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ATAR-GULL.

doucement la poupe du brick, et s’ouvraient au sillage phosphorescent du navire, voilà tout.

Il écouta encore, regarda bien si personne ne l’épiait… et s’avança vers son grand coffre. Il l’ouvrit.

On aurait cru d’abord que ce vieux bahut ne contenait rien… mais en l’examinant attentivement on y découvrait un double fond. Il le leva.

Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir de Russie. Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié. C’était peut-être le blason de Brulart…

Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette, et posa le précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu’il approcha du lit…

Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau, la couronne, la veste et la culotte de feu M. Benoît…

Alors il leva le couvercle de l’étui, et ses yeux brillaient d’un feu singulier…

Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s’y était révélée… Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement sculpté et presque caché sous l’or et les pierreries qui l’ornaient…

Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et, à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu’il contenait.

C’était une liqueur épaisse, visqueuse, d’une teinte plus colorée, plus brillante que celle du café. Il paraît qu’elle était pour lui d’un bien haut prix, car ses yeux rayonnèrent d’une joie céleste quand il s’aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.

Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d’une vierge, et le déposa, non sur la vilaine table ; oh non ! mais sur un petit coussinet de velours noir, tout brodé d’argent et de perles…

Il tira aussi du coffret une petite coupe d’or et un assez grand flacon de même métal.

Mais pendant toute cette cérémonie il y avait sur les traits de Brulart autant de recueillement et d’adoration que sur le visage d’un prêtre qui retire le calice du tabernacle…

Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis. Il en compta vingt… puis il remplit la coupe d’une autre liqueur limpide et claire comme du cristal, qui prit alors une teinte rouge et dorée.

Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine ; après quoi il resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement…

Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard inspiré… qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe ; il était beau, grandiose, admirable, ainsi ; ses guenilles, sa longue barbe, tout cela disparaissait devant l’incroyable conscience de bonheur qui éclatait sur son front tout à l’heure sombre et froncé… maintenant lisse et pur comme celui d’une jeune fille…

« Adieu, terre !… à moi le ciel… » dit-il en s’élançant sur son lit.

Dix minutes après il était profondément endormi.

Il venait de prendre la dose d’OPIUM qu’il buvait chaque soir.

Or, par une bizarrerie que l’effet et l’habitude constante de cet exhilarant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre l’existence factice qu’il se procurait au moyen de l’opium, ses créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses ravissantes visions, pour sa vie vraie, réelle, dont le souvenir vague et confus venait étinceler par moments à son esprit, dans le jour, parmi des scènes affreuses, comme la conscience d’une journée de bonheur vient quelquefois dilater notre cœur, même au milieu d’un songe horrible ; tandis qu’il considérait sa vie vraie, sa vie qu’il menait au milieu de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et qu’il poussait machinalement à l’horrible, selon le besoin, le désir du moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d’un rêve affreux : « Que m’importe… je me réveillerai toujours bien ! »

C’était, en un mot, la vie renversée, le fantastique mis à la place du positif ; un rêve à la place d’une réalité. C’est obscur, je le sais. Mais essayez de l’opium, madame, et vous me comprendrez… Croyez d’ailleurs un homme d’expérience.


CHAPITRE IV.

Opium.


Rien n’est vrai, rien n’est faux ; Tout est songe et mensonge.

De Lamartine. — Harmonies.

Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire,
Comme d’un saint avis gardez-en la mémoire ;
Un jour vous la direz à vos petits neveux
Quand la neige des ans blanchira vos cheveux.

Delphine Gay. — La Tour du prodige.


Ô douce et ravissante ivresse de l’opium, ivresse pure et suave, ivresse toute morale, élevée, poétique !

À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une vie fantastique, brillante et colorée !

Là, jamais un chagrin ; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans regret… c’est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans larmes… un printemps sans hiver.

Tantôt c’est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l’antique habitation de vos aïeux et encadré d’un gazon vert que foulent en dansant de jeunes filles aux robes flottantes.

C’est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l’on se parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent.

Ou bien encore, c’est la demoiselle au corselet d’émeraude, aux ailes de nacre et de moire, que l’on poursuit en chantant la vieille chanson qu’une mère vous a apprise autrefois.

Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes, si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d’horrible et d’étrange… qui vous terrifie et vous glace un moment…

Alors c’est comme la peur qu’on éprouve au milieu d’une paisible vallée d’automne, quand l’aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique.

Mais aussi que cette folle terreur d’un instant donne un charme plus vif aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes, qui réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse ; vous savez ! quand, le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en vain l’être mystérieux et inconnu que l’on rêve toujours à quinze ans.

Oh ! qu’alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d’opale et de feu qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d’une large coupe !

Oubliez le champagne au milieu des glaçons ; laissez bouillonner sa mousse ; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cou brun des bouteilles.

— Après tout, que serait cette ivresse ? Quelque lourde et grossière orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou hébétée.

Au lieu que l’opium ! tenez… voyez ce Brulart ! si vous saviez ce qu’il rêve !

C’est un homme étrange que cet homme ! Féroce et crapuleux, c’est à force de vices et de crimes qu’il a pris un impérieux et irrésistible ascendant sur une tourbe d’êtres dégradés et infâmes ; jamais une pensée noble et consolante ; on dirait que c’est en riant, d’un rire satanique, qu’il creuse dans la fange pour voir jusqu’à quel point d’ignominie peut aller la dégradation humaine.

Cette vie, c’est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa vie de brigand, de négrier, de pirate, d’assassin… sa vie qui le fera pendre.

Maintenant il rêve : l’esprit, l’âme a quitté son ignoble enveloppe… c’est son autre existence qui commence… son existence aussi à lui, belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais somptueux, des chants de gloire et d’amour, son existence à vous désespérer tous, oui, cent fois oui, car l’ivresse de l’opium l’élève à un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles.

— Et ce n’est pas une heure, un jour, une année… mais la moitié de sa vie qu’il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu. Quant à sa vie réelle, ce n’est pour lui, je l’ai dit, qu’un cauchemar qu’il pousse à l’horrible autant qu’il le peut, car, vus d’aussi haut, en présence de tels souvenirs… que sont les hommes ! mon Dieu !… de la matière à contrastes, de la boue qu’on jette à côté d’un diamant pour en faire briller plus vives les étincelantes facettes…

Ainsi du moins pensait Brulart…

Tenez, suivez d’ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette incroyable expression, de plaisir et d’extase.