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de grands biens ; qu’ai-je fait ? je me suis passionnément épris de vous, et je sais revenu moins riche qu’avant mon départ.

« Mais vous concevez… laisser deviner au monde que le marquis de Beauregard, le marquis de Beauregard ! jugez un peu, ce grand, cet illustre roué, avait fait une telle école, c’était impossible ; je redoublai donc de faste, et l’on me crut enrichi par mon mariage ; j’affichai deux maîtresses au lieu d’une, et l’on crut que je vous dédaignais ; bien plus, en traitant ainsi la femme qui, aux yeux du monde, avait augmenté ma fortune, je faisais acte de fière indépendance ; mes soins eussent été taxés de valetage intéressé. Et tout cela était mensonge, Dolorita mia, vos grâces naïves, votre touchante ingénuité, avaient fait sur moi une profonde impression, je ne savais, je ne sais encore rien de plus séduisant que vous ; de ma vie je n’ai rien aimé autant que vous ; vous avez été la seule femme dont j’aie été profondément, douloureusement jaloux.

Les cyniques et atroces plaisanteries que je faisais à mes amis en les engageant à s’occuper de vous me brûlaient les lèvres. Chaque jour je sentais s’augmenter ma passion pour vous ; votre conduite, en apparence pleine de réserve, de froideur et de dignité, redoublait ma confiance et mon audace. Oui, je me plaisais à braver un péril que je ne redoutais pas. J’appelais insolemment des adorateurs autour de vous, parce que je vous croyais la plus vertueuse des femmes ; enfin je semblais dédaigner le précieux trésor que tous m’enviaient, et dont j’étais intérieurement si fier et si jaloux. Ainsi ma détestable vanité de vices était satisfaite, et mon amour aveugle et confiant faisait chaque jour de nouveaux progrès. À cette heure pourquoi vous mentirais-je, Dolorès ? Je puis tout vous dire : écoutez donc le dernier, mais le plus beau projet que j’aie fait de ma vie.

« Vous me paraissiez si sûrement éprouvée par deux ans de sévère constance, vous me paraissiez avoir si souverainement bravé les dangers dont je vous avais entourée, qu’hier, en pensant à vous, un éclair de bon sens avait illuminé pour moi tout un nouvel horizon. Je m’étais dit que l’âge arrivait, que jusqu’alors moi si corrompu, moi le sceptique, j’avais absolument vécu pour les autres, en sacrifiant mes véritables goûts à la plus détestable des réputations ; au contraire, en abandonnant ces vains plaisirs, en me retirant avec vous dans votre terre, je pouvais terminer ma vie le plus heureusement du monde. La nuance de froideur que parfois je remarquais en vous devait s’effacer, selon moi, du moment où ma vie entière vous serait consacrée. Telles étaient mes intentions, Dolorès, lorsque j’ai reçu ces lettres… ces lettres ! Ce fut un moment terrible ; je vous dis vrai. Le coup porta d’abord au cœur ; ce fut un grand déchirement, ce fut une grande douleur, mais sans haine, mais sans colère contre vous ; à cette souffrance il se mêlait encore je ne sais quoi de tendre, de compatissant pour vous.

« J’eusse été père, un enfant adoré eût levé la main sur moi, que je ne me serais pas courroucé, n’est-ce pas ? j’aurais pleuré. Eh bien ! c’est ce que j’ai fait : oui, Dolorès, j’ai pleuré… Moi, moi !… Comme vous allez rire avec Des Roches ou Labirinte ! Ceci a été mon premier mouvement, toujours généreux et bon. La réflexion, l’habitude perverse, sont venues souiller cette noble douleur de l’écume des plus basses colères. J’ai frémi de rage en songeant que moi, vieilli dans l’intrigue, moi, cité par mes succès et par mon adresse, j’étais joué par vous ! par un enfant ! joué partout et toujours ! Votre apparente naïveté avait eu raison de ma rouerie intéressée. Vous m’aviez amené à vous épouser. Pendant que je me pavanais de votre vertu, vous aviez ourdi les trahisons les plus noires, les plus hardies ! Vous, Dolorès ! vous !… Et je vous ai vue si souvent dormir du sommeil paisible d’un enfant ! votre respiration était douce et facile, pas un remords ne soulevait votre poitrine, pas une inquiétude n’agitait votre cœur ; une vierge de quinze ans, dormant sous l’égide maternelle et rêvant du bon Dieu et des anges, n’aurait pas goûté un plus chaste repos ! Et cette figure angélique, ce regard pur, ce front chaste, peuvent cacher de telles…

