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que mademoiselle Dunoyer a l’esprit, les qualités, les vertus que je lui suppose. C’est mon rêve réalisé, je le sens là. — Je le désire pour mademoiselle Dunoyer et pour vous ; mais que puis-je à cela ? — J’ai été vingt fois sur le point d’aller trouver M. Dunoyer et de lui demander la main de sa fille.

M. de Montal resta impassible, et dit :

— Eh ! qui vous en a empêché, mon cousin ? — L’immense fortune de M. Dunoyer, l’excessive beauté de sa fille, répondit Ewen avec accablement. Jusqu’ici je n’ai pu me résoudre à une démarche qu’on attribuerait sans doute à la cupidité ou à une prétention ridicule ; mais à cette heure, cette fatale passion me domine à ce point que je veux tenter un coup désespéré, au risque de passer pour le plus stupide ou le plus présomptueux des hommes, car je n’ai à offrir à mademoiselle Dunoyer qu’une fortune modeste. — Honorable, vous voulez dire, mon cher cousin ; sans compter votre nom, bien connu en Bretagne. — Je ne m’abuse pas, dit Ewen en secouant la tête : je n’ai aucun moyen de séduction, mais j’ai pour moi un amour sans bornes, un cœur loyal et dévoué. Espérer de plaire à mademoiselle Dunoyer, ce serait fou. L’intéresser, c’est peut-être possible. Voici mon projet, sauf l’avis que j’attends de vous. J’irai trouver M. Dunoyer, je lui exposerai franchement ma position : l’intérêt ne me guide pas, car je renoncerai d’avance aux avantages qu’il peut faire à sa fille ; je lui demanderai à avoir en sa présence un entretien avec elle. Alors je raconterai tout, et mon amour idéal, et l’histoire de ce portrait de famille, et sa ressemblance si fatale avec mademoiselle Dunoyer, et mes vœux aussi ardents qu’insensés. — Votre projet est bizarre. — Je le sais ; ma franchise passera peut-être pour de la folie, M. Dunoyer et sa fille me refuseront, à moins qu’ils ne devinent que, malgré ma rude écorce, je suis digne du bonheur que j’ambitionne, si ce bonheur peut se payer par un dévouement aveugle, par une tendresse sans bornes. Maintenant, mon cousin, dites-moi : vous connaissez intimement M. Dunoyer ; sera-t-il touché de la franchise de mon aveu ? dois-je plutôt lui demander officiellement la main de sa fille ? Dans ce cas, vous parlerez pour moi, sinon j’écrirai ce soir à M. Dunoyer, et je tenterai moi-même cette démarche, si étrange qu’elle soit.

La manière nette, précise, dont s’exprimait Ewen ne laissait pas le moindre doute à M. de Montal sur la résolution de son cousin.

Avant toute chose, il importait au comte de gagner du temps ; nous verrons plus tard le funeste progrès qu’il avait fait dans le cœur de Thérèse ; l’amour de cette malheureuse jeune fille était pour lui un avenir assuré, une fortune brillante. On comprend ainsi de quelle importance étaient pour lui les confidences de M. de Ker-Ellio ; elles lui montraient le péril et lui donnaient presque le temps de l’éviter. Après quelques minutes de réflexion, il répondit à son cousin, en lui témoignant l’intérêt le plus cordial et en lui serrant la main :

