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de château. Une entente si magistrale de la vie annonce toujours un esprit au-dessus du vulgaire : aussi M. de Beauregard était-il un homme distingué ; mais sa véritable excentricité naissait d’un contraste étrange entre son naturel plein de bonté, de délicatesse, et son affectation fanfaronne de cynisme et de perversité.

En théorie, il n’y avait pas d’être au monde plus roué que le marquis ; et, dans la pratique de la vie, personne n’avait été plus fréquemment dupé ; il l’avouait d’ailleurs avec beaucoup d’esprit et de gaieté. Personne mieux que le marquis n’avait connu les femmes ; personne n’avait mieux possédé les moyens de les séduire par le dévouement, de les frapper par l’imprévu, de les éblouir par le faste, de les dominer par l’audace, de les attirer quelquefois par le dédain. Jamais homme, enfin, ne réunit à un plus haut degré ce précieux mélange d’impertinence et de grâce, d’effronterie et de tendresse, de bravoure et d’abnégation, dont le charme est presque irrésistible lorsqu’il est accompagné des traits et de la tournure les plus agréables. En théorie, don Juan, Lovelace n’avaient pas une conscience plus amoureuse, et plus facile, et plus vaste, et plus souverainement impitoyable aux larmes qu’ils faisaient couler ; pourtant personne plus que le marquis n’avait été soumis, dominé par ses maîtresses.

Exposait-il ses théories sociales, on restait épouvanté de sa démoralisation profonde, de son mépris de tous principes ; on frémissait de l’entendre ériger en système le despotisme le plus cruel, glorifier la jouissance matérielle sous toutes ses formes, insulter à toutes les misères, à toutes les pauvretés. On devait le croire, d’après son langage, affreusement avide, égoïste, sans foi, sans âme, sans honneur (sauf le point d’honneur ; il portait la bravoure jusqu’à l’intrépidité). Et pourtant la bourse du marquis avait toujours été largement ouverte à ses amis, ses libéralités excessives encourageaient la paresse des villageois de sa terre en Dauphiné ; il s’était constamment laissé piller par ses gens d’affaires, et il poussait le désintéressement jusqu’à n’avoir jamais voulu placer quelques fonds assez considérables provenant de la vente d’une propriété, un gentilhomme ne devant, selon lui, vivre que du blé de ses terres ou du bois de ses forêts ; tirer un misérable intérêt de 4 ou 5 p. 100 de son argent courant sentait son traitant d’une lieue.

Ce n’est pas tout : le marquis affectait un dédain cruel pour les sentiments les plus sacrés. Son père, d’une complexion robuste, avait vécu fort vieux. Tant que le vieillard s’était bien porté, il n’y avait pas d’atroces plaisanteries que le marquis n’eût empruntées aux fils de comédie du dix-huitième siècle pour se plaindre de l’existence infiniment trop prolongée de ce père, qui lui faisait indécemment attendre son héritage. Un des amis de M. de Beauregard lui disait :

— J’ai rencontré votre père, il m’a semblé un peu souffrant ; à son âge les moindres incommodités peuvent devenir très-grandes ! — Flatteur ! répondit le marquis.

Une autre fois il racontait qu’un jour d’hiver son père lui avait dit : — Il gèle à pierre fendre, et pourtant, voyez, avec mes quatre-vingt-sept ans, je ne porte qu’une petite redingote ; c’est qu’aussi j’ai l’âme chevillée dans le corps, et je vivrai cent ans. — Vous n’avez, monsieur, que des choses désobligeantes à me dire, aurait répondu le marquis d’un air courroucé.