« Mais non, non… pas de reproches, pas de reproches, Dolorès ! un dernier mot : sachez pourquoi j’ai provoqué le colonel Koller. Un homme comme moi devait rire le premier de votre trahison, et échapper au ridicule en la divulguant ; me battre avec l’un ou l’autre de vos amants, c’était me faire bafouer. Et pourtant, la vie m’est insupportable à cette heure… Me brûler la cervelle moi-même, cela était inouï, exorbitant je crois. Dieu me damne, qu’on ne l’aurait pas cru, lors même que l’on m’aurait vu le pistolet au poing. J’ai donc voulu charger quelqu’un de ce soin ; voilà pourquoi j’ai été insulter, ce soir, le colonel Koller, avec qui je me bats demain matin. Au point de vue de ce que j’appelle mes principes, cela est bizarre… je le sais ; cela est stupide, je le crois ; cela est de la dernière inconséquence, je l’avoue : le marquis de Beauregard se tuer ou se faire tuer, parce que sa femme l’a trompé…

« Vous êtes bien jeune, mon enfant, mais vous reconnaîtrez un jour qu’il n’y a souvent rien de plus logique que l’invraisemblance ; d’ailleurs je me serais tué moi-même que cela aurait peut-être mis sur la voie de la vérité, et je suis encore assez coquet pour craindre le ridicule outre-tombe. J’ai, de tout temps, dit très-haut que le cynisme sanguinaire du colonel me révoltait ; mon duel et ma mort s’expliqueront très-naturellement ainsi. Adieu donc, bon cher enfant. Il me reste, je crois, cinquante mille écus chez mes gens d’affaires, mon hôtel à Paris, et ma terre, sur laquelle votre douaire est hypothéqué, cela vous fait environ soixante mille livres de rente. Croyez-moi (je ne parle pas par jalousie), restez veuve : vos dix-huit ans, votre figure virginale, votre ténébreuse audace, vous aideront à vous divertir beaucoup.

« Adieu ! et pour jamais adieu !…

« P. S. Il est, pardieu, bizarre que je me fasse tuer pour cela ! »

Cette lettre écrite, M. de Beauregard l’avait mise sous enveloppe avec d’autres papiers, l’avait cachetée, et écrit pour suscription : « Ceci est mon testament ; il sera remis à madame de Beauregard. »

Quelques autres dispositions prises, le marquis s’était couché et endormi comme un César. À six heures, ses témoins étaient venus l’éveiller. À huit heures la rencontre avait eu lieu. Par un incroyable hasard, le colonel avait manqué le marquis, et lui avait seulement enlevé une boucle de cheveux agitée par le vent.

Par quel contraste étrange M. de Beauregard, qui avait été chercher la mort, qui s’y était résolu, qui l’attendait sans pâlir, s’était-il repris avec ardeur à la vie, ce premier péril passé ? Fut-ce instinct de conservation, réflexion tardive ou brusque consolation ? nous ne chercherons pas à expliquer ce phénomène. Toujours est-il que le marquis, après avoir essuyé le feu du colonel, n’eut pas un instant l’intention de tirer en l’air, ce qui assurait sa mort, car son adversaire n’était pas un homme à le manquer deux fois. Pourtant, lorsque M. de Beauregard tint le colonel au bout de son pistolet, il se sentit quelques scrupules, car il était l’agresseur ; mais il réfléchit très-à-propos que ce féroce duelliste avait presque toujours provoqué ses victimes, que ce serait délivrer la société d’un fléau. Bref, il tira et le tua. De même que l’amour de la vie avait succédé, chez M. de Beauregard, à la résolution de mourir, de même la manière de juger la conduite de sa femme se modifia aussi. Son ressentiment n’en fut pas moins profondément amer ; mais son infernale affectation de cynisme, un moment comprimée, revint d’autant plus impérieuse qu’il n’avait plus de ménagements à garder avec une femme coupable.

