Page:Sue - Atar-Gull et autres récits, 1850.djvu/305

Cette page a été validée par deux contributeurs.

prendrai un entretien commencé la veille. Je n’ai pas voulu dire à son père toutes les circonstances romanesques qui ont amené cet amour, il ne les aurait pas comprises ; mais elle, elle, comme elle sera étonnée ! comme alors elle s’expliquera l’impression que je lui ai causée ! Quelquefois, il me semble qu’elle doit avoir entendu ici des choses que je disais en Bretagne. Allons, je suis fou, reprit Ewen en souriant et en levant les épaules, je suis fou. Ah ! enfin, la nuit vient.

Oh ! les heures ! les heures ! Si je sortais ! À quoi bon ? je voudrais rentrer… Ce qui m’arrive est bien étrange ; le doigt de Dieu est là ; bonté infinie ! vues impénétrables ! œuvre mystérieusement accomplie ! D’abord mes idées flottent, vagues, incertaines, à la recherche d’un idéal ; puis elles se fixent, se dessinent, prennent un corps, grâce à ce portrait que la fatalité me fait rencontrer ; puis enfin je trouve cette jeune fille, qui offre une ressemblance si frappante avec ce portrait ; puis enfin j’épouse cet ange… Quel enchaînement de faits providentiels ! Une femme ayant les traits de Thérèse a causé des maux affreux dans ma famille il y a un siècle ; Thérèse, au contraire, va sécher autant de larmes que la femme à qui elle ressemble a fait jadis couler de pleurs. Peut-être les malheurs de mon aïeul étaient-ils une expiation d’un crime de notre race… Peut-être le bonheur qui m’attend est-il la récompense de quelque action généreuse enfouie dans l’oubli des âges… Cela doit être, cela doit être, car, moi, je n’ai pas mérité tant de félicité…

La nuit était tout à fait venue. On frappa à la porte d’Ewen. Un des garçons de l’hôtel parut avec une lumière, et dit à M. de Ker-Ellio :

— Monsieur, il y a une femme qui demande à vous parler. — À moi ? dit Ewen avec surprise. — Oui, monsieur ; elle demande M. le baron de Ker-Ellio : c’est bien vous ? — Sans doute… Faites entrer.

Une femme portant un chapeau noir et un manteau s’approcha d’Ewen en faisant la révérence ; sa figure était vulgaire et insignifiante.

Le garçon d’hôtel se retira discrètement.

— Que voulez-vous, madame ? — Il s’agit, monsieur, d’une affaire très-grave.

La femme remit à Ewen un billet conçu en ces termes :


« Au nom de votre honneur et de votre loyauté, auxquels je me fie, monsieur, veuillez suivre la personne qui vous remettra ce billet, ne lui faire aucune question, et aller où elle vous conduira.

« Thérèse Dunoyer. »


Le baron regarda la femme avec stupeur, puis il dit vivement :

— Madame, je vous suis.

Il sortit avec sa mystérieuse conductrice, qui n’était autre que mademoiselle Rosalie, femme de chambre de Thérèse.

Nous avons dit que M. de Montal avait gagné cette fille. Un fiacre attendait à la porte de l’hôtel. Ewen y monta avec mademoiselle Rosalie. Confondu de cette démarche extraordinaire, assailli des plus noirs pressentiments, le baron éprouva une angoisse mortelle. La voiture s’arrêta ; Ewen reconnut la maison de M. Dunoyer. La nuit était profonde ; mademoiselle Rosalie dit à M. de Ker-Ellio :

— Ne montez pas par le grand escalier ; venez avec moi, monsieur.

Le concierge, à la vue de la femme de chambre de mademoiselle Dunoyer, ne fit aucune attention à Ewen.

Celui-ci suivit cette fille et arriva avec elle, par un escalier de service, jusqu’au palier de l’appartement loué par M. de Montal. Il était six heures environ. Mademoiselle Rosalie ouvrit doucement une porte et dit au baron :

— Monsieur, mademoiselle est là-dedans.

