes femmes qui n’ont qu’un seul amour, et qui vivent et meurent de cet amour. — Et cependant, Ewen, voyez la fatalité, si je vous avais connu avant M. de Montal, sans doute je vous aurais aimé, tendrement aimé. Quelle vie eût été la nôtre alors, partagée entre les exaltations de l’amour et la contemplation de ces belles solitudes que j’avais toujours rêvées ! — Vous auriez pu m’aimer, Thérèse ; oui, cette pensée m’a rendu mon malheur incurable. — Maintenant par quel phénomène suis-je incapable de jouir du bonheur que vous m’avez offert, Ewen ? Comment, à cette heure dernière, l’influence maudite d’un homme qui m’a accablée de chagrins et d’outrages subsiste-t-elle encore ? Comment ai-je pu résister aux admirables preuves de tendresse que vous me donniez chaque jour ? Je ne le sais pas, et je dis comme vous… quel abîme que notre âme ! — C’est que vous ne m’aimez pas d’amour, Thérèse… mots terribles, irrévocables comme la destinée. — Cela est vrai ! non, je n’ai pu vous aimer d’amour, mon bon, mon noble frère ! — La différence qui existe entre une tendre amitié et un sentiment plus vif a causé seul notre malheur. Est-ce faiblesse ? est-ce grandeur ? — C’est faiblesse et grandeur, Ewen. Nous sommes dignes et capables de nous faire les plus grands sacrifices, de lutter de force d’âme et de générosité. Notre union est sanctionnée par les lois divines et humaines, nous avons fait preuve de rares délicatesses… nos amères confidences démontrent la force et la sécurité de notre affection. Et parce que l’amour nous manque, la vie nous est odieuse, si odieuse que nous attendons impatiemment qu’on nous en débarrasse. — Eh bien !… dites, Thérèse, encore une fois, est-ce faiblesse, est-ce grandeur de se désespérer pour si peu ? — Ce peu n’est rien pour les esprits grossiers, il est tout pour les âmes passionnées. Par quel phénomène deux cœurs comme les nôtres ne sont-ils pas virtuellement l’un à l’autre ? Cela est impossible… Peut-être l’amour n’existe-t-il jamais entre deux cœurs de vertu pareille, Ewen ; peut-être faut-il d’un côté de l’égoïsme et de la dureté, pour mettre en valeur le dévouement et la bonté ; oui, peut-être nous abusons-nous, Ewen ; peut-être ne devions-nous pas éprouver de l’amour l’un pour l’autre. Généreux, qu’eussions-nous fait de notre générosité ? Quels sacrifices vous aurais-je imposés ? qu’auriez-vous eu à me pardonner ? Et puis… malheur à la dépravation de notre nature !… je vais vous dire quelque chose d’horrible, un accent toujours doux et tendre nous devient presque indifférent, mais nous sommes transportés de bonheur et d’orgueil lorsqu’une voix ordinairement impérieuse et rude devient, en nous parlant, émue et caressante. Et puis encore, il est si bon de pardonner ! il est si glorieux d’aimer, malgré le mal qu’on nous fait ! Aimer qui nous chérit… c’est si facile ! Où est le courage ? où est la douleur ? — Vous dites vrai, Thérèse ; dans l’amour, il faut aussi faire la part de la volupté, de la douleur… Demain cet homme vous dirait : Viens…

Thérèse resta quelques moments sans répondre, puis, voulant éluder la question d’Ewen, elle dit en soupirant :

— La mort de mon enfant a terminé ma vie ! — Cette mort a brisé en moi le dernier espoir qu’elle avait fait naître. — Que voulez-vous dire, Ewen ? — À cette heure je trouve une satisfaction amère à ne vous cacher aucune des blessures de mon cœur… Quand votre enfant est mort… — Parlez, Ewen… quand mon enfant est mort ? — Vous avez vu de quels soins j’ai entouré ce pauvre petit être… jusqu’à son dernier soupir… — Je l’ai vu. — Eh bien ! non… non. Oh ! cela est trop affreux ! — Eh bien ? — Sa mort… — Sa mort ?

Ewen resta quelques moments silencieux ; puis, comme s’il eût reculé devant l’expression de sa pensée, il dit en hésitant :

— La vie de cet enfant était le dernier lien qui dût vous rattacher encore à M. de Montal ! Aussi, lorsque ce lien a été brisé… — Vous n’avez pu vous défendre d’une joyeuse espérance… — Hélas ! — Cela devait être, Ewen. La mort de madame de Montal me causerait de la joie ! — Et ce n’est pas avec délices que l’on quitte une telle vie ! s’écria Ewen. Se voir entraîné par la fatalité de la passion aux vœux les plus atroces… alors qu’on est pourtant incapable d’une action méchante. Reconnaître chaque jour l’inexorable impossibilité du bonheur que nous cherchons, moi dans votre amour, vous dans l’amour d’un autre !

