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que M. de Beauregard va rendre à M. de Montal. Nous ferons seulement observer que, pendant les quelques moments où il attendit à la porte de M. de Montal, le marquis, n’étant pas dans l’obligation de composer ses traits, semblait en proie à de violents ressentiments de haine et de colère ; deux ou trois fois un tressaillement de rage contracta sa physionomie ; mais, dès qu’il fut rentré chez le comte, il reprit son masque habituel d’insouciance ironique, et se montra même d’une gaieté folle dans son entretien. Pourtant un observateur attentif aurait remarqué chez le marquis une sorte d’agitation fébrile ; sa verve joyeuse cachait une émotion aussi violente que contrainte.


CHAPITRE XI.

La présentation.


M. de Montal prenait son thé, lorsque son domestique ouvrit la porte et annonça M. le marquis de Beauregard. Le marquis avait quarante ans environ ; il était grand, admirablement bien fait ; quoique l’âge eût un peu épaissi sa taille, autrefois mince et svelte, elle se déployait encore très-avantageusement sous une redingote du matin de couleur bronze, coquettement serrée au-dessus de la saillie des hanches, et dont les larges revers, doublés de velours, laissaient voir un gilet de piqué blanc et l’ample nœud d’une cravate de soie d’un bleu pâle ; un pantalon gris clair tombant sur des brodequins vernis complétait l’habillement du marquis. Ses cheveux châtains, naturellement bouclés et çà et là mêlés de quelques mèches argentées, encadraient son front large et uni ; ses yeux noirs, grands, un peu à fleur de tête et à demi voilés par les paupières, étaient surmontés de sourcils biens accusés, bien écartés et surtout très-élevés. Ce signe caractéristique de la fierté, joint au port de tête impérieux du marquis et à la faculté qu’il possédait de sembler toujours regarder de très-haut, quelle que fût la place qu’il occupât, lui donnait l’air du monde le plus altier. Son nez aquilin, d’une perfection rare, caractérisait noblement sa figure ; un demi-sourire errait souvent sur ses lèvres moqueuses ; ses joues un peu pleines étaient encadrées de soyeux favoris châtains qui rejoignaient presque les commissures de la bouche ; le menton à fossette, hardi, saillant, et d’une nuance bleuâtre, était soigneusement rasé.

L’accent du marquis était naturellement élevé, et il grasseyait en vrai Parisien. Il ne manquait à M. de Beauregard que l’habit pailleté du dix-huitième siècle pour faire revivre au moral et au physique le type des grands seigneurs de cette époque, dont M. de Lauzun représentait la parfaite élégance, et M. de Lauraguais l’esprit insolent, caustique et railleur. Soit par suite d’une plaisanterie familière, soit par une sorte de déférence que la vieille renommée de M. de Beauregard inspirait aux hommes plus jeunes que lui, on l’appelait communément marquis ; peut-être enfin était-il si essentiellement marquis dans l’acception aristocratique de ce mot, que rien ne semblait plus naturel que de lui donner son titre. M. de Beauregard entra, selon son habitude, d’une façon bruyante. Jamais M. de Montal ne lui avait vu une physionomie plus riante et surtout plus sardonique.

