Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/314

Cette page a été validée par deux contributeurs.

cher et douloureux. — Cela est inexplicable, mais cela est. J’aurais été riche, je n’aurais souffert aucune privation, que mon bonheur eût été peut-être moins vif. Mon amour avait encore grandi dans cette solitude et dans cette lutte contre l’infortune ; il était devenu à la fois sérieux comme le dévouement, saint comme le devoir. Il me semblait que j’expiais en partie ma faute en me résignant à vivre si longtemps séparée de M. de Montal. Mon vieux libraire était si content de mon travail qu’il augmenta mon salaire ; le troisième mois je pus donner encore deux cents francs à M. de Montal. — Et il prenait cet argent ? — Pourquoi l’aurais-je gardé ? il en avait plus besoin que moi. Pouvais-je prévoir qu’un jour je regretterais amèrement ces modestes sommes, hélas ! pour mon enfant… Mais plus tard vous saurez tout. Mon Dieu, je vous attriste, je vous blesse en vous parlant ainsi des seuls jours heureux que j’aie connus. — Non, non, vous le savez, ma sœur, il faut que je sache tout, entendez-vous, tout, pour que nous puissions, comme vous me l’avez dit, envisager sûrement l’avenir. Et puis, la seule consolation du malheur n’est-elle pas de parler du bonheur qui n’est plus ? — Oh ! oui, ces souvenirs m’ont bien souvent aidée à vivre ; mais je touche au moment le plus funeste et à la fois le plus beau de ma vie ; ce trop grand bonheur aurait dû me faire pressentir qu’il cachait quelque horrible raillerie de la destinée.

C’était le 25 mars, un mercredi, je me le rappelle. Depuis huit jours je n’avais pas vu M. de Montal ; pour la première fois son absence s’était ainsi prolongée ; il entra chez moi, je me jetai dans ses bras en fondant en larmes. — Tu pleures, ma Thérèse, s’écria-t-il, c’est de joie qu’il faut pleurer. J’ai le consulat de Lisbonne, 20,000 fr. d’appointements, et nos bans sont publiés depuis ce matin : voilà l’excuse et le motif de cette longue absence qui m’a autant affligé que toi. Rien ne s’oublie plus vite que le chagrin lorsqu’un grand bonheur lui succède. Je ne pouvais d’abord croire à ce que me disait M. de Montal ; mais sa joie était si vive, sa physionomie si rayonnante que je me rendis à cette évidence, et pourtant… — Comment, ce consulat ? vos bans publié ? — Mensonge, mensonge. Sa joie, savez-vous ce qui la causait, je l’ai compris depuis, c’était la certitude d’être aimé du madame de Beauregard. — Comment, à cette époque il la voyait ? — Tous les jours. Mais ces révélations ne viendront que trop tôt. Puisque vous êtes assez généreux pour m’entendre ! laissez-moi m’appesantir sur le dernier bon souvenir qui me reste.

Ce jour-là donc, M. de Montal me dit : — Thérèse, il faut que nous fêtions cette bonne chance qui assure à jamais notre avenir. Voici mes projets : le temps est charmant, nous allons faire une longue promenade, puis nous irons comme deux amants dîner au cabaret, et ensuite au spectacle en petite loge grillée.

Pardonnez-moi de vous entretenir de ces puérilités, dit Thérèse à Ewen, et ne vous étonnez pas si la proposition de M. de Montal me fit un plaisir extrême. Tout semblait d’accord pour rendre cette journée ravissante, il faisait un soleil de printemps, les prés commençaient à verdir. Quoique les environs de Paris soient peu pittoresques, le temps était si doux, si pur, j’étais si contente, que jamais la vue des plus beaux sites ne m’aurait causé une impression plus charmante. J’avais retrouvé la pétulante gaieté de mes quinze ans. Édouard fut aussi d’une joie folle. Enfin, bien lassés, nous revînmes à Paris ; je fis ma plus belle toilette pendant que M. de Montal rentrait chez lui ; il revint me prendre ; notre dîner fut très-gai. Ensuite nous allâmes au théâtre : jamais spectacle ne m’intéressa davantage. J’étais seule avec M. de Montal : malgré moi je partageais ses ambitieuses espérances. Le consulat de Lisbonne n’était qu’un premier pas vers une fortune plus haute. Que vous dirai-je ? cette journée enchanteresse passa comme le plus riant des songes. Le soir, en me ramenant chez moi, M. de Montal me dit une chose qui la veille m’eût fait bien pleurer, mais qui alors me fut presque indifférente.

