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garde, mon ami, lui dit Ewen en souriant ; vous me ferez croire que cette pâle image vous fait peur. — Pour te prouver qu’elle ne me fait pas peur, de par tous les diables (aurais-je dit étant soldat) ! si tu veux, je l’emporte au presbytère. — Non, non, laissez-la ici jusqu’au jour de mes noces ; alors nous en ferons un glorieux auto-da-fé. — Allons, soit, car ce jour-là n’est pas éloigné, je l’espère.

Après cet entretien, Ewen de Ker-Ellio se sentit un peu calmé ; il comprit surtout la nécessité de s’arracher à des lieux où sa pensée s’était égarée presque jusqu’au vertige. Afin de ne pas chanceler dans cette bonne résolution, il pria l’abbé de passer toute la journée à Treff-Hartlog, et même d’y coucher. Le reste du jour fut employé aux préparatifs du voyage. Plus d’une fois Ann-Jann essuya ses yeux en pensant au départ si précipité de son mab-meïbrin et aux dangers qu’il allait courir à Paris ; car Paris ou l’enfer, c’était tout un pour la vieille nourrice. Quoique muet, concentré, le chagrin de Lès-en-Goch était aussi profond que celui de sa femme : il ne fuma pas une seule pipe de toute la journée. Encore plus silencieux que d’habitude, il répondait par monosyllabes aux ordres du pen-kan-guer. Ewen avait un moment songé à emmener avec lui ce fidèle serviteur ; mais l’abbé l’en dissuada en lui faisant observer qu’à Paris Lès-en-Goch lui causerait plus d’embarras qu’il ne lui rendrait de services. D’ailleurs, jamais le Breton n’aurait consenti à quitter son costume national pour s’affubler des vêtements d’un autrou[1], comme il disait.

Le lendemain, deux chevaux de charrue furent attelés à l’antique chaise de poste qui avait servi à deux générations de Ker-Ellio ; un métayer s’assit sur le porteur, et Ewen quitta Treff-Hartlog. L’abbé de Kérouëllan, qui avait voulu escorter son élève jusqu’à Pont-Croix, l’accompagnait à cheval. Il désirait embrasser Ewen une dernière fois avant de le voir monter en voiture. Il est inutile de dire les pleurs déchirantes d’Ann-Jann et la sombre consternation de Lès-en-Goch lorsque les deux fidèles serviteurs, debout sur le seuil de la porte du manoir, virent disparaître dans le brouillard la voiture qui emmenait leur jeune maître. À tous les périls qu’Ewen allait sans doute courir à Paris, ville infernale, les deux naïves créatures ajoutaient encore tous les dangers que devait attirer sur lui la date fatale de son départ : Ewen partait un vendredi du mois noir !

Ann-Jann avait voulu faire une observation à ce sujet à son mab-meïbrin ; mais l’abbé, qui l’entendit, lui lança un tel regard, et plus tard, la prenant à part, lui fit une si verte réprimande, que la malheureuse femme n’osa plus dire un mot. Lorsque le vent eut apporté aux deux Bretons le dernier bruit de la voiture qui s’éloignait ; lorsque, prêtant au vent une oreille avide, ils n’entendirent plus rien, plus rien… ils rentrèrent silencieusement dans la cuisine. Ann-Jann s’assit d’un côté du foyer, s’enveloppa la tête de son tablier, et se mit à pleurer plus amèrement encore que lorsqu’Ewen était parti pour la guerre à la tête de sa bande de chouans. Assis de l’autre côté du foyer, Lès-en-Goch croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête, et resta dans l’immobilité la plus complète.

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La nuit trouva les deux serviteurs à la même place, auprès du foyer éteint ; ils n’avaient pas échangé une parole. Les sanglots étouffés d’Ann-Jann interrompaient seuls le silence morne qui régnait à Treff-Hartlog.


CHAPITRE VI.

M. de Montal.


Le lecteur voudra bien quitter les rochers de la côte de Bretagne pour nous suivre dans un petit appartement situé à l’entresol d’une maison du boulevard des Italiens. Cet appartement, habité par M. le comte Édouard de Montal, a, si cela se peut dire, une physionomie très-significative ; pourtant quelque habitude d’observation est nécessaire pour distinguer les nuances qui caractérisent cette physionomie : au premier abord, on est frappé d’une apparence de luxe et même d’élégance ; mais, avec un peu d’attention, on découvre que tout est sacrifié à l’effet, que tout est imitation.

Des tentures de papier, des étoffes communes imitent la souple épaisseur, les teintes éclatantes des anciens damas. Quelques vases de porcelaine moderne, grossièrement enluminés, montés en cuivre, imitent le vieux sèvres aux peintures d’un fini si précieux, aux bronzes dorés et ciselés comme de l’orfèvrerie. Plus loin, un dressoir de bois de chêne, grotesque assemblage de panneaux gothiques et de frises de la renaissance, imitent ces merveilleux meubles d’ébène ou de noyer sculptés avec tant d’amour, fouillés avec tant d’art, où une fantaisie charmante se déroule en capricieuses arabesques d’oiseaux, d’enfants et de fleurs. Des encoignures de marqueterie aux plaques de cuivre, découpées sans goût et appliqués sur de la corne fondue, imitent ces meubles de Boulle, dont la brune écaille, rehaussée de corail et de nacre, était enrichie d’incrustations de cuivre ou d’étain, admirablement burinées par Nanteuil ou par Audran, ces inimitables graveurs du siècle de Louis XIV. Enfin, quelques boîtes de vermeil, ornées de pierres fausses, quelques émaux de Limoges, pompeusement étalés sur une étagère, imitaient ces rares collections de bas-reliefs florentins de buis ou d’ivoire, de figurines d’argent qui portent le nom de Germain Pilon sur leurs socles de lapis, de statuettes d’or byzantines, émaillées de pourpre et d’azur, de charmantes tabatières où les plus merveilleuses miniatures de Petitot sont encadrées de feuillages d’émeraudes, de guirlandes de perles fines et de rubis. Il en était de même des tableaux : quelques larges bordures, renfermant de mauvaises toiles enfumées, confuses, marbrées d’un épais vernis, imitaient les chefs-d’œuvre de Vouvermans, de Teniers ou de Van Ostade.

