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second étaient occupés par un marchand de chiffons en gros auquel les chiffonniers apportaient leur récolte de la nuit. Ces amas de guenilles entassées répandaient une odeur infecte non-seulement dans la maison, mais dans l’impasse tout entière. Un ferblantier en chambre occupait les deux pièces du troisième étage. Honnête et jeune ouvrier chargé de famille, laborieux, actif, Pierre Feraud, malgré un travail incessant et forcé, gagnait à peine de quoi empêcher ses cinq enfants et sa femme de mourir de faim.

Il était deux heures, une croisée dont la plupart des carreaux étaient remplacés par des morceaux de papier laissait à peine arriver un jour sombre dans la chambre où Pierre Feraud façonnait le fer-blanc et la tôle à grands coups de maillet. Un petit poêle de fonte à marmite, alors foid (on ne l’allumait que pour préparer les repas), était placé près de la cheminée, où était empilé un petit tas de bois ; au fond de la pièce, il y avait une misérable couchette garnie d’une paillasse, d’un drap ployé en deux et d’une mince couverture ; un petit lit où dormaient deux enfants, un berceau où en dormait un autre, étaient un peu plus loin ; enfin, du côté opposé à l’établi de Pierre Feraud, on voyait un fourneau portatif et une commode de bois peint.

Une femme de trente ans, vêtue pauvrement, travaillait à l’aiguille ; deux petites filles, de six à sept ans, assises à ses pieds, se pressaient contre ses genoux en frissonnant de temps à autre.

— Vous avez froid, pauvres petites ? dit Augustine, femme de Pierre Feraud. — Oui, maman. — Quand Louise et Justine seront réveillées, je vous coucherai à leur place et à votre tour, mes enfants. Le fait est qu’il fait bien froid ; j’ai les doigts tout roides, je ne puis plus tenir mon aiguille.

Pierre, s’étourdissant lui-même de son bruyant travail, n’entendit pas cet entretien.

— Je vais marcher un peu, dit sa femme, ça me réchauffera.

Elle s’approcha de son mari et lui mit la main sur l’épaule.

Pierre suspendit un moment son travail.


Le baron de Ker-Ellio.

— Quel vilain froid, Pierre, et le jour si bas ! si bas ! il va falloir bientôt allumer la chandelle… ah ! c’est cher, l’hiver. — C’est vrai, ça n’est pas la saison des malheureux. Mais tu as les mains gelées. Fais donc un peu de feu, Augustine. — As-tu froid, Pierre ? — Moi, non. Dieu merci ; le maillet réchauffe. — Eh bien ! ménageons notre bois… Tu sais bien qu’il faut que la falourde nous fasse la semaine, et nous ne sommes qu’à mercredi. — Mais les enfants… — Je vais les coucher, les autres vont se réveiller. — Mais toi, Augustine ? — Oh ! moi, cinq ou six tours de chambre, et je serai dégelée. — Bonne femme, va ! — Et toi, est-ce que tu n’es pas bon homme ? — Le fait est qu’il y en a de plus malheureux que nous. — Et cela sans aller les chercher bien loin, dit Augustine en levant la tête vers le plafond. — Est-ce que cette dame t’a parlé depuis l’autre jour où elle t’a demandé un peu de braise allumée ? — Non, elle m’a remerciée bien poliment, et elle a remonté tout de suite vite dans sa mansarde, parce qu’elle entendait crier son enfant. — Il fallait lui demander si elle n’avait pas besoin d’autre chose. — Dame ! je n’ai pas osé : à son parler on voit bien que c’est une bourgeoise. — Qu’est-ce que ça fait qu’elle soit bourgeoise, si elle est dans la peine ? — Pour heureuse, elle ne l’est pas. La femme du chiffonnier, qui est toujours à espionner, dit qu’un pain de deux livres et un litron de pommes de terre lui font ses trois jours, avec deux sous de lait tous les matins. Pauvre chère dame, et être nourrice… par là-dessus. — Elle n’a peut-être pas de bois ! — C’est bien possible. Qu’est-ce que tu veux que nous y fassions ? Si nous en avions seulement un peu plus qu’il ne nous en faut ! mais, dame ! c’est juste ! il faut liarder. Nous avons encore à retirer la redingote du Mont-de-Piété. — C’est vrai ! bien heureux sont les riches ! ils peuvent n’y pas regarder de si près. Et tu es sûre que c’est une bourgeoise ? — Rien qu’à ses belles petites mains blanches, à sa manière de parler, ça se voit de reste. — Et son mari ? — Il faut qu’il voyage ou qu’il soit un fameux sans-cœur de laisser ainsi sa femme dans la misère. — Après cela, elle n’est peut-être pas mariée. C’est peut-être une pauvre jeunesse abandonnée par un homme, comme ça arrive si souvent. — Ça est vrai, dit Augustine ; voilà comme ils sont, ces hommes : deux ou trois mois de plaisir, et puis, un beau jour, bonsoir ! Malheureuse, tire-toi de là comme tu pourras, va à la Bourbe, noie-toi, ou meurs de faim avec ton enfant ! T’as de quoi choisir. — C’est pourtant vrai que ça arrive quelquefois comme ça, Augustine ! Nom de nom ! abandonner son enfant ! Je n’ai jamais, Dieu merci, fait de cet ouvrage-là. Et cette pauvre dame, est-ce qu’elle travaille ? — La femme d’en bas dit que, depuis un mois qu’elle est ici, elle a vu deux fois venir comme une maîtresse ouvrière qui lui a demandé si madame Thérèse, brodeuse, demeurait ici. — Brodeuse ? c’est ça, va ! Augustine : c’est une jeunesse bourgeoise ; autrefois elle aura brodé pour son plaisir, aujourd’hui elle brode pour manger du pain. — T’as raison, tiens, Pierre ; ça me met tout sens dessus dessous. Si elle n’avait pas de bois, pourtant ! — Justement voilà qu’il commence à neiger, et, dans ces mansardes, on a le froid du toit, comme les morts ont le froid de la terre. — Ce n’est pas pour mépriser personne, mais j’aimerais mieux je ne sais quoi que de loger dans une mansarde, à cause de mes enfants ; j’aimerais mieux me priver sur autre chose. — Pauvre femme ! et si elle n’a pas de quoi se priver sur autre chose ! Dis donc, Augustine, pas de bois et dans une mansarde ? — Tais-toi donc, tu me fends le cœur. — Est-ce que tu tiens beaucoup à retirer ma redingote cet hiver, Augustine ? — Moi, Pierre ? C’est pour toi que je veux la retirer, afin que tu aies un vêtement propre à mettre le dimanche si tu vas faire un tour après ton travail. — Bah ! l’hiver, c’est pas bien amusant de se promener. Combien as-tu de côté pour la retirer ? — Mais il y a déjà onze francs sept sous. Dame, c’est pas beaucoup, mais nous pourrons toujours partager notre bois avec la dame d’en haut, si elle en manque. Nous en rachèterons avec les onze francs sept sous. — Ma foi, tant pis ; tu as raison, le bon Dieu nous rendra ça.