Pour se mettre au fait des affaires de son consulat, il devait aller passer huit ou dix jours chez un ancien consul de cette résidence qui habitait Melun ; il m’écrirait souvent pour me rendre moins pénible cette petite séparation indispensable. J’étais dans un tel enivrement, et ce grossier mensonge me sembla d’ailleurs si naturel, que je pris mon parti résolument. Qu’était-ce que dix jours ? Nous devions nous marier le 17 avril. Telle était l’époque qu’il avait fixée. Pourquoi celle-là plutôt qu’une autre ? Je ne sais. C’était pour donner, sans doute, une apparence de réalité à ses tromperies. Il partit.

— Mais ce consulat ? ce voyage à Melun pour se mettre au fait ? — Mensonge, vous dis-je, mensonge. Au bout de quatre jours je reçus de lui une lettre très-tendre ; seulement, soit par oubli, soit à dessein, M. de Montal ne me donna point son adresse, je ne pus lui répondre. Quelques jours après, nouvelle lettre aussi tendre que la première, mais elle m’annonçait que les travaux de M. de Montal sur son consulat futur lui prendraient encore quelque temps. J’attendis encore. — Quelle effronterie ! quelle cruauté ! savez-vous où il était alors ? — À Melun, en effet : mais madame de Beauregard avait une propriété à un quart de lieue de cette ville, et il y passait des journées entières. — Oh ! c’est horrible ! mais pourquoi ces odieux mensonges ? — Il importait à ses projets que je n’eusse pas de soupçons ; il voulait à tout prix me rassurer et donner un prétexte à ses absences ; il craignait sans doute que je ne fisse un éclat qui l’eût compromis auprès de madame de Beauregard. Enfin ce voyage finit. Lorsque je revis M. de Montal, quinze jours après cette journée où j’avais été si heureuse, ce fut moi qui, cette fois, radieuse, fière, enivrée, me jetai dans ses bras… J’étais mère. — Et cela… cela ne toucha pas le cœur de cet homme ? — Il partagea mon bonheur, du moins il parut le partager ; mais il m’annonça une triste nouvelle : le ministère était chancelant, et le ministre son ami, pour s’assurer d’un opposant très-influent, avait disposé du consulat. Hélas ! je l’avoue, en songeant à l’avenir de notre enfant, moi, jusqu’alors si indifférente, pour ne pas dire si contraire aux projets ambitieux de M. de Montal, je regrettais cette place qui nous eût mis à l’abri des privations que je ne redoutais pas pour moi, mon Dieu !

De ce jour datent mes malheurs. M. de Montal resta une semaine entière sans me voir. Je lui écrivis deux fois, je ne reçus pas de réponse ; enfin il vint, mais sa froideur, sa brusquerie, me frappèrent. L’époque fixée pour notre mariage était dépassée depuis longtemps : je le lui rappelai. Il me demanda durement si je me fiais ou non à lui. — Mais nos bans sont publiés ? lui dis-je. Cela ne prouve rien, me dit-il : l’inconvénient de votre naissance cause à chaque instant de nouvelles difficultés ; j’ai l’ennui de les lever, épargnez-moi donc la fatigue de vous entendre faire toujours la même demande.