— Votre confiance en moi sera justifiée, mon cher Ewen… laissez-moi dire : mon cher ami ; de telles confidences appartiennent à l’amitié. — Oh ! je ne m’étais pas trompé, dit Ewen en serrant à son tour avec effusion la main de M. de Montal. — Vous me consultez, répondit celui-ci, je vous parlerai franchement. Votre premier moyen, le récit de votre amour idéal, l’aventure du portrait, sembleront, je le crains, un peu insolites et romanesques à un homme aussi positif en affaires que M. Dunoyer. Un état bien en règle de votre fortune lui plairait davantage. — Et sa fille… sa fille…, serait-elle aussi insensible que son père à cet amour, romanesque sans doute, mais auquel le romanesque n’ôte rien de son ardeur et de sa sincérité ? — Je connais assez peu mademoiselle Dunoyer, mon cher cousin, mais je lui crois dans l’esprit, dans le caractère, quelque chose du positif de son père. — Elle !… avec ce regard doux et mélancolique… avec cette voix touchante… c’est impossible ! s’écria Ewen. — Je vous répète que je connais fort peu mademoiselle Thérèse ; il est possible que je me trompe ; quant à son père, je suis sûr de ce que j’avance. Croyez-moi donc, bornez-vous à une simple demande en mariage, et je me ferai un plaisir d’être votre interprète auprès de M. Dunoyer. — Vous êtes généreux et bon ! dit Ewen à M. de Montal avec expansion ; hélas ! maintenant, mon sort va se décider d’une manière irrévocable. Ah ! je ne serai pas assez heureux pour réussir, ce serait trop beau ! Pourquoi aurais-je un tel bonheur ? — Mais pour en jouir, mon cher cousin. Ah çà ! sérieusement, il ne faut pas vous décourager ainsi ; je suis aussi loin de vous dire, espérez, que de vous dire, désespérez ; d’un côté, votre naissance est élevée, votre fortune honorable, vous avez d’excellentes qualités ; mais, d’un autre côté, M. Dunoyer est fort riche, il peut avoir d’autres vues sur sa fille, et je ne crois pas mademoiselle Dunoyer capable d’avoir d’autres vues que celles de ses parents, ajouta hypocritement M. de Montal. Vous voyez donc bien que vos bonnes et mauvaises chances se compensent tellement qu’il est impossible de préjuger le bon ou le mauvais succès de votre dessein. Permettez-moi seulement de vous faire une dernière et très-importante recommandation, et cela dans votre intérêt et dans celui de mademoiselle Dunoyer. — Que voulez-vous dire ? — Rien de plus délicat et de plus confidentiel que la démarche dont vous me chargerez. — Sans doute. — Or, dans le cas où cette affaire manquerait, il serait désagréable pour vous comme pour mademoiselle Dunoyer que tout s’ébruitât à l’avance ; le monde est méchant, et il ne manquerait pas de…

Ewen interrompit M. de Montal :

— Soyez tranquille, mon cousin, personne au monde, excepté vous, ne sera instruit de la démarche que je tente ; l’abbé de Kérouëllan, mon vieil ami, serait ici, je la lui tairais, je vous en donne ma parole. — Autre chose : M. Dunoyer est très-méticuleux en affaires ; il portera le même scrupule dans l’affaire dont il s’agit, il voudra écrire en Bretagne pour avoir des renseignements sur vous, etc. ; tout ceci amènera nécessairement des lenteurs. — Cela n’est que trop vrai. — Êtes-vous assez sûr de dominer votre impatience pour ne pas aller auprès de M. Dunoyer terminer vous-même ce que j’aurai commencé ? Dans ce dernier cas, je préférerais ne pas m’en mêler, car vous concevez que mon rôle…

Ewen interrompit encore le comte.

— Je suis incapable d’un tel manque d’égards, d’une telle ingratitude ! Je vous en ai donné ma parole ; vous seul au monde serez instruit de ce vœu ; de vous seul j’attendrai la réponse qui doit ruiner ou encourager mes espérances ; je ne verrai pas M. Dunoyer avant qu’il ait prononcé sur mon sort ; s’il refuse, je partirai sans le revoir. — Peut-être aurez-vous raison, dit M. de Montal ; il sera temps de songer à cela au dernier moment ; mais, Dieu merci, il ne faut pas prévoir les malheurs d’aussi loin. Dès que j’aurai parlé à M. Dunoyer, j’irai vous dire comment il a reçu votre proposition, et j’espère vous donner de bonnes nouvelles. — Mon cousin, dit Ewen d’un ton pénétré en serrant les mains de M. de Montal dans les siennes, de ce moment, en tout et pour tout…, je suis à vous. — N’est-ce pas moi qui gagne, à ce marché, dit M. de Montal, puisqu’en faisant si peu je m’acquiers un ami ? — Je sais quelle est ma reconnaissance. À bientôt donc, mon cousin. — À bientôt : courage et espoir ! dit M. de Montal.

