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vaient se comprendre et se deviner. Heureusement Thérèse, encore sous le coup de la révélation que venait de lui faire le banquier, n’eut pas le moindre soupçon de ce qui se passait dans le cœur de M. de Montal. M. Dunoyer s’alarma de la quiétude de Thérèse ; sa vengeance n’était pas complète ; il lui fallait jeter au cœur de sa victime un soupçon atroce. Il dit au comte :

— Vous voilà tout désorienté. Ah dame ! que voulez-vous ? espérer et tenir sont deux ; mais voilà toujours ce qui arrive. On remarque des facilités pour séduire la fille, ou plutôt celle qu’on croit la fille d’un riche banquier ; on se dit : Bast ! une fois séduite, le premier courroux passé, il faudra bien que les parents me la donnent. Elles sont deux sœurs, la fortune du père est de trois ou quatre millions, c’est donc un jour quatre-vingts ou cent mille livres de rente qui me reviendront ; en attendant on ne pourra pas me donner moins de deux ou trois cent mille francs, avec la niche et la pâtée. C’est gentil, quand on est au moment de mourir de faim. — Monsieur, monsieur, s’écria M. de Montal furieux d’être si bien deviné, je suis ici chez moi. Vous n’êtes pas le père de Thérèse ; je ne souffrirai pas un moment de plus vos impertinences. — D’abord, pour me parler sur ce ton-là, mon cher monsieur, il faudrait commencer par me rendre les deux cents louis que je vous ai prêtés.

M. de Montal baissa la tête.


Le Rocher de Cancale.

— Et puis ensuite, reprit M. Dunoyer, je ne vous dis pas d’impertinences. Je dis que des gens intéressés auraient fait ce calcul-là ; mais cela ne s’adresse pas à vous, au contraire, puisque mademoiselle n’a que ses beaux yeux pour tout potage, et que, ruiné comme vous l’êtes, elle va vous être horriblement à charge, au lieu de vous être une ressource, comme vous pouviez l’espérer. — Venez, Édouard, venez, dit Thérèse en souriant de dédain ; ne pensez pas qu’un seul de ces mots puisse vous atteindre et me faire un instant douter de votre cœur. Dieu merci ! ma foi en vous fait ma force, mon courage et mon espoir. C’est mon seul bien maintenant : et ce bien, on vous l’envie. Venez, Édouard. Le bonheur qui nous attend, malgré notre pauvreté, est donc certain, puisque les méchants tâchent de l’empoisonner par la méfiance. — Monsieur, sortez d’ici, s’écria M. de Montal en montrant la porte à M. Achille d’un air menaçant, Thérèse n’est pas votre fille, vous n’avez aucun droit sur elle ; si vous m’exaspérez, je vous mettrai hors de chez moi. — Tout beau, monsieur le comte ; je ne prétends pas violer votre domicile. Un dernier mot, je vous prie.

M. de Montal sortit de la chambre où était Thérèse, et accompagna le banquier dans l’antichambre. Après avoir gardé un moment le silence, M. Achille dit au comte :


Le mariage.

— Je veux vous prouver que je n’ai pas de rancune contre vous… en vous donnant un bon conseil. Avez-vous des nouvelles de M. de Beauregard, depuis deux ou trois jours ? — Non, monsieur ; mais à quoi bon ? — Eh bien ! moi, j’ai reçu ce matin une lettre de M. de Sainte-Luce, dont je suis le banquier, et qui est de la partie de chasse de la forêt de Breteuil. — Eh ! mon Dieu, monsieur, que me fait cela ? — Attendez donc, étourdi… Avant-hier soir, le marquis a été tué à la chasse par accident. Il venait d’hériter de son beau-père d’une fortune énorme. La marquise de Beauregard devient ainsi un parti superbe, quoique un peu véreux… Vous ne connaissez guère la honte, vous êtes fin et roué ; ma foi, moi, à votre place :… je ne me presserais pas du tout d’épouser Thérèse.

Et M. Achille Dunoyer sortit.


CHAPITRE XXII.

La mansarde.


Un an s’est écoulé depuis le jour où Thérèse a été chassée de la maison du banquier. Nous conduirons le lecteur dans une petite ruelle appelée l’impasse Fournier, située près de la barrière de Vaugirard. Le pavé fangeux, la couleur sordide des maisons délabrées, les longues perches chargées de linge troué qui s’arc-boutent aux fenêtres, tout annonce la pauvreté des demeures qui bordent cette impasse. On était à la fin du mois de novembre, il faisait un froid humide et pénétrant ; le temps, chargé d’un brouillard glané, était obscur. La maison qui terminait la ruelle était la plus misérable de toutes ces habitations : elle avait deux croisées de front, trois étages et des mansardes. Le premier et le