Une nouvelle appréhension vint renforcer la résolution de M. de Beauregard ; les maris sont toujours les derniers instruits de leur infortune ; il avait peut-être été le seul à ignorer la conduite audacieuse de la marquise ? Peut être il était, depuis longtemps, la risée du monde ? À cette pensée, le marquis bondit de rage. Il eut de sanglantes visions, mais la réflexion calma cette fureur ; il s’arrêta au projet que nous lui avons vu mettre à exécution au dîner du Rocher de Cancale, projet qui lui semblait sauver les apparences du ridicule, et mettre les rieurs de son côté, dans le cas où la conduite scandaleuse de la marquise serait connue.

Souffrant comme il souffrait, car, la fièvre du duel passée, la préoccupation de la mort éloignée, il n’en ressentait que plus vivement cette profonde et secrète blessure ; souffrant comme il souffrait, disons-nous, et dans son amour et dans sa confiance, ne lui avait-il pas fallu un terrible et malheureux courage, un puissant empire sur lui-même, pour stoïquement dissimuler sa douleur, ainsi que nous l’avons vu le faire ?

Maintenant que l’on sait tout ce qu’avait coûté à M. de Beauregard son apparente indifférence, on comprendra, nous le répétons, la violence de son désespoir, lorsqu’après cette terrible soirée il se retrouva seul chez lui, en face de la réalité de sa position.


CHAPITRE XVI.

L’entrevue.


On peut juger, d’après la lettre que le marquis de Beauregard avait écrite à sa femme, de la pénible contrainte qu’il s’était imposée, de la douleur profonde que cachait son apparente insouciance. Il faut tout dire. Sans doute l’affectation d’indifférence de M. de Beauregard, au sujet de la trahison de la marquise, semble cynique et odieuse. Pourtant ce n’était pas absolument par forfanterie de vice, par mépris des usages, qu’il avait agi de la sorte ; il savait qu’après un tel éclat sa femme serait presque dans l’impossibilité de reparaître dans le monde ; et la jalousie, nous n’osons dire l’amour du marquis, s’en applaudissait.

Si coupable que fût Dolorès, M. de Beauregard l’aimait encore ; il se persuadait, autant par indulgence que par orgueil, que son dédain, que son mauvais exemple, avaient seuls causé les égarements de la marquise ; il espérait que désormais, obligée de vivre dans la retraite, elle tâcherait, à force de dévouement et de tendresse, de faire oublier ses torts, et qu’un généreux pardon la ramènerait peut-être tout à fait au bien. Et puis enfin, ainsi qu’il l’avait écrit à la marquise, M. de Beauregard, pour la première fois de sa vie, avait ressenti le vague besoin d’une existence calme et retirée, singulière ironie du destin, qui lui envoyait ces salutaires pensées au moment où l’indigne conduite de madame de Beauregard rendait ces vœux presque impossibles. Le marquis ne savait s’il devait faire lire à Dolorès la lettre qu’il lui avait écrite la veille, alors qu’il se croyait sur le point d’être tué par le colonel Koller. Peut-être, en apprenant combien elle avait été aimée, la jeune femme ressentirait-elle des remords plus douloureux, un repentir plus profond. D’un autre côté, devait-il lui laisser connaître tout l’empire qu’elle avait eu sur lui, alors qu’elle venait de se conduire si indignement ? Dans cette incerti-