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quis est-il réellement séparé d’avec sa femme ? — Pas du tout, madame, dit Montal ; le marquis n’est nullement séparé, seulement on a fait justice de la conduite de madame de Beauregard, qui a eu l’effronterie de se représenter dans le monde. — Comment donc cela ? dit madame Héloïse. — Il y a quelques jours, avant le deuil de la marquise, j’étais le soir chez madame la duchesse de Noirmont ; madame de Beauregard entra : après avoir été intrépidement saluer la duchesse, elle alla s’asseoir à côté de deux femmes qui se levèrent aussitôt d’un air indigné. La marquise changea de place, ses voisines se levèrent encore. Enfin, après vingt minutes d’un silence général, madame de Beauregard battit bravement en retraite sans avoir sourcillé. — Mais c’était à mourir de honte, dit madame Héloïse. — Oh ! la petite marquise a sous ce rapport la vie très-dure, dit M. de Montal.

La conversation changea. Malgré sa parenté, malgré l’espèce de liaison qui existait entre lui et Ewen, M. de Montal entreprit de le railler pour briller aux yeux de Thérèse sous un jour nouveau. Les projets du comte furent parfaitement servis par la distraction de M. de Ker-Ellio : celui-ci ne s’aperçut pas des sarcasmes de son cousin, et il fut, selon l’expression consacrée, complétement noyé. Madame Héloïse était de ces gens qui ne manquent jamais l’occasion d’être de mauvais goût. Sans respect pour les plus simples règles du savoir-vivre, oubliant qu’elle parlait devant ses filles, elle voulut à son tour plaisanter le baron. Le supposant pieux en sa qualité de Vendéen, elle lui débita quelques sottises impies du vieux libéralisme, et lui demanda entre autres si les curés de son pays ne choisissaient pas de jolies filles pour gouvernantes, et s’ils n’abusaient pas un peu du confessionnal avec leurs pénitentes. M. de Ker-Ellio avait des principes religieux très-arrêtés ; il était habitué à considérer avec vénération une mère de famille entourée de ses enfants ; tiré de sa rêverie par les impertinentes questions de madame Héloïse, il fut doublement choqué, et répondit sèchement :

— Madame, j’ai appris de ma mère à respecter la religion et ses ministres, et ils méritent cette vénération.

Madame Héloïse ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre le sens de cette réponse et riposta avec une crânerie voltairienne tout à fait piquante.

— Ah bien ! par exemple, nous autres Parisiennes, nous élevons au contraire nos enfants dans le mépris des tartufes et des bigots. N’est-ce pas, Achille ?

M. Achille, autre espèce d’esprit fort, répondit avec insouciance :

— Moi, je me moque des choses religieuses comme de colin-tampon. Ce sont de ces sornettes bonnes à débattre entre les femmes et les cagots. N’est-ce pas, cher comte ?

M. Achille était si triomphant de posséder à sa table une homme titré, qu’il ne manquait jamais à cette appellation nobiliaire.

M. de Montal savait déjà avec quelle dureté le banquier traitait sa fille ; il crut être agréable à Thérèse en persiflant M. Achille ; il reprit donc en tâchant d’imiter l’ironie hautaine de M. de Beauregard :

— Je vous dirai franchement, mon cher monsieur Dunoyer, que nous autres nous avons des idées particulières sur la religion ; c’est affaire de caste, de parti, de bonne compagnie, si vous voulez, mais enfin nous nous sommes toujours fait une loi de respecter les prêtres et les choses religieuses.

Ces mots nous autres établissaient une distinction si marquée entre M. de Montal et M. Dunoyer, que celui-ci se mordit les lèvres de dépit ; madame Héloïse rougit jusqu’au front.

Ewen, absorbé dans ses pensées, ne prenait plus aucune part à la conversation.

— Connu ! dit M. Achille ; vous voulez vous servir de la religion comme d’un moyen pour dominer ! mais enfoncé le moyen ! enfoncé par la révolution de 89, par le triomphe du tiers-état ! Voyez-vous, le centre de la chambre, dont mon père faisait partie, constitue la seule et vraie noblesse de nos jours ; il n’y a plus qu’une aristocratie, celle de la fortune… De notre temps, un duc ne trouverait pas quatre sous de son titre. — Ce qui, bien certainement, n’arriverait pas si les titres pouvaient se vendre aux bourgeois enrichis, mon cher monsieur Dunoyer, dit le comte en souriant.

Nous n’insisterons pas sur la suite d’une conversation dont nous venous de donner ce spécimen, et dans laquelle M. de Montal fit montre d’une impertinence assez spirituelle.

On se leva de table.

Un des convives crut être agréable à madame Héloïse Dunoyer en priant Thérèse de chanter. La grosse femme rougit de dépit, mais elle fut forcée d’engager sa fille à se mettre au piano. Celle-ci refusa d’abord ; M. de Montal insista ; d’un regard furtif elle lui fit comprendre qu’elle se rendait à sa seule demande.

Thérèse chanta avec tant d’âme, tant de goût, tant de méthode ; elle fut enfin si supérieure à elle-même, que sa mère, furieuse de jalousie, l’interrompit au bout d’un quart d’heure, en lui disant :

— Thérèse, cela vous fait mal à la poitrine… c’est assez, ma chère.

Ewen était dans l’extase ; il avait été moins touché du véritable talent de Thérèse que de l’effet profondément sympathique que sa voix mélodieuse et vibrante lui avait fait éprouver.

Par deux fois M. de Ker-Ellio sentit couler ses larmes. Heureusement personne ne s’aperçut de cet attendrissement ridicule.

Quelques parties de whist s’engagèrent.

Ewen profita d’un moment où personne ne faisait attention à lui pour sortir de chez M. Achille Dunoyer.

