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ATAR-GULL.

« Mais d’abord… il faut faire une petite promenade, mon garçon… ça t’ouvrira l’appétit pour souper… Mettez-le à cheval, » dit Brulart en montrant le malheureux Grand-Sec. — Et ce fut une grande joie à bord du brick.

Car si l’on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération, c’était faute.

Une punition ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné égayaient un peu… mais tout cela ne valait pas une mort… Oh ! une mort !… parce que, voyez-vous, à une mort on héritait… ce n’était pas tous les jours fête !

Enfin, dix minutes après, le Grand-Sec faisait sa promenade à cheval.

C’est-à-dire qu’on lui avait mis une barre de cabestan entre les jambes, après l’avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas à terre ; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l’ordre du capitaine, on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme celui d’un jeu de bague ; la seule différence consistait en ceci, qu’au lieu d’avoir les pieds appuyés sur des étriers, le Grand-Sec les avait tiraillés par deux poids de cent livres chaque.

Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme s’il eût été écartelé…

Il criait… il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et saccadées.

« Vois-tu, Grand-Sec, — dit l’un en riant aux larmes, — tu es dans ta croissance… — Hue… hue donc, pique donc ton cheval, Grand-Sec… tu as pourtant de fameux éperons… — disait un autre, en montrant les deux masses de bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse… — Tu t’engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as grandi de deux pouces, » criait un troisième.

Enfin c’était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur atroce…

Brulart reprit sa conversation avec le Malais.

« Tu dis donc qu’il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter ?

— Je ne dis pas veulent, capitaine, je dis peuvent… vu qu’elles sont mortes… — Diable !… et est-ce des bonnes ? — Il y en a une qui n’était pas mauvaise… l’autre comme ça… un peu maigrotte… — Et le troisième jour déjà… tonnerre du diable ! qu’elles n’aillent pas se mettre à jouer ce jeu-là… Est-ce de chaleur ou de faim ? — Je crois que c’est de chaleur et de faim. — Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres. — Et c’est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà à s’avarier. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les cadavres des négresses… enveloppés, ou à peu près, dans une pagne…

On allait les jeter par-dessus le bord…

« Un instant, » dit Brulart…

Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement. Un cri plaintif et faible sembla sortir d’un des linceuls… Les matelots se regardèrent.

« Ce b… de Malais s’est sans doute trompé, — dit Brulart, — il l’aura crue finie, et elle n’est peut-être qu’en train… voyons… »

Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux négresses…

Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché…

(C’était une des deux négresses ayant un petit porté sur la facture Van-Hop, vous savez…)

Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris… et s’accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus l’entendre !

Brulart eut l’air presque attendri…

« Toi, le Malais, — dit-il, — va chercher en bas l’autre négresse qui a un enfant, et monte-les ici… »

Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains.

La négresse monta toute tremblante, croyant qu’on allait la battre, et serrant son fils entre ses bras…

Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux, s’agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d’une mélodie singulière…

« Toi, le Malais, — dit Brulart, — apprends-lui qu’elle n’est pas là pour seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec le sien… »

Le Malais lui présentant l’enfant, « Tiens, — lui dit-il en caffre… — le chef pâle t’ordonne de partager ton lait entre ton fils et celui-ci. »

La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la tête :

« Oh ! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d’une vierge… — Qu’est-ce que cela fait ?… — Oh ! non, je ne puis… sa mère est morte… elle est allée au grand Kraal de là-haut ! il faut que son enfant meure avec elle… sans cela… qui la servirait au grand Kraal… la pauvre mère… si ce n’est son enfant ?… Il faut qu’il meure ! le premier fils d’une vierge jamais ne doit quitter sa mère… »

Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit enfant qui lui souriait en lui tendant ses bras.

Le Malais traduisit cette conversation à Brulart…

« Ah ! bah… tout ça m’embête… va au grand Kraal… alors ça vaut mieux pour toi… »

Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut !…

« Quant à elle, pour m’avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les reins. »

On se mit à battre la pauvre négresse, et, quoiqu’elle avançât les bras en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour elle…

Ses cris se mêlèrent à ceux du Grand-Sec, à la grande joie de l’équipage, qui trouvait le concert complet. Enfin, comme l’homme à cheval perdait connaissance, on arrêta. On le descendit. Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout.

« Il est plus fatigué que s’il avait fait dix lieues… le bon cavalier, — dit un plaisant, — il n’a pourtant pas été secoué. — Silence, canaille, » dit Brulart…

On fit silence…

Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était fraîche et le soleil se couchait étincelant : pas un nuage, un ciel pur et chaud, une mer douce et calme…

« Vous avez tous vu, — continua le capitaine, — ce monsieur qui vient de descendre de cheval ; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel bois je paye ordinairement ces fautes-là… aujourd’hui je veux être bon enfant. »

L’équipage frémit…

« Je veux, au lieu de le punir, le récompenser… »

Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent…

« Et que ça vous serve d’exemple : écoute, toi, Grand-Sec… »

Le Grand-Sec leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints.

« Tu as voulu tâter des négresses… »

Le malheureux poussa un long soupir… il n’y pensait plus, je vous jure…

« C’est une idée comme une autre, d’ailleurs tu es dans l’âge des amours, aussi je ne t’en veux pas pour cela ; pour te le prouver, au lieu d’une… je t’en donne deux… mon bonhomme !… »

L’infortuné ne comprit pas… mais l’équipage saisit parfaitement l’intention, et fut d’abord comme atterré d’une atrocité si calme… mais après, voyant le côté plaisant de l’aventure, il se dérida, et un sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un instant assombries…

« Qu’on l’amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes… et — à la mer. — Vivant ? — demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec et l’aimait de tout son cœur… — Ça va sans dire, » — reprit Brulart en regagnant sa dunette…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes, des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots, d’affreuses plaisanteries, des cris perçants… puis enfin un bruit sourd qui fit rejaillir l’eau sur le pont.

Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la cage à poules qu’ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable Grand-Sec… dont les yeux flamboyaient… et qui, se tordant sur les cadavres malgré les cordes qui l’étreignaient… poussait des hurlements de rage qui n’avaient rien d’humain :

« Que ça vous serve d’exemple, mes agneaux, et encore, — ajouta-t-il en souriant… — il ne mourra pas de faim !… »

Dix minutes après la cage à poules ne paraissait plus qu’un point lumineux au milieu de l’Océan, car le soleil couchant la colorait fortement de ses rayons… puis elle s’effaça tout à fait quand le soleil disparut dans la brume… et que la nuit fut venue.

Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart : c’est cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement l’équipage ; que faisait-il ainsi toutes les nuits ? et pourquoi s’enfermer aussi soigneusement ? car, à bord du brick comme à bord de sa goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa promesse), il avait défendu d’approcher de sa cabine, à moins d’un cas imprévu et imminent, et encore s’était-il réservé le droit de juger après si le cas était réellement imminent ; or, si malheureusement il ne le croyait pas tel, — à la mer, — celui qui, oubliant ses ordres, se fût approché de sa cabine avant huit heures.

CHAPITRE III.

Mystère.


Je n’y puis rien comprendre.
Musique de Boïeldieu


Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa dunette.

Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des cordages… le frôlement des voiles… le clapotis des vagues qui battaient