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M. Florès a gardé son chapeau à la main ; il en est très-empêché, et se décide à le mettre entre ses genoux. Un des gens du cabaret s’en aperçoit et veut l’en débarrasser ; M. Florès s’en défend modestement. L’homme s’obstine respectueusement, et délivre enfin le cousin de M. de Beauregard de cette incommodité.
M. Labirinte se trouve à côté de mademoiselle Herminie.
Pendant le silence que nécessite l’inglutition du potage, M. Labirinte a cru voir plusieurs fois le regard du marquis s’arrêter sur lui avec une expression étrange, puis se reporter avec une expression non moins étrange sur le capitaine Des Roches. M. Labirinte regrette beaucoup d’être venu à ce dîner. Il a appris que le matin même le marquis a tué le capitaine Koller.
Ewen, attentif, observe ; son cœur est horriblement serré. Il s’est aperçu d’une chose singulière : son genou s’est, par hasard, un moment approché de celui du marquis, et il a senti ce dernier trembler convulsivement, et comme par saccades. Pourtant la figure du marquis semble plus enjouée, plus railleuse que jamais.
Les autres convives n’offrent aucune particularité. Tous semblent animés de la plus franche gaieté, et prêts à jouir du plaisir que promet cette réunion si heureusement composée. Bientôt la conversation s’engage et se généralise, la table n’étant pas assez grande pour permettre des entretiens particuliers.


Serpentine. Tu t’es fait bien attendre, marquis ; est-ce que tu parlais d’amour à ta femme ?

Le marquis. Ma femme ? voilà deux ou trois jours que je ne l’ai vue. Savez-vous comment se porte ma femme, monsieur Labirinte !

M. Labirinte (devenant très-rouge). Je n’ai pas eu l’honneur de voir madame la marquise depuis… (Il feint de tousser pour dissimuler son embarras et sa rougeur) depuis plusieurs jours ; je… je suis très-occupé à la Chambre. (Il tousse encore et boit un verre d’eau.)

Serpentine (à Labirinte). Comment ! c’est à M. Labirinte que j’ai l’honneur de parler ? à M. Labirinte, le député doctrinaire ?

Labirinte (flatté). À moi-même… mademoiselle… je ne sais en vérité… comment ma réputation…

Serpentine. Monsieur… permettez-moi de vous contempler avec vénération… avec ébahissement… avec étourdissement.

Le marquis (riant). Et d’où viennent ces respects et ces ébahissements, ma fille ?

Serpentine. Comment ! marquis… tu ne sais pas l’histoire de M. Labirinte avec Des Roches ?

Le marquis. Quelle histoire ?

M. Labirinte (moins flatté et rougissant). Mademoiselle… je… en vérité… mademoiselle…

Plusieurs convives. On demande l’histoire.

Serpentine. C’est que c’est bien inconvenant.

Baudricourt (riant). Raison de plus.

Le marquis. Et surtout ne gaze point ; ça serait bien pis.

M. Labirinte (troublé). Je sais ce que mademoiselle va dire… C’est une histoire de pauvre invention ; n’est-ce pas, capitaine Des Roches ?

Des Roches (riant.) Mais non, il y a un fond de vérité… Voyons, Serpentine ?

Serpentine. Vous saurez donc, et c’est là ce qui cause ma vénération pour M. Labirinte (d’un ton tragique), vous saurez donc que si la patrie en deuil avait, il y a deux mois, jeté quelques fleurs sur la tombe de cet intéressant doctrinaire… (Elle montre M. Labirinte.)

Montal. Ah ! mon Dieu ! quel lugubre exorde !

Serpentine. Cet intéressant doctrinaire aurait eu moralement le droit d’avoir, ô chaste symbole ! son cercueil recouvert de draperies aussi blanches que celles qui flottent sur le char funèbre d’une jeune fille.

Sainte-Luce. Mais, c’est tout simple, M. Labirinte est garçon.

Serpentine. Je ne voulais certes pas dire autre chose. Toujours est-il que la candeur qui rayonnait au front de notre doctrinaire intéressa vivement une mystérieuse inconnue ; cette inconnue devint bientôt si naïvement passionnée, que, dans sa primitive ignorance, le cœur immaculé de M. Labirinte se trouva fort embarrassé. Ce jeune député n’avait pas la plus légère notion de l’art… d’aimer ; il alla trouver Des Roches, expert-juré en ces matières, et Des Roches lui donna, dit-on, d’excellents conseils. (Tous les convives rient, excepté M. Labirinte.)

Le marquis (éclatant de rire en regardant Des Roches). Comment ! vraiment, Des Roches ? C’est vous,… qui… (Il rit.) Ah ! ah ! ah ! c’est ravissant.

Serpentine. C’est le nom de l’inconnue que je voudrais bien savoir.

Des Roches. M. Labirinte est la discrétion même. À moi, son professeur, il me l’a toujours caché… (À part.) Pourtant, s’il n’avait pas été si niais, j’aurais eu un soupçon… Depuis quelques jours…

Sainte-Luce. Il faut espérer que M. Labirinte a profité de la leçon… et qu’il est maintenant aussi grand séducteur que fin politique.

Montal. Oh ! en politique M. Labirinte… n’est pas novice… il est le bras droit de mon ami M. Roupi-Gobillon.

Clarisse Harlowe. M. Roupi-Gobillon, un gros ministre laid comme une chenille ?

Montal (riant). Le fait est qu’on ne peut refuser à mon ami le ministre une physionomie aussi patibulaire que celle de tous les coquins qu’il a défendus quand il était mauvais avocat.