— Ah çà ! mon cher, dit-il au comte, que diable devenez-vous donc ? Voilà cinq ou six jours que l’on ne vous a vu au club. Il court sur vous des bruits funestes, je vous en préviens. — Quels bruits, marquis ? Vous m’effrayez. — On dit que vous avez subi en plein théâtre une exposition publique. — Comment cela ? où cela ? — Au Palais-Royal, quel pilori ! dans une loge, avec une grosse femme, un mari et un enfant, une madame… madame… — Héloïse Dunoyer, marquis ? — C’est ça, une Héloïse qui n’est pas nouvelle, dit-on, au contraire. Mais pourquoi vous commettre ainsi ? Ignorez-vous donc que ces espèces-là rentrent dans la catégorie des choses bizarres dont on a une fois envie par aberration de goût ? Mais alors on prévient ses amis pour qu’ils ne s’y trompent pas. Tenez, moi, il y a dix ans, quelque chose de semblable m’est arrivé. Voilà la marche que j’ai suivie. — Je vous écoute, marquis ; il y a toujours à admirer et à profiter avec vous. — Figurez-vous qu’un matin, en m’éveillant, je ne sais quelle idée biscornue me passa par la tête et je me dis : Tiens, je n’ai jamais eu de femme de juge pour maîtresse ! ça doit être curieux, la femme d’un homme qui porte une robe, ça doit être comme qui dirait le monde à l’envers. Il faut, pardieu, que je me passe cette fantaisie-là. C’était bien aisé à dire, mais où diable aller pêcher la femme d’un juge ? — Pour vous, marquis, ça devait être, en effet, très-embarrassant, je le conçois. — Alors je me dis : Il y a un moyen, c’est de me créer des relations judiciaires… un procès. — Parfaitement raisonné, marquis. — Et parfaitement agi, comme vous allez voir. J’habitais alors, rue de Grenelle, l’hôtel de Verneuil, propriété de mon grand oncle ; j’avais pour voisin un vieux fesse-mathieu, l’homme le plus farouche du monde à l’endroit de la mitoyenneté ; je voulais un procès pour avoir un juge, un juge pour avoir sa femme : ce vieux farouche était mon procès tout trouvé. J’envoie chercher une demi-douzaine de maçons, et je commence à faire démolir le mur qui séparait mon jardin de celui de mon chatouilleux voisin. — Mais, marquis, il y avait de quoi le rendre furieux. — En trois heures, nos deux jardins n’en faisaient plus qu’un. — Mais le farouche voisin, marquis ? — Le farouche voisin allait se promener tous les matins sur le boulevard des Invalides ; en rentrant, il voit nos deux jardins fondus en un seul ; il s’exaspère, il rugit, il s’informe, il accourt. — Ah çà ! pour lui expliquer votre abattis, que diable lui dites-vous, marquis ? — Je dis à ce vieillard que je l’adore, qu’il m’est impossible de vivre séparé de lui, que j’allais faire pareillement abattre le mur qui séparait nos deux appartements, afin de confondre à jamais nos deux existences… ; et mes démolisseurs d’entamer sa muraille. Le voisin me croit fou, il envoie chercher un commissaire ; on verbalise, je réponds que je suis dans mon droit, ainsi que je le prouverai devant les tribunaux mais que, par respect pour la loi, je suspends, pour le quart d’heure, la démolition du mur. De là procès, de là juge, de là visite à l’un de mes Solons, Me  Joseph Renardeau. — Il y avait donc une madame Renardeau, marquis ? — Une énorme, mon cher, aussi énorme que votre ancienne Héloïse, et qui faisait tourner toutes les têtes du Palais. Bref, mon cher, sous le prétexte de mon procès (que j’ai perdu et qui m’a coûté dans les environs de dix ou douze mille francs), je m’introduisis chez les Renardeau ; le reste alla de soi-même. — Mais l’exposition, marquis ? — M’y voici. J’ai toujours eu, à l’Opéra, une loge d’en cas, outre la mienne ; je l’offre au ménage Thémis. La Renardeau se pomponne à tour de bras ; c’était une grosse petite blonde, blanche, vraiment gentille, avec de jolis yeux bleus et une taille rondelette. — Vous n’eûtes pas alors à vous repentir de votre idée biscornue, marquis ? — Pas du tout ; et c’est ici, mon cher, que je me cite pour exemple. La veille, au club, j’avais officiellement annoncé l’exhibition publique de la Renardeau dans ma petite loge, déclarant comme quoi j’avais eu le caprice de la femme d’un