Puis mademoiselle Rosalie referma la porte et disparut. M. de Ker-Ellio se trouva dans une pièce obscure ; la chambre voisine était éclairée : il y entra et y trouva mademoiselle Dunoyer. Thérèse, pâle, les yeux brillants d’un éclat fébrile, était debout près de la cheminée ; l’expression de sa physionomie glaça Ewen. Lors de sa première entrevue avec la jeune fille, en la comparant au mystérieux tableau de Treff-Hartlog, le pen-kan-guer avait été plutôt frappé de la ressemblance matérielle de mademoiselle Dunoyer avec le portrait, que de sa ressemblance morale, si cela se peut dire, tant la physionomie de Thérèse lui avait paru douce et mélancolique ; mais, en la voyant cette fois, l’air impérieux, altier, méprisant, il crut que le portrait menaçant de Treff-Hartlog lui apparaissait avec son regard noir, dur et méchant ; ses craintes superstitieuses revinrent, et, se mêlant à ses autres émotions, paralysèrent son esprit ; il regardait la jeune fille d’un air hagard, effrayé. Après quelques moments de silence, Thérèse lui dit d’une voix irrité :

— Savez-vous où vous êtes, monsieur ? — Je suis dans l’appartement que vous occupez, je crois, mademoiselle, avec votre sœur.

Thérèse sourit avec amertume.

— Vous êtes chez M. de Montal, monsieur… — Chez M. de Montal, mademoiselle ?… je ne comprends pas ! — Je vous dis à vous, monsieur, qui voulez m’acheter à mon père… que je suis ici chez M. de Montal. — Mademoiselle… — Vous voyez bien, monsieur, que votre marché ne peut avoir lieu. M. de Montal était ici avec moi… il y a une heure… — Mais M. de Montal ne demeure pas ici ! s’écria Ewen. — Vous avez l’entendement difficile, monsieur… M. de Montal a loué depuis longtemps ces trois chambres, il y passe des journées entières, et quand je puis échapper à la surveillance de ma famille, je viens partager sa solitude. En un mot, M. de Montal est mon amant… Voulez-vous encore m’épouser, monsieur ?

Ewen poussa un long gémissement, et cacha sa figure dans ses mains.

— Maintenant, monsieur, reprit Thérèse avec mépris, vous possédez mon secret… ; dans une heure, mon père et ma mère seront rentrés… ; allez leur dire ce que vous savez, monsieur… — Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura Ewen avec accablement. — Pour vous forcer de renoncer à ma main, je ne puis, je le sais, m’adresser à la générosité de votre caractère, reprit Thérèse. Je vous dirai seulement que, si, malgré cet aveu, vous me persécutez encore de vos poursuites… je le jure devant Dieu, je mourrai plutôt mille fois que d’y consentir ; vous devez voir d’après la résolution de mon caractère, que ce que je dis… je le fais. — Et vous m’avez écrit ? — Je vous ai écrit pour vous dire que je ne serais jamais à un autre qu’à M. de Montal ; je crains que cela ne suffise pas pour vous faire renoncer à ma main ; mon père est si riche ! — Être ainsi jugé, mon Dieu ! dit Ewen avec un sombre désespoir. — Être ainsi jugé ! s’écria Thérèse indignée. Avez-vous donc agi en homme honnête et loyal, monsieur ! Insouciant de mon consentement, sans me connaître, sans m’aimer, car vous m’avez vue deux heures à peine, vous intéressez la cupidité de mon père pour le forcer à ce mariage ; car ce n’est pas une demande qu’on m’a faite en votre nom, c’est un ordre irrévocable que l’on m’a brutalement signifié, monsieur, en m’accablant d’injures et de menaces. Vous êtes l’auteur ou le complice des mauvais traitements que j’ai subis et que je subirai encore, monsieur : voilà pour quoi je vous hais. — Comme on l’a trompée, mon Dieu ! dit Ewen, comme on l’a trompée ! — Mon refus vous étonne, monsieur ? Ne devais-je pas être trop heureuse de partager vos biens, ou plutôt de vous apporter ceux que vous me supposez ? car c’est la fille de l’opulent banquier que vous vouliez épouser, monsieur, et, en laissant une partie de votre fortune entre les mains de mon père, vous espériez bien qu’elle fructifierait. — Malheur ! malheur !… la fatalité me poursuit… dit Ewen à voix basse avec égarement. La Providence n’est pas satisfaite ; ma destinée s’accomplira. — Vous êtes atterré d’être si bien deviné, monsieur ? Ce n’est pas tout. Honte et mépris sur vous ! Lâche envers une femme, parjure envers un homme, vous avez manqué à la foi jurée ; oui, malgré votre parole d’attendre l’issue des démarches de M. de Montal auprès de mon père, vous êtes allé traîtreusement trafiquer de ma main en cachette de l’homme à qui vous aviez promis de n’en rien faire. — Moi ?… moi ? s’écria Ewen, étourdi de cette nouvelle accusation. — Et savez-vous ce que c’est que M. de Montal ? s’écria Thérèse avec exaltation. Savez-vous jusqu’où peut aller sa probité chevaleresque ? Il m’aime, il se sait aimé, et pourtant, quoi qu’il lui en coûtât pour ne pas trahir votre confiance, il allait loyalement faire votre demande à mon père au moment où vous parjuriez votre parole. Et vous osez prétendre à un cœur qui appartient à un tel homme ? Vous êtes bien vain ou bien insensé, monsieur !

