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Tant de soins tant de dévouement, tant d’abnégation, eurent une douce récompense : M. de Montal, estimé de la tante Sauvageot, fut aimé de mademoiselle Julie. Oui, madame Sauvageot ne put résister aux habiles séductions de M. de Montal. Il lui donna des preuves d’une vénération à la fois si tendre et si filiale, que la tante l’appela dès lors tantôt son enfant, tantôt son petit notaire, délicate et touchante allusion à la manière entendue avec laquelle M. de Montal débattait les intérêts matériels de mademoiselle Julie. Ce succès, dont on ne voyait que la brillante surface, et dont on ignorait les honteux ressorts, ce succès, en plaçant très-haut M. de Montal dans la hiérarchie des gens à la mode, en étendant sa réputation d’homme adroit et heureux, en excitant l’envie de ses amis, ne changea pas sa position pécuniaire ; son avoir était réduit de dix mille francs au bout de deux ans de liaison avec mademoiselle Julie, qui l’aimait d’ailleurs avec le plus complet désintéressement.


Lès-en-Goch.

Malheureusement pour la délicatesse de M. de Montal, il n’éprouvait, lui, pour cette jeune femme qu’un sentiment très-froid ; journellement elle le choquait par la vulgarité de ses manières, ou elle le blessait par ses impérieuses exigences ; mais, tenant à cette triomphante conquête, non par amour, mais par orgueil, il dévorait avec une rage contenue les humiliations les plus amères : en un mot, le comte était pauvre, et mademoiselle Julie était son luxe ; cette femme lui était enviée par ceux dont il enviait, lui, la fortune ou la grande position : aucune bassesse ne lui coûtait donc pour conserver sa maîtresse. Nous disons bassesse, parce que M. de Montal n’aimait pas mademoiselle Julie ; s’il l’eût aimée, son valetage eût été ridicule peut-être, mais jamais honteux.

Ce n’était pas tout ; le gentilhomme était souvent forcé de feindre de ne pas entendre certaines paroles piquantes d’un vieux comédien presque infirme nommé Ducanson. Cet homme, très-cynique, très-caustique, était le chef du parti hostile à mademoiselle Julie, et il ne lui ménageait pas les impertinences, même en présence de M. de Montal, dont elle se faisait souvent accompagner au théâtre, madame Sauvageot ayant donné au comte une dernière marque de confiance et d’estime en lui disant : Vous êtes à la fois l’amant et le frère de Julie ; je n’ai plus maintenant à m’occuper d’elle : vous êtes de la famille.

Les railleries mordantes du vieux Ducanson n’en étaient pas moins insupportables à M. de Montal ; mais, ne pouvant exiger de satisfaction de ce vieillard infirme, il subissait les conséquences de la position qu’il s’était faite auprès de mademoiselle Julie.

Cependant les années passaient, et l’heureuse influence de l’étoile de M. de Montal ne se réalisait pas. Avant et depuis sa liaison avec mademoiselle Julie, il avait été vu à l’Opéra, dans le monde, par toutes les veuves et par toutes les héritières de Paris : aucune n’avait paru le remarquer. Quoique mademoiselle Julie ne lui occasionnât aucune dépense, il avait encore à peine de quoi vivre pendant dix-huit mois, au bout desquels, à moins de quelque événement miraculeux, il se trouverait exposé à la plus complète misère, trop heureux de solliciter un modeste emploi auprès de son ami Roupi-Gobillon, dans le cas où celui-ci serait encore ministre.

Un jour enfin M. de Montal douta de sa providence en voyant l’heure de l’infortune s’avancer à grands pas ; mais bientôt, frappé d’une idée subite, il revint à l’espérance, et s’écria :