Le marquis. Où diable as-tu connu M. Roupi-Gobillon, Clarisse ?

Clarisse. Ici. Il avait demandé à Dorville, un de ses amis, de lui donner à dîner avec quelques filles d’esprit ; il voulait faire une petite débauche régence. Ah ! le pauvre cher homme ! Il disait sans cesse à Dorville : Tu es bien sûr que ma femme ignore ? Tu crois que ma femme ne saura pas ? Dieu ! si ma femme savait !

Le major. Sa femme est donc bien imposante ?

Le marquis. Pardieu ! je le crois bien… un cordon bleu !

Le prince Castelli. Un cordon bleu ! Est-ce qu’elle appartient à quelque noble chapitre étranger ?

Montal (riant). Cher prince, avant son mariage, il fallait chercher la ministresse au chapitre de la Cuisinière bourgeoise.

Le prince. Comment cela ?

Le marquis (riant). Elle était la cuisinière de M. Roupi-Gobillon, qui l’a épousée étant avocat. Or, maintenant la plus embarrassée de ces deux personnes n’est pas celle qui tenait la queue de la poêle.

Montal (riant). Du reste ce ministre a cela de bon que, n’ayant aucune spécialité, on peut le mettre à toute sauce.

Sainte-Luce. Et lors des discussions, comme ses reparties sont salées, on le réserve pour la bonne bouche.

Serpentine. Ça n’empêche pas que, s’il fait des brioches, on dira qu’il subit l’influence de sa femme.

— {sc|Rosa}} (d’un ton sentencieux). C’est tout simple ; dis-moi qui tu gantes, je te dirai qui tu hais, ou bien encore : Comme on connaît les singes, on les adore… (Rire général.)

Le marquis (à Ewen, lui montrant Rosa). Eh bien ! baron, avouez que Rosa est une fille d’esprit.

Ewen (souriant). Elle fait rire, du moins.

Le marquis. Allons, messieurs, vous êtes de méchantes langues. L’alliance de M. Roupi-Gobillon avec sa cuisinière est un symbole : cela veut dire, que sous son ministère chaque citoyen aura la poule au pot, comme le voulait le bon Henri.

Le duc de Serda. Et ce M. Roupi-Gobillon a-t-il quelque valeur ?

Le marquis. Aucune. Bel esprit de palais, encolure de cuistre de collége, c’est un de ces austères intrigants fanatiques du courage civil, courage qui consiste, selon ces tas de poltrons hargneux, à dire et à endurer superbement les injures les plus grossières, ce qui n’est pardieu ni courageux ni civil.

Le major Brown. Comment cet homme-là est-il devenu ministre ?

Le marquis. Demandez cela à M. Labirinte, major ; en sa qualité de député, il fait et défait des ministres ; il doit savoir comment ça se machine.

M. Labirinte (rougissant et d’un air empesé). La majorité représentant l’opinion du pays, les chefs de cette majorité… (il tousse) de cette majorité… (Il boit un verre d’eau.)

Sainte-Luce. Allons donc, mon cher monsieur Labirinte, vous savez bien qu’il a été rarement question de majorité à propos de M. Roupi-Gobillon… au contraire.

M. Labirinte. Je ferai observer à l’honorable pair…

Sainte-Luce. Ici, nous sommes tous pairs, monsieur Labirinte, pairs devant ces bonnes filles, n’est-ce pas, Clarisse ?

Clarisse. Comment ! pairs de France ?

Sainte-Luce. Non, pairs en joie et en bonne humeur. Mais, pour en revenir à M. Roupi-Gobillon, il a été ministre par un procédé très-ingénieux ; lui et une douzaine d’autres élus du peuple ont fait un jour cette judicieuse réflexion : Les partis sont tellement subdivisés, que l’appoint qui constitue une majorité se compose au plus d’une douzaine de voix. Or, devenons…

Montal. Appoint ?

Sainte-Luce. Comme vous le dites, Montal ; devenons appoint, et l’on sera bien forcé de compter avec nous.

Baudricourt. Ou plutôt l’on ne pourra compter sans nous.

Le marquis. Nous serons, comme on dit, une valeur de zéro bien placée.

Sainte-Luce. Alors nous, fraction imperceptible, nous constituerons la majorité ; décidant de toutes les questions, nous aurons large curée de victuailles administratives ; car, pour s’assurer notre appui, on sera obligé de prendre au moins un ministre parmi nous. Moi, je suppose, a dit M. Roupi-Gobillon à ses confrères, ou plutôt à ses compères, je serai votre fondé de pouvoir, le commanditaire de l’association politique Roupi-Gobillon et compagnie. — Ce qui fut dit fut fait : les dix élus serrèrent leurs rangs, et voilà comment M. Roupi-Gobillon fut ministre…

Le marquis. Et voilà comment ce polisson-là, mari d’une cuisinière, a été appelé à enlaidir et à empester les conseils de la couronne. Dans quel temps vivons-nous !

Serpentine. Ça doit vous faire plaisir, Montal, de voir traiter ainsi votre ami intime, lui qui vous avait offert de si belles places lors de votre ruine !

Montal. J’ai tout refusé pour conserver mon indépendance et pouvoir, comme un autre, me moquer de M. Roupi-Gobillon.

Serpentine. Oui, vous en moquer, seulement… en ami intime.

Clarisse. Dites donc, mon pauvre Montal, c’est pourtant pour singer le marquis qu’un jour vous serez peut-être réduit à demander une petite place à M. Roupi-Gobillon.