On excusera peut-être l’irritation, l’emportement de Thérèse ; hélas ! elle croyait aux menaces de suicide que lui avait faites M. de Montal, elle entrevoyait d’affreux chagrins, son amour était menacé ; enfin son père et M. de Montal lui avaient, chacun dans un intérêt différent, présenté le caractère de M. de Ker-Ellio sous un jour égoïste ou odieux.

Le baron courbait la tête en silence ; il était anéanti. Il est des justifications impossibles à entreprendre devant certaines préventions. Ewen tombait de si haut, il était si meurtri, si brisé du choc, qu’il n’eut pas la force de se défendre ; les sarcasmes amers de Thérèse ne l’atteignaient pas. Enseveli sous les ruines de ses espérances, entendant, voyant à peine ce qui se passait autour de lui, il n’avait conscience que de l’horrible déception dont il était victime. La seule idée qui se présenta nette et lucide à son esprit affaibli fut celle d’obéir à Thérèse et de rompre avec M. Dunoyer.

Dans son accablement, Ewen s’était assis ; il appuyait son front sur son bras droit étendu le long du dossier de sa chaise ; il ne prononçait pas une parole ; sa main gauche pendante se crispait de temps à autre par un léger tressaillement convulsif. Thérèse le regardait avec un mélange de mépris et d’inquiétude. Elle attribuait aux remords ou à la honte la stupeur du baron. Néanmoins la jeune fille sentit faillir peu à peu la terrible énergie qu’il lui avait fallu pour se glorifier si audacieusement de son déshonneur en face d’un homme qu’elle ne connaissait pas ; une sorte de torpeur succéda à cette surexcitation fébrile et passagère. Le silence prolongé d’Ewen commençait à effrayer Thérèse, elle se trouvait seule avec un homme qu’elle venait de traiter si cruellement, elle eut peur. Le pen-kan-guer releva la tête, sa figure mâle et caractérisée avait une expression déchirante, sa barbe et ses cheveux noirs faisaient ressortir encore sa pâleur ; les yeux pleins de larmes, il se leva et s’approcha lentement de Thérèse ; il lui prit doucement la main et contempla un moment la jeune fille avec une attention profonde en se disant à voix basse :

— Oui, c’est cela maintenant, c’est bien le même regard dur, le même sourire méprisant : Mor-Nader avait raison, la fleur des tombeaux fleurit au mois noir. C’est dans le mois noir que je l’ai vue… Fatalité ! fatalité ! ma destinée s’accomplira, et la vôtre aussi, pauvre jeune fille… Mais triste, triste, oh ! bien triste !

À ces mots prononcés par Ewen avec une douceur et une désolation indicibles, Thérèse sentit son mépris et son courroux faire place à un sentiment étrange. Par un phénomène psychologique inexplicable, pendant une seconde elle eut la conscience parfaite que l’homme qui était