(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie) des beautés noires et beautés blanches, car il dit à Cartahut : « Mène là-haut ces deux cocottes. » Et, autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna à chacune un coup de son bâton…
L’effet fut aussi prompt qu’il l’avait espéré : Cartahut ouvrit le cadenas et les chassa devant lui, toutes tristes, et toutes honteuses et à moitié nues, les pauvres filles !…
Et en les voyant monter les étroites marches de l’échelle, le regard vitreux du capitaine Brulart s’éclaira sourdement, et brilla comme une chandelle au travers de la corne transparente d’une lanterne.
Il remonta aussi ; mais, en arrivant près du panneau de l’arrière, il s’arrêta tout à coup à la vue d’un spectacle étrange et hideux…
CHAPITRE II.
atar-gull.
On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait acheté du courtier, d’Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à l’heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au nez. — C’était lui qui excitait encore l’attention du capitaine.
Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l’avait étendu en travers de la porte d’une petite cabine, située à l’arrière du brick.
En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit par tomber en jurant comme un païen.
En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et Atar-Gull presque sans haleine.
Il s’approcha, et, après un mur examen, il s’aperçut que le malheureux s’était ouvert les veines du bras… avec ses dents !!!
Les morsures encore saignantes le prouvaient assez.
« Ah ! chien ! — s’écria le négrier, — tu t’amuses à me faire perdre deux cents gourdes, une fois rengraissé ton compte sera bon. »
Puis, passant la tête hors du panneau : « Holà ! Cartahut, » — s’écria-t-il ; et le mousse descendit.
« Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à tabac de cette vieille bête que l’on est probablement en train de mastiquer sur les bords du fleuve Rouge ; il doit être coriace en diable le chien, mais ces petits Namaquois ont de bonnes dents… enfin grand bien lui fasse, ça le regarde ; tu vas toujours m’apporter ses mouchoirs, et, en outre, une chique que tu trouveras dans un vieux soulier, accroché à bord, près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le médecin ici ! »
— Hélas ! le capitaine Brulart n’avait point de chirurgien, par une raison bien simple : un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par exemple… il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce temps, s’il ne l’était pas, — à la mer. —
Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de nos jolies femmes, toutes enveloppées de cachemires et de dentelles, de soie et de fourrures ; quant à ces petites toux gracieuses et coquettes, et que l’on calme à grand’peine en puisant une guimauve blanche et parfumée dans un drageoir d’or…
Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie, qui voilent l’éclat de deux beaux yeux et les cernent d’une auréole azurée… on ne les connaissait pas à bord de la Hyène.
C’était quelquefois, souvent même, un homme couvert de guenilles et de fange, ivre-mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre la tête en bas pendant qu’on lui administrait, comme digestif, une vigoureuse bastonnade.
Ou bien un autre qui recevait d’un ami intime, d’un frère, au milieu d’une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d’un goéland, sur l’avantage du poignard droit ou du poignard recourbé ; qui recevait, dis-je, un coup de barre de fer sur la tête… lequel coup Brulart guérissait encore au moyen d’une forte application de sa bastonnade digestive à la plante des pieds, parce qu’une douleur chasse l’autre, disait-il…
Et puis, pour rétablir l’équilibre, on finissait la cure en réitérant l’application sur les reins, parce qu’alors la douleur, quittant la tête pour les pieds et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute son intensité dans ces voyages successifs… — Sinon, comme il paraissait patent qu’on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n’avait pas besoin de bouches inutiles à son bord, — à la mer.
On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens, puisqu’il réunissait des connaissances d’un effet aussi sûr et aussi prompt ; pourtant, lorsque Cartahut descendit, Brulart enveloppa avec une merveilleuse adresse les deux bras d’Atar-Gull, après avoir appliqué sur l’ouverture des veines ouvertes deux chiques, préalablement mâchées par Cartahut, qui reçut cinq coups de pied à irriter un éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique.
