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là, qui lui tenait la main, qui la regardait d’un air si doux, était l’être idéal qu’elle aimait et dont M. de Montal n’était que le fantôme. Une lueur céleste, éclairant un moment la pensée de Thérèse, lui permit de connaître la vérité.

Durant cette vision éblouissante, rapide comme l’éclair, il lui semblait apercevoir son image et celle d’Ewen rayonnantes de bonheur et de sérénité ; elle tenait la main d’Ewen, elle la sentit frémir dans la sienne et la serra involontairement. Aussitôt tout redevint ténèbres et ignorance. Thérèse crut sortir d’un songe. Elle ne vit plus devant elle qu’un homme grossier qui, intimidé par la résolution qu’elle avait montrée, balbutiait de misérables excuses.

Que penser de la bizarre et fugitive impression de Thérèse ? N’était-ce pas une de ces révélations instinctives qui jaillissent parfois du rapprochement des sympathies qui s’ignorent ; lueurs divines qui illuminent un moment les ténèbres où sont cachés l’un à l’autre deux cœurs pareils et faits pour s’adorer ; cri suprême et déchirant de l’âme à la vue du vrai bonheur qui ne lui apparaît un moment que pour disparaître à jamais emporté dans la marche inexorable de la fatalité ? Chose singulière, Thérèse ne conserva pour ainsi dire aucun souvenir de cette illumination rapide, presque surnaturelle. Elle rougit de colère en sentant la main d’Ewen dans la sienne et la repoussa brusquement. Mais la physionomie de Thérèse avait trahi ce qui se passait en elle pendant ce moment si fugitif ; son regard attendri, radieux, s’était attaché sur celui d’Ewen avec une indéfinissable expression de bonheur et d’amour, sa main avait un instant pressé la sienne…

Le pen-kan-guer semblait fasciné. Ses yeux ne quittaient pas les yeux de Thérèse, lui aussi eut une sorte d’intuition rapide, non-seulement de la félicité qui l’eût attendu auprès de Thérèse, mais de tout ce qu’il était pour elle en ce moment. Et puis tout passa. Ewen aussi se réveilla comme d’un songe au brusque mouvement de Thérèse, qui repoussait sa main.

Revenu à lui, envisageant sa cruelle position, il eut hâte de terminer cette pénible scène.

Il dit d’une voix douce et calme à mademoiselle Dunoyer :

— Trouverais-je à cette heure monsieur votre père chez lui ? — Non, monsieur, dit-elle durement, il ne reviendra qu’à six heures et demie avec ma mère. Vous voulez sans doute aller lui apprendre que j’aime M. de Montal, et que je suis à lui. Vous le pouvez, monsieur. Je m’attends à tout, je vous ai fait cet aveu pour que vous en abusiez.

L’indignation et le mépris de Thérèse semblaient renaître plus violents encore depuis qu’elle avait cédé à un attendrissement involontaire.

— Allez… allez… monsieur, reprit-elle, je ne crains rien… Aucun malheur ne peut m’atteindre. Je suis aimée de M. de Montal, nulle puissance humaine ne me forcera de vous épouser… vous, l’auteur, le seul auteur de mes chagrins. Sans votre demande, sans l’odieux marché que vous avez proposé à mon père, il n’aurait pas refusé ma main au seul homme que j’épouserai jamais… Malheur… malheur à vous qui par cupidité avez causé tant de maux !

M. de Ker-Ellio trouvait une sorte de volupté amère à se voir si outrageusement méconnu ; la douleur arrive souvent à une telle intensité, qu’on ne tente pas même de lui échapper. Vingt fois M. de Ker-Ellio eut une question sur les lèvres, il voulait demander à Thérèse si M. de Montal lui avait parlé du portrait mystérieux et des circonstances de son amour romanesque ; il se tut devant l’exaltation de la jeune fille. À quoi bon l’informer de cela ? La passion de mademoiselle Dunoyer aurait pris ces aveux en mépris et en pitié ; lors même qu’elle n’aurait pas ri de ces romanesques incidents, ils n’eussent en rien diminué son amour pour M. de Montal. Ewen était trop fier pour épancher son cœur dans une pareille occurrence. Ses forces étaient à bout. Il sortit se soutenant à peine, éperdu, haletant, silencieux, et laissant Thérèse dans une extrême perplexité. Il rentra chez lui à pas lents, avec un calme effrayant.

Il écrivit à M. Dunoyer que des événements imprévus et importants l’obligeaient de partir et de renoncer à la main de mademoiselle Thérèse. Cette lettre envoyée, M. de Ker-Ellio envisagea froidement l’avenir et résuma sa position avec une épouvantable lucidité de désespoir. Il se dit :

— J’ai manqué de devenir fou en aimant un être idéal ; maintenant je sais que cette idéalité existe ; non-seulement elle existe, mais elle a failli m’appartenir, et elle appartient à un autre… Oui, Thérèse a pour lui tant d’amour et pour moi tant de dédain, qu’elle a mis de la joie, de l’orgueil à m’avouer qu’elle s’était perdue pour cet homme ! Jamais la haine et le mépris ont-ils été plus loin ? Et pourtant je l’aime toujours ! et demain elle serait morte que je l’aimerais aussi follement que je l’aimais avant de la connaître. Je vais retourner dans ma solitude et me faire cette solitude, s’il est possible, plus profonde et plus morne encore… Les idées, les terreurs superstitieuses se joindront à mes regrets désespérés. Je ne me trompe pas : au mois noir prochain, ou je serai fou, ou je me serai tué, pour ne pas faire mentir Mor-Nader et la fatalité du portrait.

