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ATAR-GULL.

SONGE.

C’était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de l’Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente…

— Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de rideaux de pourpre, se balançaient amarrées aux dalles, et impatientes battaient l’eau de leurs deux grandes ailes satinées qui tenaient lieu de rames et de voiles.

— On entendit une musique délicieuse… des sons vibrants et sonores comme ceux de l’harmonica… aériens comme ceux des harpes éoliennes.

Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs et un ineffable sourire sur leurs lèvres rosés, se placèrent dans les barques en jouant d’une lyre d’ébène.

Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de larmes… de larmes douces comme celles qu’on répand à la vue d’un ami retrouvé.

Alors les gondoles s’animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une brise… odorante, qui, traversant de vastes bois d’orangers et de jasmins, apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s’éloigna doucement.

À l’arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes filles y jetaient incessamment des fleurs qu’elles effeuillaient en chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la mélodie faisait pourtant battre le cœur.

Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d’un petit esquif aux voiles blanches manœuvré par un seul homme. Cet homme, c’était Brulart… mais beau, mais noble, mais paré…

D’un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles et regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs qui continuaient leurs chants d’une harmonie ravissante :

Et, s’étendant avec délices sur les fleurs qu’elles avaient effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux :

— « Oh ! viens ; que j’aime la douceur de ta voix, que j’aime ton sourire… Dénoue tes cheveux au vent… que je les sente caresser mon front… donne… Oh ! donne un baiser de ta bouche amoureuse… j’en ai besoin, j’ai tant souffert ! Oui, au lieu de vous, mes sœurs, j’ai vu en songe des êtres noirs et difformes ! au lieu de notre beau lac limpide, de ses rivages fleuris… une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre ! puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes… un homme qui se tordait sur des cadavres en poussant des cris horribles… Au lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j’ai entendu je ne sais quels éclats rauques et discordants !…

» Et puis, horreur… je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant çà et là au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d’hommes affreux, parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard… moi, moi, si noble et si fier…

« Oh ! quel rêve, quel rêve !… oublions-le… oui… ces souvenirs déjà lointains s’effacent tout à fait… À moi, mes femmes ! à moi, mes sœurs ! franchissons ces degrés ; entrons sous cette coupole étincelante de lumière… mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de cristaux et de fleurs… »

Tout disparaît. Et il se trouvait au milieu d’un immense jardin rempli d’arbres courbant sous le poids de leurs fruits.

Il avait bien soif… sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant.

— Il prit une orange couverte d’une peau vermeille et fine, et tenta de la lui ôter.

Mais à chaque morceau d’écorce qu’il enlevait, l’orange saignait comme une blessure fraîche…

C’était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud.

— Il continua… ses mains étaient tout ensanglantées…

— Il arracha le dernier lambeau…

— Mais, à l’instant, il se senti mordu au doigt, mordu avec rage, comme par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement serrées.

— Et il se prit à fuir.

— Et il secouait sa main toujours mordue par l’orange, qui, s’étant attachée à son doigt, le mâchait… le mâchait…

— Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu’à l’os, glisser et crier sur sa membrane luisante.

— Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames de scie.

L’os se divisa…

Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un horrible frisson dans tous les membres de Brulart…

Et la moelle fut aussi divisée… comme l’os…

— Alors il sentit l’impression fraîche et humide d’une bouche de femme effleurer ses lèvres brûlantes… et une voix bien connue murmurait à son oreille : — « Ne crains rien, je veille sur toi… attends moi… »

Et tout disparut encore.

Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante brochée d’or, éclairée par l’invisible foyer d’une lumière égale et pure.

Au fond se dressait un lit de bois de sandal, magnifiquement incrusté de nacre et d’ivoire, couvert d’une riche dentelle et entouré d’élégants rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l’alcôve une lueur faible, rose et mystérieuse.

Puis, de légers tourbillons d’une vapeur embaumée, s’échappant de mille cassolettes de bronze, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses peintures qu’ils semblaient voiler.

Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le sang au visage…

On entendit marcher… et lui se cacha dans un petit réduit, proche de l’alcôve. Mais de là il pouvait tout voir… Elle entra suivie de ses femmes… C’était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur son beau et noble front.

Et apercevant un lis qu’il avait posé sur sa toilette, elle sourit…

Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombaient avec une lenteur bien cruelle !…

Enfin sa lourde robe bleue, toute roide d’or et de pierreries, glissant à ses pieds, laissa nues ses épaules d’albâtre, larges et rondes, avec une petite fossette au milieu.

Et l’on vit son cou gracieux et cet endroit si blanc, si doux, où naît une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée, lustrée…

Elle se retourna…

Sa figure, d’un parfait ovale, avait une expression rayonnante… ses grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils châtains, étroits et bien arqués, que ses désirs haletants fronçaient un peu…

Sa gorge bondissait d’une façon étrange et faisait craquer son corset.

Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un petit soulier de satin.

Et puis enfin elle renvoya ses femmes ; elle voulut, quel caprice ! les suivre jusqu’au bout d’une galerie qui communiquait à son appartement.

Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme un oiseau elle vola dans sa chambre.

« Oh ! mon amour, mon seul amour, » murmura-t-elle en tombant dans ses bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact électrique de ce corps, d’admirables proportions.

« Tiens, — disait-elle tout bas… — aujourd’hui… partout tes louanges, partout on disait ton nom, mon adoré ; partout on disait ton courage, ton noble caractère, ta beauté… et heureuse, fière, je me disais : Ce courage, ce noble cœur, cette beauté, tout est à moi… mon Arthur ! — Oh ! Marie… quel doux réveil !… n’ai-je pas rêvé, mon ange… que tu m’avais trahi… tué… que sais-je, moi ! me pardonnes-tu, dis ? — Non, non… tu mourras palpitant sous mes baisers, » dit-elle en bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une amoureuse frénésie…

« Oh ! viens, viens, » dit-il, et l’on entendit crier les anneaux d’or des rideaux soyeux de l’alcôve…


« Mais, mille millions de tonnerres de diable, — hurlait le Malais à la porte de la dunette, qu’il ébranlait de toutes ses forces, — il est donc mort… capitaine… c’est la goëlette qui est à poupe, et maître le Borgne qui dit que nous sommes chassés… capitaine… capitaine ! »

Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil fantastique. « Déjà… » s’écria-t-il douloureusement (je le crois) en regardant à travers les joints de ses persiennes.

Et tout avait fui avec le réveil ; il ne restait qu’un vague et confus souvenir qui ne faisait que l’accabler davantage.

Le dieu retombait brigand.

Et, sans se donner la peine d’ouvrir sa porte verrouillée et fermée, d’un effroyable coup de tête il la défonça au moment où le Malais frappait encore ; celui-ci fut rouler à vingt pieds…

Fort heureusement, car Brulart l’eût tué.

Mais que devint le capitaine, lorsqu’il vit la goëlette en panne, et qu’il entendit le Borgne lui crier :

« Ah çà, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je m’égosille à vous héler ; nous sommes chassés, et par une frégate, je crois ; il n’y a pas à lanterner… je vais aller vous trouver, et nous causerons… vite… car elle a bonne brise, et c’est un vilain jeu à jouer… Tenez… voyez-vous ce signal qu’elle vient de faire encore ! — F… dit Brulart. »