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obligée, j’obéirai, monsieur. — Et ce sera sans doute pour vous y montrer aussi avenante que vous l’êtes à cette heure ? — Oui, monsieur. — Et vous espérez ainsi me lasser et me forcer de revenir à Paris ? — Je l’espère, monsieur. — Et si je ne me lasse pas, madame ? — Vous vous lasserez, monsieur.

Ces derniers mots furent dits d’un ton si ferme, si dur, que le marquis tressaillit. Le flegme audacieux de cette femme le confondait. Jusqu’alors il l’avait trouvée soumise, froide, réservée, silencieuse, mais il ne l’aurait jamais supposée capable de cette résolution. Sa colère, tour à tour contenue et excitée, ne put se contraindre plus longtemps ; il se leva et s’écria :

— Je suis pardieu bien sot de m’occuper ainsi de ce qui vous convient ou non, madame, et de vous considérer encore comme ma femme, après la façon dont je vous ai traitée ce soir. Oui, madame, ce soir, au Rocher de Cancale, à un dîner de garçons, j’ai mis en présence vos deux amants, j’ai fait lire à Des Roches votre dernier billet à M. Labirinte, je les ai raillés, je les ai mis aux prises, et j’ai fini par dire à mes amis, qui demain le rediront à tout Paris, que la méprisable héroïne de cette aventure était ma femme. Et voilà comme je me venge, et voilà comme des gens de ma sorte traitent les femmes qui les trompent. — Vous avez fait cela, monsieur ? dit la marquise sans lever les yeux. — Oui, madame. Oh ! je ne suis pas, moi, de ces sots maris qui s’éplorent et qui prennent au tragique de tels accidents. Vous auriez peut-être voulu me voir triste et abattu ? — Chacun fait de son honneur ce qui lui convient, monsieur. — Et le monde, madame, comment croyez-vous qu’il vous accueille désormais ? — Le monde fera comme vous, monsieur ; séparez-vous de moi, le monde se séparera de moi. — Ainsi, vous ne m’avez jamais aimé ? jamais ! s’écria douloureusement le marquis arrivant sans transition à cette question.


M. de Montal.

Dolorès resta muette.

— Et pourquoi m’avez-vous épousé, alors, madame ? — Le désir d’aller à Paris et de vivre dans le grand monde m’a fait oublier la disproportion d’âge qui existait entre nous, monsieur.

Jamais M. de Beauregard n’avait songé qu’il avait vingt-cinq ans de plus que sa femme ; l’habitude des succès, les avantages qu’il réunissait d’ailleurs, ne lui avaient, pour ainsi dire, jamais permis de s’apercevoir qu’il avançait en âge, et qu’il atteindrait à la vieillesse lorsque Dolorès entrerait dans le printemps de la vie… Révélation d’autant plus terrible pour un homme du caractère de M. de Beauregard, qu’elle lui était faite par sa femme, qui venait de le blesser si cruellement dans sa jalousie, dans son amour et dans son orgueil. Rien de plus commun chez les gens de plaisir que cet oubli de la proportion des âges. Un homme de quarante ans suppose à peine qu’une femme de vingt ans puisse le trouver plus que mûr. Mais qu’une circonstance imprévue, brutale, le force de compter avec lui-même, c’est avec autant d’envie que d’amertume qu’il regrette la jeunesse, la jeunesse, avantage inappréciable dont chaque jour l’éloigne de plus en plus.

Les réponses sèches et dures de Dolorès renversaient toutes les prévisions du marquis et le jetaient dans une voie inextricable. Devait-il faire un éclat sérieux, après avoir affiché tant d’insouciance ? devait-il continuer de jouer le même rôle ? devait-il contraindre sa femme à abandonner le monde, dans l’espoir que la solitude et que ses soins la ramèneraient à des sentiments meilleurs ? devait-il enfin se séparer complétement de la marquise et la renvoyer à ses parents ? Cette dernière résolution eût été la plus sage, la plus digne, mais elle blessait le misérable amour-propre de M. de Beauregard, qui tenait à passer pour mari peu vulgaire ; d’ailleurs il lui aurait fallu renoncer à Dolorès, qu’il aimait encore malgré lui. Il était sous le coup de pensées trop amères et trop poignantes pour prendre en ce moment une détermination décisive. Après un nouveau silence, il se leva et dit à la marquise :

— Demain, madame, vous saurez mes dernières intentions. Je veux croire que vous vous y conformerez. — J’attendrai vos ordres, monsieur, dit Dolorès.

