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que le gouvernement représentatif. (À Sainte-Luce.) N’est-ce pas, noble pair ?

Sainte-Luce. Ce serait une nouvelle théorie des droits de l’homme.

Le marquis (à part). Courage… il faut jouer mon rôle jusqu’au bout. (Haut.) Je continue : « Ô mon Fortuné ! tu devais me faire connaître la réalité de ce sentiment. Au lieu de me taire au sujet de l’erreur de mon imagination, je t’en parlerai pour m’accuser, pour me maudire moi-même, non d’avoir pu te préférer M. Des Roches, puisque je n’ai eu le bonheur de te rencontrer qu’après lui sur la terre, mais pour m’accuser de n’avoir pas deviné que tu existais, Fortuné ! » C’est juste, les plus simples lois de la nature devaient lui dire qu’il existait quelque part un M. Fortuné Labirinte.

Serpentine. C’est très-gentiment écrit. Y a-t-il de l’orthographe ?

Le marquis. Il y a l’orthographe… du cœur. Je continue : « Oses-tu bien être jaloux, vilain méchant ? Ne vois-tu pas que si je reçois toujours cet insupportable Des Roches, comme par le passé, c’est pour ne pas éveiller les soupçons par une trop brusque rupture ? Peux-tu croire que depuis que je t’ai vu, toi dont j’ai eu le premier amour, toi si doux et si tendre, je te compare seulement à ce fier-à-bras couleur de buis… » Ceci est souligné, messieurs, « à ce fier-à-bras couleur de buis qui a autant de conversation que son cheval, comme tu dis si malignement dans ta lettre… »

Des Roches (furieux, mais se contenant). Je suis enchanté, M. Labirinte, de fournir quelques traits à votre verve comique ! Peut-être vous donnerai-je plus tard un autre genre d’inspiration.

Labirinte (très-troublé). Monsieur, je vous assure… une simple plaisanterie… une mauvaise plaisanterie. (À part,) Le marquis a juré de me faire égorger.

Des Roches (à Labirinte). Monsieur, nous reprendrons cette conversation. (À part.) Me voici la fable de tout Paris.

Plusieurs convives. Allons donc, Des Roches, comme vous le dit M. Labirinte, ce n’est qu’une mauvaise plaisanterie.

Clarisse (riant). Ce pauvre Des Roches qui enseigne l’art d’aimer à son rival ! Ah ! ah ! ah !

Serpentine. Supplanté… joué… par M. Labirinte !…

Des Roches (à part). Maudites vipères ! elles vont répandre partout cette sotte aventure ; mais, en attendant le cartel du marquis, je casserai du moins quelque membre à cet imbécile. (Haut.) Monsieur Labirinte, avez-vous écrit la lettre que lit monsieur de Beauregard ?

Labirinte (d’un ton parlementaire). Monsieur… en tout cas, cette lettre serait confidentielle… et nullement officielle, et je proteste…

Des Roches. Avez-vous écrit cette lettre, oui ou non ?

Tous les convives. Des Roches, laissez donc ! vous êtes fou !

Le prince Castelli. Il n’y a pas là-dedans le moindre sérieux. Le marquis a voulu plaisanter.

Des Roches (ne se possédant plus). Messieurs, on est soi-même le seul juge de ces questions-là ; je dirai donc à M. Labirinte qu’officielle ou confidentielle, la lettre qu’il a écrite est celle d’un sot et d’un impertinent.

Tous. Des Roches ! Des Roches !

Serpentine (riant aux éclats). Ça se colore, c’est heureux. Ça devenait horriblement terne !

Des Roches (se levant). Monsieur Labirinte, je vous répète que vous êtes un sot et un impertinent !

Labirinte (se levant, d’un ton parlementaire). Monsieur !… ce que vous dites là n’est pas exact ! Je n’accepte pas et je vous renvoie ces assertions erronées, que je m’abstiendrai de qualifier…

Des Roches (se levant et le menaçant). Je saurai bien vous faire accepter autre chose !

Plusieurs convnves (s’interposant). Des Roches, asseyez-vous donc ! cela n’a pas le sens commun.

Labirinte (élevant la voix). Il ne faut pas croire m’intimider avec vos grands bras, monsieur !

Des Roches (avec rage, au marquis). Me mettre face à face avec un tel adversaire ! quand je l’aurai tué, je n’aurai qu’un ridicule de plus. Ah ! Beauregard, vous vous vengez cruellement.

Le marquis (à part). Je le sais bien.

Labirinte (à part). Ridicule… quand il m’aura tué… C’est un tigre que ce marquis ! (Haut à Des Roches d’un ton majestueux et de plus en plus parlementaire.) Monsieur, on ne tue pas un élu de la nation comme on fait une razzia ! Un député n’est pas un Bédouin, monsieur !

Des Roches (furieux.). Mille tonnerres ! vous m’avez insulté ; vous vous battrez, ou vous direz pourquoi !

Labirinte (redoublant de dignité). Eh bien ! oui, monsieur, je vous dirai pourquoi… je ne me bats pas ! Apprenez, monsieur, que pendant la session je ne puis disposer de moi. J’appartiens à mes commettants, monsieur ! Je représente d’immenses intérêts agricoles, vinicoles, politiques, maritimes et commerciaux, monsieur ! Et d’ailleurs, ainsi que l’a dit à la tribune un célèbre jurisconsulte, le duel est une coutume sauvage et barbare qui…

Des Roches (le menaçant). Nous ne sommes pas ici à la chambre, mon petit phraseur !

Labirinte (avec emphase). Nous sommes en France, monsieur, et c’est à la France que je dois compte de mon existence politique ; or, comme mon existence politique se trouve étroitement liée à mon existence proprement dite, je dois à mes commettants de décliner votre proposition, monsieur, et je la décline !