Ewen secoua tristement la tête, et ne chercha pas à cacher une larme qui brilla dans ses yeux ; puis, serrant encore une fois la main du comte, il sortit précipitamment.

M. de Montal le regarda s’éloigner ; puis, haussant les épaules avec mépris, il s’écria :

— Ah ! le triple niais… c’est à moi… à moi qu’il vient confier ce qu’il appelle ses intérêts les plus chers… Allons… allons… mon étoile resplendit de plus en plus. Si je ne me trompe, cet incident habilement exploité me servira beaucoup. Le Breton, fidèle à sa promesse, ne retournera pas chez M. Dunoyer, il attendra ma réponse ; je le tiendrai en suspens durant huit ou dix jours, et il ne m’en faudra pas davantage, au point où en sont les choses avec Thérèse, pour n’avoir plus à m’inquiéter du Vendéen, dont la demande en mariage me viendra, au contraire, en aide pour tenter le grand coup… Maintenant, un mot à Thérèse… Il me faut absolument demain une entrevue avec elle ; oh ! elle y viendra ; je vais lui écrire quelques mots terribles. Ah ! ajouta M. de Montal en se mettant à table, répondons aussi à Julie ; elle se repent, elle me demande pardon ; elle ne paraît pas disposée davantage à me faire l’honneur de me donner sa main, ajouta-t-il avec ironie ; ce qui maintenant me désole, en effet, beaucoup ; mais elle m’offre toujours son amour… ce qui n’est pas, après tout, absolument à dédaigner… en y mettant du mystère toutefois ; car Julie peut toujours passer pour une distraction très-agréable, même pour un homme qui s’occupe de mademoiselle Dunoyer.

Et M. de Montal écrivit la lettre suivante à Thérèse :

« Il faut absolument que je vous parle… un épouvantable malheur menace notre amour… c’est-à-dire ma vie. Ce soir j’irai en haut, j’y passerai la nuit ; demain je vous attendrai à ma porte… Votre sœur sort à trois heures avec miss Hubert, pour sa promenade habituelle. Prétextez une migraine pour rester chez vous… alors vous pourrez monter chez moi… il n’y aura aucun danger… Ah ! Thérèse… la force me manque… quel coup affreux !… mes larmes coulent, je ne puis que me désespérer. »

Après avoir écrit ce billet, M. de Montal le relut toul haut, et dit :

— Oui, c’est cela… style coupé… menace aussi effrayante que mystérieuse… Elle viendra… La dernière fois, elle n’a pas osé s’aventurer au delà de quelques pas dans l’antichambre, et encore son émotion a été si violente en se trouvant seule avec moi, qu’elle a pâli… mais pâli à m’effrayer… Heureusement, mon respect l’a rassurée ; aussi, demain, elle n’hésitera pas… à s’avancer plus avant… Maintenant à Julie : autre femme, autre style.

« Tu mériterais bien, méchant démon, que je te tinsse plus longtemps rigueur ; mais je suis trop bon, je ne puis résister à tes gentilles petites excuses ; oui, je te reverrai comme dans le bon temps, mais à condition que nous ne dirons pas un mot d’une folie que toi seule pouvais inspirer, et dont je ris maintenant comme un fou. Adieu, Julie, je t’embrasserai après-demain matin, attends-moi. »

Ces deux lettres écrites, M. de Montal envoya l’une à Julie, et l’autre à mademoiselle Rosalie, femme de chambre de Thérèse, qu’il avait gagnée, et sous le couvert de laquelle il écrivait à mademoiselle Dunoyer.

Rien de plus simple que la manière dont M. de Montal s’introduisait dans l’immense maison occupée par M. Dunoyer, dont les portes étaient constamment ouvertes. Tantôt, après avoir fait une visite au banquier, au lieu de redescendre, il montait au quatrième ; tantôt, le soir, enveloppé d’un manteau, les yeux cachés par des lunettes vertes, il passait pour M. Bernard, le locataire supposé, gagnait le petit escalier de service, et sortait le lendemain soir à la même heure et grâce au même déguisement.