À ce moment le vent redoubla de fureur ; la mer tonnait comme la foudre.

— Quelle tempête, Ewen ! On dirait qu’elle va renverser le manoir ! — Bénie soit cette nuit orageuse, Thérèse… elle présage une journée plus orageuse encore… Demain la mer sera belle pour aller à la pointe de Kergall…

Thérèse serra la main d’Ewen dans les siennes avec émotion, et reprit :

— Courage… mon frère… notre destinée s’accomplit. Il y aurait de la folie à lutter contre elle ! — Singulière destinée que la nôtre ! Que de circonstances bizarres, mystérieuses, depuis ce portrait ! — Oh ! ce portrait ! reprit la jeune femme : à sa vue, quelle impression sinistre !… Cette ressemblance extraordinaire… l’espèce de fatalité qui s’attachait à cette femme si funeste à votre aïeul, tout m’a dit que, malgré moi, je vous serais funeste aussi… Et pourtant je n’aimerais pas un frère plus tendrement que je ne vous aime. — Et moi donc, Thérèse. Bien souvent, en réfléchissant à l’opiniâtreté de mon amour, à votre irrésistible influence, j’éprouvais un vertige pareil à celui qui vous saisit lorsqu’on regarde au fond d’un gouffre. Le danger est immense… et vous allez au-devant de lui ; malgré la conscience de votre perte… un charme effrayant vous attire. Votre raison, vos instincts se révoltent… mais une puissance invincible vous pousse à l’abîme… La mort est là… la mort vous tente ! — Et puis les esprits les plus fermes, les plus droits, ont souvent une tendance involontaire à justifier les prédictions qui les menacent. Peut-être trouvons-nous une sombre satisfaction à nous faire héros et martyrs d’une tradition merveilleuse.

Ce lugubre entretien fut interrompu de nouveau par un long silence qui permit d’entendre le bruit de la tempête. Elle ébranlait la maison de Treff-Hartlog jusque dans ses fondements. La lampe et le feu répandaient une lueur douteuse. La lune apparaissait de temps en temps au milieu des nuages que le vent chassait, elle jetait sur le plancher ses clartés blafardes à travers les fenêtres. Minuit sonna dans le lointain à l’église de la paroisse de l’abbé Kérouëllan. Ne pouvant vaincre l’inquiétude que lui causait Ewen, le bon recteur s’était mis en prières. Il ne priait pas seul. Lès-en-Goch et Ann-Jann priaient aussi. Ces vieux serviteurs, déjà vivement impressionnés par les menaces de Mor-Nader, avaient remarqué la tristesse morne et désespérée d’Ewen et de Thérèse pendant le dîner. Tous deux agenouillés, priaient aussi pour leur maître et pour sa femme.

C’était un spectacle effrayant que de voir Thérèse et Ewen, face à face avec des pensées de mort, envisager leur position avec un si terrible sang-froid. La tempête redoubla de violence. De fortes rafales de vent et de pluie, s’engouffrant dans la cheminée, éteignirent le feu dans le foyer refroidi. Ewen et sa femme restaient plongés dans une sombre rêverie. Thérèse rompit le silence, et dit à Ewen en souriant avec tristesse :

— Combien le vol de nos pensées est capricieux ! Mon ami, savez-vous à cette heure à quoi je songe ? — Dites, Thérèse. — À l’une des plus douces, des plus paisibles soirées que j’aie passées dans ma chambre de jeune fille. Il y a de cela deux ans environ. Après d’injustes reproches, ma mère avait cru me punir en me condamnant à passer ma soirée toute seule. J’étais alors dans le fort de ma passion pour René… mon beau héros mélancolique… Je me vois encore au coin du feu, à demi couchée sur mon canapé, bien seule chez moi, lisant les admirables pages de Chateaubriand, m’enivrant de leur poésie, soupirant ardemment après ces imposantes solitudes de la Bretagne où s’égarait le triste frère d’Amélie… Jamais, mon ami, je n’ai versé de larmes plus douces ; jamais je ne me suis laissé bercer par une rêverie plus charmante… Qui m’aurait dit alors que, deux années après, je serais sur ces côtes de Bretagne si désirées par moi, ayant pour ami, pour mari un homme aussi bon, aussi tendre, aussi chevaleresque que René, mon idéal… et que pourtant mon âme serait triste… triste et désespérée jusqu’à la mort ! ajouta