Ce reproche sur ma naissance me fit mal. Je pensai à mon enfant ; un moment j’eus un horrible pressentiment ; si M. de Montal me trompait, un jour on lui reprocherait peut-être aussi sa naissance… Mais je me rassurai bientôt en songeant à la loyauté d’Édouard. Deux semaines se passèrent encore sans que je le revisse ; alors mille inquiétudes m’assaillirent. Ce ne fut pas tout. Les chagrins, joints aux préoccupations de mon nouvel état, ne me laissaient aucune liberté d’esprit ; et pourtant, depuis la ruine des espérances de M. de Montal, je sentais plus que jamais la nécessité du travail. Mais, hélas ! pour la première fois je me trouvai presque incapable de rien faire, tant j’étais cruellement absorbée. Si machinale que fût une œuvre de traduction, il m’était impossible de m’y livrer au milieu des inquiétudes, des angoisses dont j’étais assaillie. Je luttai énergiquement contre ce découragement ; ce fut en vain. Les reproches bienveillants du libraire m’apprirent que mon travail perdait de jour en jour de sa valeur ; j’avais beau m’appliquer de tout mon pouvoir, ma pensée était ailleurs ; je voulus vaincre ma préoccupation, mes efforts mêmes tournèrent contre moi ; si je parvenais quelquefois à éloigner pendant une heure les pénibles idées qui m’assiégeaient, elles revenaient bientôt avec une nouvelle violence.

Alors la plume me tombait des mains, je fondais en larmes, je me jetais à genoux pour invoquer la Providence ; mais, hélas ! le temps s’écoulait. Chaque heure perdue dans le désespoir était aussi une heure perdue pour mes ressources. À cette pensée désolante, je séchais mes larmes, je reprenais ma tâche en maudissant ma faiblesse, en me disant que mon enfant ressentirait peut-être la réaction de mes chagrins, je me reprochais jusqu’à ma douleur… elle pouvait atteindre ce pauvre petit être. Mais bientôt mes idées s’obscurcissaient davantage : le chagrin m’hébétait ; le libraire, mécontent, cessa peu à peu de m’employer. Privée de cette précieuse ressource, je me bornai à la broderie ; quoique mon agitation fébrile fit parfois trembler convulsivement ma main, au moins je n’étais pas absolument incapable de cette occupation. Mais quelle différence ! En brodant douze à quinze heures par jour, je ne gagnais pas le quart de ce que je gagnais avec mes traductions ; et puis ma vue s’affaiblit peu à peu. Oh ! ce fut un jour terrible que celui où mes yeux fatigués se refusèrent à ce travail, ma seule, ma dernière ressource ! — Mais, ce que vous avez souffert est horrible, pauvre infortunée ! Moi qui parlais de mes douleurs, grand Dieu ! avais-je seulement le droit de me plaindre ? Mais cet homme, cet homme ! — Après la scène dont je vous ai parlé, et dans laquelle il s’était montré si dur, je restai quinze, jours sans le voir ; je lui avais écrit sans recevoir de réponse, il m’avait toujours défendu d’aller chez lui : effrayée de cette absence prolongée, je ne tins pas compte de cet ordre, j’y allai. Son domestique me dit qu’il était sorti, qu’il s’habillait au club où il dînait, et qu’il ne rentrerait peut-être que bien avant dans la nuit. — Comment ! M. de Montal vivait encore avec un certain luxe pendant que vous vous épuisiez à travailler ?… Il vous prenait le peu d’argent que vous gagniez si péniblement ! mais c’est infâme ! — Il avait des habitudes de dépense auxquelles il ne pouvait pas renoncer ; il l’avouait. Le peu d’argent que je lui remettais de temps en temps était alors presque du superflu pour moi. J’attendis M. de Montal dans la rue, à sa porte, depuis deux heures jusqu’à minuit. À cette heure je me lassai, je mourais de fatigue et d’inquiétude ; je rentrai chez moi. C’était encore une journée perdue pour le travail.

Le lendemain, au point du jour, je retournai chez lui. Son domestique me dit qu’il avait ordre de n’éveiller son maître qu’à midi : j’attendis jusqu’à midi. Je ne puis vous dire avec quelle colère, avec quelle brutalité il me reçut, avec quelle brutalité il me reprocha de l’accabler de lettres, de le poursuivre de ma présence… Le poursuivre de ma présence ! reprit Thérèse avec amertume : je ne l’avais pas vu depuis quinze jours… L’accabler de mes lettres ! étais-je donc coupable de lui écrire lorsque j’étais dévorée d’inquiétudes ! Il finit par me déclarer que si je continuais de l’obséder ainsi, il ne tiendrait aucune de ses promesses. — Cela devait être… cela devait être ; seulement, cet homme a bien tardé. — S’il a tardé, c’est qu’il craignait un éclat… vous saurez