Et, dès que son père ressentait la plus légère indisposition, M. de Beauregard passait des journées entières, des nuits à son chevet, lui prodiguant les soins les plus tendres. Son père mort, il s’en alla faire un long voyage en Italie ; sa douleur fut durable et profonde. Au bout de quelques années, le marquis, voyant sa fortune largement entamée, résolut se marier richement pour réparer cette brèche. Il fallut alors entendre ces insolents quolibets de grand seigneur sur les femmes de bas lieu, trop heureuses de mettre leur fortune aux pieds d’un gentilhomme qui les décanaillait, qui les lavait de leur crasse bourgeoise en leur donnant un nom humain. Il fallut l’entendre exposer comme quoi les gens d’illustre maison devant, de temps à autre, fumer ainsi leurs terres, l’argent d’un beau-père roturier était un engrais qui, après tout, n’avait pas trop mauvaise odeur ! Le marquis, voulant donc rétablir sa fortune par un opulent mariage, crut faire un coup de maître en s’en allant fasciner quelque riche héritière américaine (M. de Beauregard croyait encore à ces Pactoles d’outre-mer). Le marquis débarqua à la Havane, y passa les trois plus abominables mois qu’un homme de son esprit et de son caractère pût passer dans ce pays. Parfaitement renseigné, il se mit en devoir de fasciner la señorita Dolorès, ravissante petite Havanaise de seize ans, fille du citoyen Pablo, un des plus riches éleveurs de sangliers domestiques de cette île (ce fut le terme dont le marquis se servit pour désigner la nature de l’élève de ce citoyen du nouveau monde).

Pour amener le beau-père Pablo à lui donner sa fille, M. de Beauregard mit en œuvre plus de finesse, plus d’intrigues, plus de ruses qu’il n’en eût fallu pour conclure vingt traités diplomatiques. Pour plaire à l’innocente créole, le marquis déploya plus d’esprit, plus de grâce qu’il n’en eût fallu pour mettre à mal vingt Parisiennes des plus coquettes. Mais, avec ses airs de don Juan, avec sa désinvolture de Lovelace, il finit par devenir sérieusement, passionnément épris de la petite Dolorès ; et le jour où il l’épousa fut véritablement le plus beau jour de sa vie. Le marquis s’était toujours bien gardé d’entendre un mot aux affaires ; en grand seigneur amoureux qu’il était, il avait aveuglément signé le contrat. On laisse à penser les épigrammes dont il accabla son malheureux beau-père, qu’il qualifiait tour à tour de Huron, d’Inca, de Peau-Rouge, etc. Le beau-père Pablo était d’un flegme imperturbable ; il avait doté sa fille de quelques milliers d’acres de forêts vierges situées au Texas sur les bords du lac Yamabyloyekaw. Pour reconnaître cette générosité patriarcale, le marquis reconnaissait généreusement un douaire de 400,000 fr. à la jolie Dolorès, Dolorita, dont les charmants yeux bleus étaient toujours baissés.

En vertu du contrat aveuglément signé par le marquis, l’excellent beau-père Pablo, le Huron, l’Inca, exigea, avant le départ de son gendre pour la France, cinq mille louis en avance de douaire, lesquels cinq mille louis, donnés par le marquis en bonnes lettres de change, étaient destinés aux premiers défrichements des forêts du lac Yamabyloyekaw, établissement magnifique qui devait dès lors porter le nom pompeux de Beauregardville. Pour avoir eu l’insolente idée d’aller refaire sa fortune en Amérique, le marquis revint donc à Paris avec cent mille francs de moins (sans compter le reste du douaire), une femme de plus, et Beauregardville en perspective dans les brouillards du Yamabyloyekaw. M. de Beauregard avait trop de finesse pour ne pas s’être aperçu que son beau-père l’Inca avait outrageusement abusé de son laisser-aller en affaires ; mais, trop grand seigneur pour s’arrêter longtemps à une pareille misère, le marquis en conclut que, lorsqu’on voyage pour se marier, on ne doit jamais s’embarquer sans un valet de chambre notaire ; disons aussi que l’amour qu’il ressentait pour Dolorès augmenta beaucoup le désintéressement du marquis. Cet homme, qui n’avait pas eu assez d’impitoyables sarcasmes contre les maris amoureux de leurs femmes, cet homme qui ne devait voir dans son épouse qu’un sac d’argent qu’il jetterait dans un coin lorsque le sac serait vide, cet homme s’était de plus en plus épris de la jolie créole.

