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sa sœur, recevant d’une gouvernante insoucieuse cette éducation banale, ces vagues préceptes de morale, si insuffisants pour la pratique de la vie ; entendant son père et sa mère se faire des reproches si odieux que sa vénération pour eux s’en altérait, sans modèle à suivre, ne pouvant ni imiter, ni aimer, ni respecter ses parents, réduite à les craindre, privée enfin, par sa funeste éducation, des immenses ressources des sentiments religieux… dans quelles exaspérations de désespoir et de révolte cette jeune fille n’aurait-elle pas pu tomber !

Hélas ! selon la logique de nos passions, l’injustice dont nous sommes victimes nous absout à nos propres yeux de tant de fautes, que ceux-là qui sont méchants et injustes encourent une responsabilité terrible. Une amie sincère et affectueuse, en absorbant pour ainsi dire la surabondance de tendresse dont l’âme de Thérèse était noyée, eût été pour elle d’un secours inappréciable. Malheureusement, fière et timide, la crainte de voir ses avances reçues froidement lui imposait une grande réserve, et le peu de jeunes filles qu’elle rencontrait dans la société de sa mère ne lui inspiraient pas le désir de vaincre cette réserve. Thérèse avait de ces instincts généreux, hardis, qui, moralement dirigés, atteignent souvent aux plus héroïques vertus, mais qui, faussés ou égarés, vous conduisent à l’abîme par de dangereuses apparences, par de brillantes illusions. Jusqu’alors elle n’avait jamais eu l’occasion de montrer à ses parents l’énergie de son caractère et de sa volonté ; les gens sûrs de leur force cèdent facilement sur les petites choses. Pour dire toute notre pensée, Thérèse était une de ces femmes qui suivent toujours résolûment, fièrement, jusqu’au bout la ligne qu’elles se sont tracée ; qui peuvent faire une grande, une irréparable faute, mais qui n’en font qu’une ; qui peuvent se perdre, mais qui se perdent sans bassesse, sans trahison, sans lâcheté ; de ces femmes enfin qui aiment avec tant d’élévation et de sincérité, qu’elles intéressent même lorsque leur amour est coupable ; natures si excellemment bonnes et généreuses, qu’elles répandent jusque sur leurs fautes un reflet de grandeur.

Nous l’avons dit, Thérèse avait pris un livre caché sous un des coussins de son divan. Après avoir lu pendant quelque temps, sa tête se pencha sur sa poitrine doucement agitée, ses yeux se voilèrent de larmes. L’ouvrage qui causait l’émotion de Thérèse était René. M. Achille Dunoyer possédait une bibliothèque destinée seulement à meubler son cabinet : aussi, dans sa malheureuse insouciance, laissait-il Thérèse choisir à son gré parmi les œuvres de Voltaire, de Prévost, de Jean-Jacques, de Marivaux, de Parny, de Lesage, de Byron, de Scott, de Chateaubriand, de Diderot, de Crébillon, etc. Qu’on juge du désordre que la plupart de ces ouvrages apportèrent dans un cœur jeune et aimant, dans un esprit ardent et concentré. Heureusement la variété, l’abondance même de ces lectures préservèrent longtemps Thérèse en éveillant en elle mille pensées contraires. Ainsi, après avoir aimé le tendre Saint-Preux, le pauvre Des Grieux, si faible et si passionné, Thérèse s’était sérieusement éprise du don Juan de Byron. Souvent, bien souvent, elle s’était arrêtée pensive sur ces stances qui peignent avec un charme si voluptueux le premier amour de don Juan :


Auprès d’Inès passant les jours sans cesse,
À son Juan si gentil, si mignon,
Julie en sœur faisait mainte caresse,
Prenant, donnant des baisers à foison ;
Folâtres jeux qu’en sa course rapide
Le temps parfois change en d’autres ébats,
Plus dangereux, surtout dans ces climats
Si rapprochés de la zone torride ;
Je vous l’ai dit, Juan comptait seize ans,
Et pour la belle ajoutez sept printemps.

. . . . . . . . . . . . . . .

On n’entend plus qu’une voix affaiblie

Et de soupirs un bruit entrecoupé ;
Ses yeux de pleurs sont noyés, car Julie
De vrais remords avait le cœur frappé ;
Non sans raison, dira-t-on : je l’avoue,
Mais pour leur âge on doit être indulgent ;
De femme jeune et d’un adolescent,
Trop aisément, hélas ! l’amour se joue.
Elle résiste encore, et puis tout bas
Dit un peu tard : Non, je n’y consens pas[1].


On pense que don Juan, ce joyeux, riche et beau gentilhomme, si moqueur, si séduisant et si hardi, avait fait paraître au yeux de Thérèse bien grave et bien bourgeois le discret amant de Julie, et bien niais l’amant toujours trompé de la voluptueuse Manon. Mais un nouvel amour vint chasser don Juan du cœur de Thérèse. Depuis quelques jours elle avait lu René ; cette belle figure triste, pensive et solitaire, toujours en butte aux orages des passions, excita chez la jeune fille une sympathie profonde, presque douloureuse. Elle n’avait pas jusqu’alors complètement adoré ses héros, sa jalousie avait toujours un peu troublé ses amours ; car, enfin, Saint-Preux aimait Julie ; Ivanhoë, la belle Saxonne et Rébecca ; Des Grieux, Manon ; don Juan, ses innombrables maîtresses ; tandis que René était seul depuis le trépas d’Amélie.