Le marquis regagna son appartement.


CHAPITRE XVII.

La ressemblance.


Ewen de Ker-Ellio avait ressenti une impression douloureuse à la suite de la scène du Rocher de Cancale, et sa répugnance pour la vie de Paris s’en était encore augmentée. Chaque soir, en rentrant dans son bruyant hôtel garni de la rue Montmartre, il regrettait son paisible manoir de Treff-Hartlog, qu’il aurait bien vite regagné, sans l’invitation à dîner de M. Achille Dunoyer et sans quelques formalités relatives au placement de ses fonds chez ce banquier. En félicitant sincèrement Ewen de sa guérison et de ses projets de mariage avec quelque bonne héritière bretonne, le bon abbé de Kérouëllan lui annonçait qu’il avait fait quelques ouvertures aux parents de mademoiselle Yvonne de Kergalek ; on attendait le retour du jeune baron pour donner suite à ces préliminaires. Ewen s’ennuyait fort à Paris, mais il s’applaudissait de plus en plus d’y être venu ; grâce à ce voyage, il s’était arraché à ses folles rêveries, il était rentré dans une voie sage et raisonnable.

On n’a pas oublié que le baron devait diner avec son cousin chez M. Achille Dunoyer, huit ou dix jours après la scène du Rocher de Cancale. M. de Montal ayant averti Ewen qu’il ne pourrait aller le prendre, celui-ci se rendit seul chez le banquier. Dans sa crainte un peu provinciale d’arriver trop tard, M. de Ker-Ellio arriva beaucoup trop tôt.

Un domestique, qui avait ôté une livrée ridiculement galonnée pour mettre le couvert plus à son aise, introduisit le baron dans le salon, en le priant d’attendre madame Héloïse Dunoyer, et en murmurant fort impertinemment : que sans doute la montre de monsieur avançait ; qu’il s’était levé sans doute de bon matin ; qu’on n’arrivait jamais de si bonne heure, etc., etc. Ce disant, il alla chercher un bâton armé d’une petite bougie et commença d’allumer les lustres et les candélabres. Ewen resta seul.

Pour faire comprendre la scène qui va suivre, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la disposition de l’appartement où elle va se passer. En face de la cheminée, surmontée d’une glace, s’ouvrait la porte de la bibliothèque de M. Dunoyer. Cette pièce, seulement éclairée par une lampe à abat-jour, était assez obscure ; le salon resplendissait de clarté. Ewen, debout devant la cheminée, tournait le dos à la bibliothèque, et regardait machinalement dans la glace. Quelle fut sa stupeur ! Il y vit tout à coup apparaître une figure absolument semblable à celle que représentait le portrait mystérieux de Treff-Hartlog ! Comme dans ce fatal portrait, le visage, d’une blancheur de marbre, se détachait éclatant et lumineux sur un fond très-sombre. Comme dans ce fatal portrait, la figure était d’un ovale parfait, le nez fin et droit, les yeux noirs, grands et surmontés de longs sourcils hardiment accusés. Jamais ressemblance n’avait été plus frappante. On comprend ce prodige.

Thérèse s’était rendue dans le salon par la bibliothèque ; l’épaisseur des tapis avait amorti le bruit de ses pas ; à l’aspect d’un étranger, elle s’était un instant arrêtée dans la pénombre formée par la baie de la porte, et l’image de la jeune fille s’était réfléchie dans la glace. Ewen pâlit, un instant son cœur cessa de battre ; il se crut le jouet d’une illusion : les yeux ardemment fixés sur cette apparition, il retenait sa respiration. Bientôt l’image devint moins distincte, s’effaça peu à peu et disparut. Autre mystère facile à expliquer.