Ewen de Ker-Ellio rentra chez lui dans un état voisin de la folie.

Tantôt il s’abandonnait à une joie insensée en songeant que ses rêveries, que son amour idéal n’avaient été qu’un pressentiment, et que la femme qui pouvait faire le bonheur de sa vie existait telle qu’il l’avait rêvée. Tantôt, au contraire, il restait morne, accablé de désespoir. Thérèse ne l’aimerait peut-être jamais ; elle avait dû concevoir de lui une première impression défavorable.

Nous le répétons, il avait suffi à Ewen de voir mademoiselle Dunoyer pour être persuadé qu’elle était douée de toutes les qualités qu’il lui supposait. Il la connaissait depuis si longtemps, pour ainsi dire, que cette seule entrevue porta son amour jusqu’au délire. Le surlendemain, il fut sur le point de retourner chez le banquier, mais la timidité le retint, craignant de faire quelque éclat ridicule et de ne pouvoir dominer les émotions qui l’agitaient ; il voulut attendre que l’effervescence de son esprit s’apaisât.

Il n’en fut rien. La passion d’Ewen pour Thérèse fit chaque jour de nouveaux progrès. C’était la même violence d’exaltation dont il avait été transporté dans la solitude, appliquée à une réalité saisissante.

Seul, sans conseil, sans ami, M. de Ker-Ellio passait des jours entiers dans sa sombre petite chambre de l’hôtel garni de la rue Montmartre, au fond de ce quartier bruyant, obscur et infect, ne pouvant s’arrêter à aucun des desseins qui fermentaient dans son cerveau. Plusieurs fois il était allé chez M. de Montal, vers lequel il se sentait attiré par une vive sympathie, mais, à son grand regret, on lui avait toujours répondu que le comte était absent. Sachant l’intimité qui unissait son cousin au banquier, il comptait beaucoup, sinon sur son appui, du moins sur son avis au sujet de certaines démarches décisives qu’il avait résolu de tenter.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un jour, M. de Ker-Ellio, plus heureux que de coutume, rencontra M. de Montal.

On l’introduisit chez le comte.

Le pen-kan-guer était plus pâle, plus triste, plus abattu qu’il ne l’était lorsque l’abbé de Kérouëllan l’avait forcé de quitter Treff-Hartlog pour venir à Paris.

M. de Montal n’avait pas vu son cousin depuis le jour du dîner de M. Dunoyer, il fut frappé de l’altération de ses traits.

— Qu’avez-vous, mon cher cousin ? s’écria-t-il. Avez-vous été sérieusement malade ? — Non, répondit Ewen d’un air sombre, j’ai été un peu souffrant. Je suis venu plusieurs fois pour vous voir ; on m’a dit que vous étiez absent. — En effet, dit M. de Montal en rougissant malgré lui, j’étais allé chasser quelques jours en Normandie (M. de Montal mentait ; il avait été pendant ce temps renfermé dans le petit appartement qu’il avait loué dans la maison de M. Dunoyer). Mais, reprit M. de Montal, je regretterai beaucoup mon absence, si elle m’a fait perdre l’occasion de vous être bon à quelque chose. — Vous pouvez, mon cousin, me rendre un grand service. — Parlez, parlez, je vous en conjure.

Après quelques moments de silence, Ewen reprit :

— Vous m’avez offert vos services ; vous êtes un loyal parent, je puis tout vous dire.

M. de Montal, étonné de l’air solennel du baron, lui tendit la main.

— Parlez, parlez, disposez de moi, je vous en conjure. — Ne me croyez pas fou, écoutez-moi, et vous comprendrez peut-être ma position étrange et fatale. Après la guerre de Vendée, je revins chez moi, en Bretagne, vivre dans la maison de mon père ; j’ai toujours aimé la solitude. Il y a quelques mois, à force de rêver sans but, j’évoquai un idéal : il réunissait tous les charmes que j’aurais désiré rencontrer dans ma femme. Il y avait dans ma chambre un vieux portrait de famille représentant une personne d’une beauté remarquable ; à force de contempler cette figure charmante, je donnai ses traits à mon idéal, et…, faut-il vous faire cet aveu ?… je devins amoureux de cette peinture… — Mais c’est tout un roman, mon cousin. — Oui, un roman absurde et douloureux. Je devins donc amoureux de ce portrait… amoureux comme un insensé. Ma monomanie prit un caractère si sérieux, que mon ancien précepteur, l’abbé de Kérouëllan, me conseilla de quitter la Bretagne. Je vins à Paris ; les distractions devaient calmer ma raison. En effet, je ne considérais plus ces chimères que comme un songe, lorsque… — Achevez : vous ne sauriez croire combien ce récit m’intéresse. M. de Ker-Ellio passa la main sur son front brûlant, et reprit à voix basse :

— Lorsque je rencontrai mademoiselle Thérèse Dunoyer… — Eh bien, mon cousin ? — Eh bien ! elle ressemble d’une manière frappante au portrait dont je vous ai parlé.

Et Ewen regarda son cousin avec angoisse.

On se souvient peut-être que M. de Montal possédait aussi un portrait de son arrière grand’mère, femme infernale qui avait, dit-on, causé de terribles malheurs dans la famille de Ker-Ellio.

Malgré ce rapprochement bizarre, malgré l’inquiétude que pouvait lui causer l’amour d’Ewen, M. de Montal ne trahit pas son émotion, il répondit en souriant :

— Je comprends, ou plutôt je devine : vous aimez mademoiselle Dunoyer. Et c’est seulement à cause de cette ressemblance extraordinaire, mon cher cousin, que vous tombez amoureux d’une femme que vous voyez pour la première fois ? — Je suis sûr… je dirais presque : je sais