Si nous insistons sur ces différences entre le véritable et le faux luxe, si nous établissons cette distinction rigoureuse à propos de l’espèce de décoration théâtrale dont s’entourait M. de Montal, c’est que ce besoin impérieux de paraître était un des traits les plus saillants et les plus déterminants du caractère de ce personnage. Nous nous expliquerons plus tard à ce sujet.

Loin de nous la pensée de railler la médiocrité patiente qui pare une retraite modeste à force de privations ; nous respectons profondément ce culte du foyer, ces velléités de luxe intime, alors même que les règles sévères du bon goût ne sont pas observées. Presque toujours les gens qui vivent beaucoup chez eux, qui chérissent, ainsi que l’on dit vulgairement, leur intérieur, qui l’ornent avec amour, comme les dévots ornent une chapelle, presque toujours ces gens-là, disons-nous, jouissent de quelque bonheur ignoré, mènent une vie paisible et pure, ou sont doués des éminentes qualités qui font aimer la solitude. Or, les gens mystérieusement heureux, les caractères simples, les rêveurs un peu sauvages, nous inspirent une vive sympathie.

M. de Montal n’appartenait à aucune classe de ces partisans de la vie intime ; quoiqu’il eût autant que possible embelli sa demeure, rien ne lui aurait été plus odieux qu’une journée ou une soirée passée solitairement chez lui. Cela se conçoit. Pour les gens qui vivent d’une vie de dehors, vie bruyante, agitée, dépendante surtout des impressions extérieures, le chez soi est le lieu désert et silencieux, le pandémonium où ils reviennent chaque soir cuver les humiliations de l’orgueil, les haines de la jalousie, les pleurs amers d’un amour méprisé ; acteurs continuellement en scène, ils n’ont chez eux que des pensées de colère ou d’envie, car c’est chez eux qu’ils ressentent le douloureux contre-coup de ce qu’ils ont enduré dans le monde le sourire aux lèvres.

Comme ces gens-là ne recherchent ce qu’ils appellent le bonheur que pour qu’on les voie, pour qu’on les sache, pour qu’on les croie heureux, le souvenir de leurs félicités factices est impuissant à charmer leur solitude, car ces félicités naissent et meurent au milieu de l’éclat des fêtes. Les joies véritables, au contraire, toujours un peu égoïstes, un peu ombrageuses, ne dévoilent tous leurs charmes que dans le secret de l’intimité : alors le chez soi qui leur sert d’asile devient cher et sacré ; alors les objets matériels mêmes se changent en trésors de souvenirs adorés, plus tard en trésors de regrets. Oui, trésors ! N’est-ce donc rien que le regret du bonheur qui n’est plus ? Le regret… cette mélancolique espérance du passé ? M. de Montal appartenait à la première classe des gens dont nous avons parlé, il rentrait presque toujours chez lui dans une disposition d’esprit aigre, jalouse, haineuse ; chez lui, il se trouvait face à face avec lui-même, face à face avec la triste réalité de sa position fausse et précaire.

Quelques mots du caractère de ce personnage sont indispensables à l’intelligence de ce récit. M. Édouard de Montal avait environ trente ans, il était de bonne et ancienne noblesse de Bretagne (son arrière-grand père était l’oncle d’Ewen de Ker-Ellio). Après avoir exercé, sous l’empire et sous la restauration, de hauts emplois administratifs, le père de M. de Montal était mort en laissant à son fils environ vingt-cinq mille livres de rentes. Le jeu, le désordre, la bonne chère, quelques filles d’Opéra, un goût passager pour les chevaux épuisèrent en cinq ou six ans cette fortune modeste mais honorable. La plaie incurable de M. de Montal était la vanité : il avait sacrifié sa fortune au désir jaloux de marcher de pair pour la dépense avec des gens beaucoup plus riches que lui. Rien de plus effrayant, rien de plus commun que ce vertige qui vous pousse à l’abîme, quoique vous ayez la conscience de votre ruine, la certitude de votre perte imminente ; quoiqu’à travers les fumées de l’ivresse ou les éblouissements des fêtes, vous voyiez de temps à autre se dresser à l’horizon les pâles et sanglants fantômes de la misère et du suicide. M. de Montal appartenait, par ses dissipations sans originalité, à la classe la plus vulgaire des prodigues ; selon l’habitude, plus ses ressources diminuaient, plus il voulut tromper le monde sur le véritable état de sa fortune.

On ne saurait croire le nombre incalculable de misères, de chagrins, de bassesses, d’infamies, de malheurs, d’épouvantables malheurs, que cause la peur de paraître pauvre aux yeux de ce que chacun, dans sa sphère, appelle le monde ! On ne saurait croire jusqu’à quel point des esprits, même distingués, s’exagèrent l’importance de leur plus ou moins grande dépense, toujours aux yeux de ce monde ; diminuer, supprimer à temps certaines dépenses superflues qui les sauveraient de leur ruine, leur est impossible ; ils tiennent à ces fastueuses inutilités, moins pour la jouissance qu’ils en retirent que pour la considération que, selon eux. ce luxe leur donne aux yeux du monde.

Et, chose étrange, il n’y a rien de plus insolemment joyeux du malheur

  1. Monsieur.