— Je suis un grand sot ! ma providence, ma fidèle providence, jette à mes pieds, sinon un trésor, du moins une douce existence parfaitement assurée, et je suis assez aveugle pour passer à côté de ce bonheur ! Julie possède plus de cent mille écus parfaitement placés ; elle gagne au moins cinquante mille francs par an ; pourquoi ne l’épouserais-je pas ? Si une mauvaise et sotte honte me retient, tant pis pour moi ; je m’irrite de mourir de faim. Comment ! j’ai maintenant tous les ennuis, tous les dégoûts du ménage, sans en avoir les avantages positifs… Comment ! je n’aime pas Julie… et je la subis seulement pour me faire envier quelque chose par des gens plus heureux que moi… tandis qu’en l’épousant… je la subirais du moins pour un motif raisonnable… et, d’ailleurs, une fois maître de sa fortune… nous verrons… Julie a un fonds de cent mille écus bien placés et cinquante mille francs à manger par an, avec cela nous vivrons à merveille ! Je ne verrai plus le monde, c’est vrai ; mais ma société se composera d’artistes, et j’y gagnerai. Sans doute le monde me blâmera. Le monde ! ajouta-t-il en haussant les épaules de pitié ; et lorsque je serai réduit à mon dernier louis (ce sera bientôt), le monde, pour me récompenser d’avoir respecté ses préjugés, m’offrira-t-il les avantages que j’aurais trouvés dans un mariage avec Julie ? Parbleu ! je serais un grand sot de dédaigner, pour une ombre de considération, la réalité qui s’offre si complaisamment à moi !

On trouvera sans doute l’ambition de M. de Montal bien rapetissée ; il y avait sans doute une énorme distance entre mademoiselle Julie et une veuve opulente ou une riche héritière ; mais le comte ne voulait pas se montrer trop exigeant avec sa providence, de peur de la rebuter. Il sut être modeste et de bon goût en acceptant ce qu’elle lui offrait.

Toutefois, le comte ne se décida pas tout d’abord à cette grave détermination ; sa vanité, son orgueil se révoltèrent violemment contre une telle alliance. Mademoiselle Julie était jolie comme un ange ; elle avait beaucoup d’ordre, beaucoup d’économie, une conduite très-régulière, un talent remarquable ; mais elle était fantasque, exigeante et vulgaire ; son caractère manquait d’élévation, et son esprit de culture. En scène, ses manières étaient d’une distinction rare, d’une élégance exquise : son accent, d’une douceur enchanteresse ; mais chez elle, pour se délasser sans doute de la contrainte que lui imposait le théâtre, elle descendait de son piédestal, quittait le masque et le cothurne, et s’humanisait à ce point qu’on reconnaissait facilement en elle la nièce chérie de madame Sauvageot. Lorsque M. de Montal envisageait sa future femme sous le point de vue Sauvageot, il éprouvait de cruelles hésitations, surtout en se rappelant certaines confidences de la tante, qui, ne voulant rien avoir de caché pour son petit notaire, lui avait avoué que les cent mille écus de mademoiselle Julie lui avaient été légués par feu ses premiers protecteurs.

La respectable madame Sauvageot ne qualifiait jamais autrement ces sortes de présents et leurs donateurs. Ces mots de legs et de feu avaient d’abord fait espérer à M. de Montal qu’au moins ces anciens amis étaient morts… Point… ils n’étaient morts que dans le cœur de mademoiselle Julie ; cela expliqua au comte le sens poétique et figuré du langage funèbre de madame Sauvageot. Quoique le règne des défunts protecteurs de mademoiselle Julie fût passé depuis trois ou quatre ans, jouir d’une fortune d’origine si impure semblait quelquefois à M. de Montal le comble de la dégradation, et il se prenait à récriminer amèrement contre sa providence. Alors, luttant contre la tentation, il avait de terribles retours sur lui-même ; mais la nécessité était là qui chaque jour s’avançait, menaçante, inexorable.

Soit juste réflexion, soit besoin d’excuser à ses yeux la résolution qu’il prenait par crainte de la misère, M. de Montal se disait encore : On ne voit guère que dans les romans invraisemblables des mariages pareils à ceux que je rêvais ; si les veuves riches qui épousent de pauvres gentilshommes sont rares, il est rare aussi de trouver des parents capables de donner leur fille et leur fortune à des jeunes gens dont la dot se compose d’une bonne étoile pour capital, et de gains possibles à la loterie de Francfort pour revenus.

Néanmoins, après de longues hésitations, M. de Montal résolut d’épouser mademoiselle Julie. S’il avait eu le cœur moins desséché par l’égoïsme, moins aigri par l’envie, il eût compté parmi les compensations de son sacrifice le bonheur de mademoiselle Julie, qui était loin de s’attendre à une pareille détermination désespérée, M. de Montal cédait surtout à la peur de la misère, et ne songeait que très-secondaire-