À bien dire, René fut le premier, le seul ouvrage qui ouvrit à Thérèse l’horizon sans bornes de la rêverie. Depuis cette lecture, son imagination errait sans cesse sur les grèves désertes et sur les collines pluvieuses, d’autres fois elle s’enfermait avec Amélie dans le monastère situé au bord de la mer :

« La nuit, du fond de ma cellule, j’entendrai le murmure des flots qui baignent les murs du couvent ; je songerai à ces promenades que je faisais avec vous, au milieu des bois, lorsque nous croyions retrouver le bruit des mers dans la cime agitée des pins[2]. »

D’autres fois, la jeune fille changeait selon son cœur le dénoûment de cet admirable poëme : Amélie ne mourait plus ; Thérèse, attirée vers elle par une irrésistible sympathie, la consolait, la calmait, comme elle calmait, comme elle consolait aussi René ; le frère et la sœur épanchaient leurs larmes amères dans le cœur de leur amie commune ; ces deux cœurs si malheureux s’épuraient par la confiance ; leur attachement redevenait fraternel, et l’amour de René récompensait Thérèse. Bien que puériles, ces visions occupaient depuis quelque temps une grande place dans la vie de Thérèse ; don Juan était oublié, l’amante de René ne souriait plus en baissant les yeux devant les regards effrontés du héros de Byron ; elle le toisait avec dignité ; à ses bouquets, à ses galantes sérénades, elle préférait mille fois le tintement lugubre de la cloche du couvent d’Amélie, ou les accents douloureux de René, qui se mêlaient au murmure des vagues. Thérèse ressentait une répugnance invincible pour Paris. Elle désirait le grand air, la campagne, la solitude, les grèves, la mer avec ses imposantes magnificences. Quelquefois elle pensait avec amertume que peut-être un René inconnu soupirait pour elle, comme elle soupirait pour lui ; que peut-être un homme jeune, passionné, mélancolique, épris comme elle de tous les charmes de la vie solitaire et contemplative, pleurait en disant : Où trouverai-je la femme de mes rêves ! comme elle pleurait elle-même en disant :

— Où trouverai-je le René de mes rêves.

Étrange phénomène, ou plutôt étrange rapprochement. À cette heure, à ce moment, Ewen de Ker-Ellio était tourmenté du même désir vague et inquiet, de la même conviction à la fois douce et désolante, qu’une âme appelait aussi son âme, mais que l’abîme de l’inconnu séparait ces deux ferventes aspirations. Hélas ! que de fois ces coïncidences mystérieuses ont dû se renouveler ! Que de fois des larmes et des vœux solitaires ont peut-être répondu, dans l’espace, à des larmes, à des vœux solitaires ? Que de sympathies profondes, que d’affinités puissantes se sont à jamais ignorées ! que de bonheurs inexprimables ont avorté faute d’une rencontre, faute de l’un des plus simples accidents de la vie matérielle ! Nous insistons sur ces réflexions vulgaires peut-être, parce que ce récit même nous les suggère.

Au moment où Thérèse était sous le charme de René et des sentiments nouveaux que ce livre avait éveillés en elle, Ewen de Ker-Ellio allait quitter la Bretagne et venir à Paris ; il devait nécessairement se présenter chez M. Achille Dunoyer, voir Thérèse, être frappé de sa ressemblance avec le portrait mystérieux de Treff-Hartlog, et sans doute ressentir pour elle un violent amour, puisque le hasard donnait à cette jeune fille tous les avantages, tous les goûts dont M. de Ker-Ellio avait paré son idole. M. de Ker-Ellio ne pouvait-il pas enfin espérer être agréé pour gendre par M. et madame Dunoyer ? N’était-il pas riche, titré ! Ne les débarrasserait-il pas de leur fille, ainsi qu’ils le désiraient ? La suite de cette histoire dira si la fatalité noua ou brisa les sympathies, les liens de toutes sortes qui semblaient devoir unir Ewen et Thérèse dans une éternelle félicité.

M. Dunoyer, en parlant à sa femme devant ses deux filles de sa nouvelle intimité avec M. de Montal, avait donné des louanges de très-mauvais goût à la rouerie, aux prodigalités, à la figure de son nouvel ami, résumant son admiration par ces mots : C’est un véritable don Juan. Si Thérèse n’eût pas été folle de René, ces paroles auraient peut-être excité en elle une dangereuse curiosité. Parmi les personnes qu’elle rencontrait dans le salon de sa mère et dans les bals où on la conduisait quelquefois, elle avait été loin de retrouver le type du héros de Byron. Elle avait le goût trop difficile, trop délicat, l’imagination trop exigeante, pour voir un don Juan dans le premier homme venu, tandis que l’esprit et l’habitude de séduction que M. Achille Dunoyer prêtait à M. de Montal se rapprochait assez de l’éminente création byronienne.

Mais l’influence de René était toute-puissante ; Thérèse prit même plaisir à parer M. de Montal des charmes les plus enchanteurs pour l’offrir en holocauste à son pâle René avec plus de plaisir encore. Elle maudit cet importun, qui venait troubler ses graves et douces amours avec le frère d’Amélie : elle se promit de se faire le lendemain reléguer dans sa chambre pour échapper à l’ennuyeux dîner dont M. don Juan de Montal devait être le héros.

Jamais René ne fut plus passionnément adoré par Thérèse que pendant cette soirée, jamais elle ne fit de plus beaux rêves de solitude et d’amour, jamais figure imaginaire ne prit, pour ainsi dire, une forme plus réelle, jamais la fantaisie d’un grand poëte ne causa de ressentiments plus profonds… Si l’on ne devait craindre de ternir du moindre souffle l’angélique pureté de ces chastes amours par une comparaison

  1. Nous empruntons ces strophes à une excellente traduction inédite du Don Juan de Byron, où l’esprit et la grâce de l’original se retrouvent à chaque page ; nous regrettons vivement que la modestie de l’auteur ne nous permette pas de lui témoigner publiquement notre gratitude.
  2. René