Des Roches (exaspéré). Eh bien ! je donnerai des coups de canne à votre existence proprement dite !

Tous les convives. Des Roches, vous perdez la tête, vous êtes fou ; calmez-vous !

Labirinte (criant plus fort). Je brave votre menace, monsieur ! Fidèle aux devoirs que le pays m’impose, voulant accomplir mon mandat jusqu’au bout, j’aurai le courage…

Serpentine (riant aux éclats). D’être poltron ! Bravo ! Labirinte. Honneur à Labirinte ! Je demande qu’on boive à Labirinte ; je demande qu’on lui décerne une couronne civique… en poil de lapin !

Herminie. Vu le proverbe : Poltron comme un lièvre !


(Les voisins de Des Roches tâchent de le contenir. L’agitation est à son comble.
Le marquis seul est riant et moqueur.)


Des Roches (avec une fureur concentrée). Vous le voyez, Beauregard, cet homme m’a bafoué ; s’il me refuse satisfaction, je reste avec mon insulte ; si je le force à se battre, la belle affaire ! D’une façon ou d’une autre, je suis la risée de Paris. Cette position est atroce, monsieur, et c’est vous qui me l’avez faite !

Le marquis (gaiement). Moi ? moi ? Ah çà ! mon pauvre Des Roches, d’honneur, vous ne m’en accusez pas sérieusement ? Vous êtes de trop bon goût pour cela.

Des Roches (à part). C’est à devenir fou ! Trompé par cette femme, joué par cet imbécile, raillé par le marquis, partout du ridicule, partout ; et ne pouvoir provoquer Beauregard !

Sainte-Luce (sérieusement). Messieurs, un mot. Toute la question doit se résumer en ceci : La femme, cause de ce débat, vaut-elle, oui ou non, la peine qu’on se coupe la gorge pour elle ?

Tous. Oui, oui, c’est cela, c’est juste.

Le marquis (à part). Ce dernier coup me manquait… Courage !

Sainte-Luce. D’après la légèreté avec laquelle le marquis a raconté cette anecdote, d’après quelques lignes de la lettre qu’il nous a lue, il est évident que la femme dont il s’agit ne mérite pas l’attachement sérieux d’un galant homme. Or Des Roches et M. Labirinte n’ont pas autre chose à faire que de mépriser cette créature et de rire de leur rivalité.

Montal. C’est juste ; Sainte-Luce a parfaitement raison.

Le duc de Serda. Il est des femmes pour lesquelles on ne se bat pas.

Le prince Castelli. Ces femmes-là ne nous quittent pas, elles nous débarrassent.

Le major. Et c’est le dernier tenant qui est dupe, comme dans l’histoire de Serpentine.

Lord Fitz-Herald. Or je trouve M. Labirinte fort à plaindre.

Baudricourt(riant). C’est vrai ! Voyons, Des Roches, vous devez des remercîments à M. Labirinte ; je dirai même des excuses. Ne se dévouait-il pas pour vous en vous enlevant cette femme ? Allons, mon cher, les moyens ne sont rien ; il faut voir la fin.

Le marquis (à part). Oh ! mon courage ! soutiens-moi jusqu’au bout ! On dirait qu’un nuage de sang me passe devant les yeux.

Tous. Parlez, parlez, marquis ! Le nom de la femme !

Le marquis (jouant négligemment avec son cure-dent). Cette femme ! Je vais bien vous étonner, ou peut-être ne pas vous étonner du tout.

Tous. Voyons ! dites donc, marquis ? Le nom ! le nom !

Des Roches (à part). Il n’oserait ! Il m’épouvante !

Serpentine. Tu nous fais mourir d’impatience. Cette femme, c’est une des nôtres ?

Le marquis. Pas encore… mais, quant à présent… c’est une très-grande dame.

Serpentine. Une femme mariée ? une femme du monde ?

Le marquis. Pardieu ! je le crois bien. Une femme mariée, une femme du meilleur monde ; dix-huit ans à peine, jolie comme un ange ; avec cela, audacieuse et dissimulée, fine et perfide ; une perfection diabolique.

Serpentine. Et il y a un mari ?

Le marquis. Certainement, il y a un mari ; je le connais beaucoup, c’est un galant homme, fort au-dessus des petites misères de la vie humaine, et qui serait, pardieu ! aussi insouciant que moi des légèretés de sa femme. Du reste, homme d’assez de cœur pour qu’on ne le soupçonne pas de faiblesse, homme d’assez d’esprit pour parler de sa mésaventure comme d’autre chose, sans fiel ni rancune. Et, au fait, à sa place, moi, je dirais : Après tout, cette chère enfant n’est-elle pas dans l’âge des amours ? moi, mari, ai-je le droit de me plaindre ? montre-t-elle quelque préférence pour ses amants ? Non, elle leur est aussi infidèle qu’à moi. Pauvre ange ! n’est-ce pas de sa part une attention délicate que de mettre ainsi mon amour-propre à couvert ?

Tous. Mais le nom… le nom ?…

Serpentine. Dis donc vite, marquis ; tu nous fais languir. Voyons, le nom de la femme…

Le marquis. Eh bien !… c’est madame la marquise de Beauregard, née Dolorès Pablo, ma femme ! (La plupart des convives se lèvent avec stupeur. Le marquis, resté assis, vide lentement son verre, et, s’adressant à M. Florès) : Oui, votre cousine Dolorita ; vous direz ça de ma part à l’inca, l’excellent beau-père Pablo. (Regardant les convives d’un air surpris.) Ah ça ! qu’avez-vous ? quelles figures renversées ! Comment,