juge, comme quoi je m’étais fait un procès pour en rencontrer une, etc. L’histoire se répand, et le lendemain, à l’Opéra, tout ce qui était un peu du monde attendait, la lorgnette en main, l’arrivée des Renardeau et des Renardillons, car il y avait deux ou trois petits. Peu s’en fallut que toutes les loges de ma connaissance n’applaudissent lorsque mon homme et sa famille entrèrent dans ma loge ; ce gaillard-là, dans son meilleur réquisitoire, n’avait jamais produit un pareil effet, j’en suis sûr. J’allai alors modestement jouir de mon triomphe auprès de ma Renardeau, et voilà comment je m’affichai sans me compromettre. C’est, mon cher, avec cette franchise qu’il faut se conduire envers ses amis, lorsqu’on ne veut pas que les choses prennent une certaine apparence trop vraisemblable. — Je profiterai de la leçon, marquis, bien que ma position diffère un peu de la vôtre. Mais qu’advint-il de vos amours avec la femme du juge ? Était-ce aussi original que vous l’espériez ? — Foi de gentilhomme, mon cher, elle était absolument comme une autre, et son mari aussi. Ah çà, mais la vôtre, cette grosse Dunoyer, cette ancienne Héloïse ? La plaisanterie est stupide, mais j’y tiens. — Vous le savez, marquis, je vous dis tout ; je vous demande vos conseils, je les suis aveuglément : en un mot, si j’ai quelque mérite, je vous le dois. — Voyons, flatteur, vous avez l’air parfaitement content de vous. — Et assez de raison. D’abord l’ancienne Héloïse ne m’est de rien ; mais, dites-moi, marquis, quelle fortune donne-t-on à Achille Dunoyer ? — Je ne sais pas ce qu’on lui donne, mais on dit que son père et lui ont pris dans les environs de trois ou quatre millions. — C’est une belle fortune. Et le Dunoyer n’a que deux filles, marquis ? — J’y suis. Il n’y a qu’un inconvénient, mon cher, c’est qu’on ne voudra pas de vous pour gendre. On se glorifiera de votre intimité, parce que, pour ces gens-là, vous êtes quelque chose ; on vous portera en manière de grelots et de panache ; on vous donnera à dîner, quels dîners ! on vous prêtera même deux ou trois cents louis, au lieu de renouveler un attelage, parce que, pour la maison, vous ferez autant d’effet qu’une paire de chevaux neufs et que vous ne coûterez pas plus cher. Mais ne comptez pas qu’on vous donne une des filles en mariage. — Il est possible qu’on ne me la donne pas, marquis ; mais, si je fais ce que M. Dunoyer a fait pour sa fortune… si je la prends ! — J’aime mieux ça, enlever mam’zelle Dunoyer ? C’est différent, mon cher, ça me va. La tradition des enlèvements se perd, les petites filles finiraient par croire que ça n’existe que dans les romans, et dans beaucoup d’occasions ça démoraliserait ces pauvres petits anges. — Écoutez, marquis, et rendez-vous justice en la rendant à celui que vous appelez quelquefois votre élève. Pour vous donner une marque de confiance absolue, je vous dirai d’abord, au sujet de Julie… — Que vous avez voulu vous marier avec elle, et qu’elle vous a refusé. — Comment, vous savez… ? dit M. de Montal en pâlissant de rage. — Il n’était bruit que de cela hier au foyer de la danse à l’Opéra. La petite Flora disait partout que la tante Sauvageot criait à tue-tête que vous aviez voulu indignement suborner sa nièce Julie ; suborner ! le mot a été trouvé ravissant à propos d’un légitime mariage. Vous sentez bien que je suis bien trop votre ami pour croire à un mot, à un seul mot, de ces mauvaises plaisanteries-là. Vous étiez déjà beaucoup trop l’amant de mademoiselle Julie. Encore une fois, je ne veux pas mettre seulement en question la probabilité d’une telle ignominie. Revenons à mademoiselle Dunoyer, j’aime encore mieux ça. — Vous avez raison, marquis. Eh bien ! il y a trois semaines, j’allais dîner chez le banquier pour la première fois. — Et sa fille, qu’est-ce que c’est ? quelque chose, de commun ? une maritorne ?

M. de Montal se leva, alla prendre une boîte à portrait dans son secrétaire, et, la montrant au marquis :

— Que pensez-vous de cette figure ? — Ravissante, quoique d’une expression un peu dure. Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ? — Mon