Le lendemain, Ewen de Ker-Ellio était parti pour Treff-Hartlog.


CHAPITRE XXI.

Vengeance.


Lorsque Thérèse avait pris le parti désespéré d’écrire à M. de Ker-Ellio et de lui avouer si audacieusement son amour pour M. de Montal, la malheureuse fille était perdue. La veille, après son entretien avec son père, elle était allée se renfermer chez elle. Le soir, M. et madame Dunoyer, pour la punir, avaient arrangé une partie de spectacle avec Clémentine et miss Hubert. Thérèse profita de cette sorte de liberté pour monter chez le comte, qui l’attendait. Abusant de la confiance, des craintes, de l’exaltation, du désespoir et de l’amour aveugle de la malheureuse fille, M. de Montal la déshonora. Si la conduite de cet homme n’avait pas été dictée par la plus basse cupidité, par le plus ignoble calcul, on aurait pu peut-être l’excuser, en songeant qu’il était fermement décidé à épouser Thérèse ; mais cette résolution même prenait sa source dans un sentiment si misérable, qu’elle n’atténuait en rien le crime du comte.

Le lendemain du départ de M. de Ker-Ellio, départ dont M. Dunoyer n’était pas encore instruit, ayant attendu le baron la veille toute la soirée et n’ayant pas encore reçu sa lettre, le lendemain du départ de M. de Ker-Ellio, disons-nous, Thérèse, laissant sortir seule Clémentine et miss Hubert, se rendit chez M. de Montal à trois heures, ainsi qu’elle en était convenue avec lui. Le comte la reçut à genoux, avec les protestations d’une fidélité éternelle, de la tendresse la plus vive, de l’amour le plus ardent.

— Nous sommes sauvés, Édouard. Cela m’a bien coûté, mais maintenant mon père ne s’opposera plus à notre mariage, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras de M. de Montal en fondant en larmes. — Que dis-tu, ma Thérèse ? — Hier, après vous avoir quitté, j’ai écrit à M. de Ker-Ellio de venir me trouver. Rosalie lui a porté ma lettre, et elle l’a amené ici. — Ici, Thérèse ? Que dis-tu, comment, ici ? — Oui… ici… chez vous, — Et pourquoi ? — Pour dire à cet homme que j’étais à vous ; maintenant croyez-vous que M. de Ker-Ellio veuille encore m’épouser ? — Tu as fait cela, noble et courageuse femme ! s’écria M. de Montal en se mettant de nouveau aux genoux de Thérèse ; et qu’a-t-il répondu ? — Il a pu à peine balbutier quelques paroles, il était atterré. Je lui ai reproché son manque de parole et de foi envers vous et ses basses menées pour forcer mon père à lui donner ma main. — Tu as fait cela, ma Thérèse ? je n’en reviens pas. — Mon père, ayant un intérêt à m’obliger d’épouser M. de Ker-Ellio, pouvait être intraitable pour notre mariage ; mais si M. de Ker-Ellio refuse, pour quel motif mon père nous refuserait-il son consentement, puisqu’il ne demande qu’à se débarrasser de moi ? Ce sont ses mots, Édouard… mais il n’importe, je préfère n’avoir jusqu’ici été aimée de personne, j’en suis plus heureuse, plus reconnaissante encore de votre amour. — Ange de toute ma vie… Oh ! tu verras que je te rendrai tout le bonheur dont tu as été privée depuis ton enfance. Comme toi, je ne doute pas que ton courageux aveu ne rende désormais les prétentions de M. de Ker-Ellio impossibles… il s’est conduit déloyalement en agissant auprès de ton père malgré sa parole. C’est une juste punition. Aussi, mon adorée, sitôt que nous serons sûrs du désistement de mon cousin, nous aborderons franchement la question avec ton père… Maintenant tu es à moi,… tu es ma femme, et il faudra bien…

À ce moment, on frappa violemment à la porte du palier.

— Je suis perdue ! s’écria Thérèse avec effroi. — Diable ! c’est plus tôt que je ne le pensais ! se dit M. de Montal ; mais, au fait, sa présence ici suffira.

Puis, prenant un air effrayé, il s’écria :

— Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est ? — Ah ! je me sens mourir, dit Thérèse en se serrant contre M. de Montal. Hier, j’ai bravé la honte, parce que cela nous sauvait : mais aujourd’hui… oh ! ce serait la honte pour la honte… — C’est la voix de ton père, dit tout à coup M. de Montal en écoutant. — Mon Dieu ! ayez pitié de moi, il va me tuer, murmura Thérèse.

Le comte ouvrit la porte de la chambre à coucher. L’on entendit alors distinctement une sorte de tumulte sur l’escalier, et M. Achille Dunoyer qui criait en ébranlant la porte :

— Ouvrez, monsieur de Montal, ouvrez, sinon je fais sauter la porte ! — Et aucune issue… aucune ! disait le comte en feignant le désespoir. — Édouard, sauvez-moi, sauvez-moi ! s’écria la malheureuse fille en se traînant à genoux. — Messieurs, je vous prends tous à témoin que M. de Montal est enfermé avec mademoiselle Thérèse, qu’il refuse de m’ouvrir, et qu’il me force d’enfoncer la porte… Joseph… enfoncez. — Oui… oui… enfoncez la porte, Joseph ! répétèrent en chœur des voix grossières mêlées de rires, de huées et de sifflets.

Un violent coup de masse ébranla la porte. Thérèse, éperdue, en songeant à l’horrible publicité de sa honte, aima mieux mourir. D’un bond elle courut à une croisée, l’ouvrit, et il fallut tous les efforts de M. de Montal pour maintenir sa violente résistance et l’empêcher de se préci-