Toutefois, fidèle à sa théorie de vice et d’affectation cynique, le marquis, pour sauver ce qu’il appelait les apparences, pour qu’on ne le soupçonnât pas d’avoir laissé cent mille francs en Amérique, et de n’avoir rapporté du nouveau monde qu’un amour passionné pour sa femme, le marquis, disons-nous, redoubla de faste, joignit à une maîtresse qu’il avait à l’Opéra, avant son mariage, le ragoût de la sœur de cette femme, et, afin de bien prouver que ces filles lui appartenaient, il les envoya dans de petites loges qu’il avait à l’Opéra et aux Bouffons. De plus, à la fin des dîners de garçons que le marquis donnait de temps en temps à ses amis, il les suppliait de faire la cour à sa femme et de la déniaiser ; affectant dans ces propos la rouerie effrontée des maris de la régence, il demandait en grâce à être le confident des premiers adorateurs de madame de Beauregard, afin de leur donner de bons conseils ; mais il les suppliait en retour de former la marquise, cette petite créole ayant encore une foule de préjugés iroquois, ni plus ni moins que si elle sortait de garder les sangliers domestiques de M. son père ; malgré ces impertinentes affectations, le marquis continuait à être en cachette amoureux fou de sa femme.

Maintenant, quelques mots des rapports qui existaient entre M. de Beauregard et M. de Montal. Lorsque ce dernier avait débuté dans le monde, le marquis était à l’apogée de sa gloire. On ne parlait que de son esprit, de sa magnificence ; son goût avait une autorité despotique en matière d’élégance ; on lui attribuait les aventures les plus originales, des succès de toutes sortes ; on vantait le courage chevaleresque qu’il avait prouvé dans deux ou trois duels très-heureux où il s’était montré d’une bravoure folle et charmante. M. de Montal éprouva une admiration profonde pour le marquis. Il voulut, autant qu’il le put, copier sa spirituelle impertinence, sa prodigalité, ses folies de toutes sortes ; mais, l’argent et l’originalité manquant à M. de Montal pour jouer longtemps et brillamment ce rôle, en très-peu de temps sa fortune disparut ; il ne lui resta que la consolation d’avoir été un des satellites de l’éblouissante planète du marquis. Celui-ci du moins sut gré à M. de Montal de ses efforts d’imitation, et il ne le rangea pas dans la catégorie des rats mangeurs de fromage, quoiqu’il lui eût reproché d’avoir quelquefois marchandé sa ruine ; il continua même de le voir assez fréquemment.

M. de Montal était trop vain pour ne pas tenir beaucoup à l’espèce de lustre que répandaient sur lui ses relations fréquentes avec M. de Beauregard : aussi employait-il toute sa finesse à flatter le marquis, à le poser en successeur des Bassompierre, des Richelieu, des Lauzun, des Brummel ; à l’appeler son maître ; à le proclamer le seul homme de France, conséquemment d’Europe, conséquemment du monde, qui comprît encore la vie. Quoique intérieurement flatté de ces louanges, le marquis dit un jour à M. de Montal avec son cynisme habituel :

— Vous voulez m’emprunter de l’argent ou faire la cour à ma femme ; j’ai cinq cents louis à votre disposition, et je vous présenterai demain à la marquise. Maintenant je puis tout à mon aise me laisser aller au plaisir d’être dupe de vos flatteries.

M. de Montal avait encore assez d’argent pour ne pas recourir à la bourse de M. de Beauregard, et la conquête de la marquise lui semblait au-dessus de ses forces. Il refusa donc les offres de son héros, et rendit ainsi ses louanges doublement précieuses.

Le marquis, touché de ce désintéressement, devint l’ami presque dévoué de M. de Montal, quoique souvent il le brutalisât fort, à propos de mademoiselle Julie, lui disant qu’il était ignoble et indigne d’un gentilhomme de s’emménager avec ces personnes-là ; qu’on ne devait prendre ça que comme objet de luxe, que comme occasion de dépenses, et qu’on volait à ces pauvres filles tout l’argent qu’on ne leur donnait pas. Nous expliquerons tout à l’heure le véritable motif de la visite matinale