« Maintenant, — dit Brulart à deux des siens, — attachez-moi les mains de ce moricaud-là et montez-le en haut, sur le pont, il a besoin d’air… »
On emporta Atar-Gull presque inanimé : alors le vent, qui circulait plus vif, lui fit ouvrir les yeux.
C’était, on le sait, un homme d’une haute et puissante stature, en un mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l’était dans la sienne…
À un geste du capitaine, tout l’équipage reflua sur l’avant, et il resta seul à contempler son prisonnier.
Atar-Gull, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté sur lui un coup d’œil fixe et intuitif.
Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée, quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie, naissant de leur conformation physique ; involontairement ils s’admiraient tous deux, car tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de vigueur, de force et de caractère indomptable, qui est l’idéal de la beauté chez les sauvages.
Ces deux hommes devaient s’aimer ou se haïr, s’aimer, non de cette amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants hôtels, que l’on éprouve par un peu d’or, qui s’effraie d’un mot, d’un adultère ou d’un soufflet ; mais de cette amitié large et puissante qui donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui veut qu’on s’embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis… et puis… si Pylade est blessé à mort, — un énergique adieu, un bon coup de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d’atroce vengeance que l’on tient, peut-être une larme, — et Oreste est en paix avec lui-même.
Voilà comme Brulart et Atar-Gull devaient s’aimer, s’aimer ainsi ou se haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes.
Ils se haïrent… — Cette impression fut électrique et simultanée… mais elle se traduisit bien différemment chez chacun d’eux ; les yeux de Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent. — Atar-Gull, au contraire, resta calme, froid, et un sourire d’une inimitable douceur vint errer sur sa bouche ; son regard, tout à l’heure fixe et arrêté, devint suppliant et craintif, et c’est avec une expression de soumission profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart…
— Et pourtant la haine d’Atar-Gull était implacable, mais la subtile intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et la dissimulation, qui se trouve aussi savante, aussi instructive dans l’état de nature que dans l’état de civilisation la plus avancée, vint merveilleusement le servir.
« C’est un lâche… il me craint, et il me demande grâce, — avait dit Brulart, — je croyais qu’il valait mieux que ça ; au fait, c’est trop brute pour avoir de la colère et de la haine. »
Cette conviction perdait Brulart ; de ce jour Atar-Gull avait sur lui un avantage immense. Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna le dos. Et ses pensées prirent une autre direction ; il vint à se souvenir que ses noirs n’avaient rien pris depuis la veille, et, appelant le Malais qui parlait caffre et avait servi d’interprète dans l’échange du malheureux Benoît, il lui donna ses ordres.
Une heure après, les grands Namaquois reçurent une portion d’eau, de morue et de biscuits, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer un peu d’air sur l’avant du brick.
Ils s’épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres nègres ; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et riaient de leur rire stupide en voyant ce ciel bleu… qu’ils se montraient les uns aux autres.
Le Malais remonta comme la troisième fraction de femmes descendait… car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi à cette bienfaisante promenade, « Capitaine… » — dit le Malais à Brulart (et il lui parla bas à l’oreille).
« Tout à l’heure, dans ce moment je suis en affaire, répondit le capitaine qui paraissait courroucé. — Viens ici, toi, le Grand-Sec (il s’adressait à un matelot qu’on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le Grand-Sec, car il était gros et petit). Viens ici, — reprit-il, — et pourquoi, carogne, as-tu osé toucher à une de ces dames qui viennent de descendre ; ne sais-tu pas mon ordre… et que c’est sacré ?… — Oh ! sacré… sacré… »
Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche.
« Et vous croyez que l’on a une cargaison pour votre plaisir ! et que vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la vie ? — Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez… alors c’est différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne vous va pas ! — dit l’incorrigible Grand-Sec, après avoir ramassé deux de ses dents et étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche… — Ah ! tu raisonnes, mignon ?… tu la veux… et bien tu l’auras… — La négresse… — fit le Grand-Sec… — Oui !!! »
Et dans ce oui il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui, tressaillir le matelot.