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rante, il fut amnistié. Dans plusieurs combats contre les troupes constitutionnelles, il avait montré un courage et un sang-froid remarquables. Ewen reprit le cours de sa vie paisible : il regretta pendant quelque temps l’existence aventureuse de chef de bande, amoureux comme on l’est dans la première jeunesse de tout ce qui est périlleux et chevaleresque ; mais cette exaltation guerrière s’éteignit peu à peu au milieu des tranquilles douceurs de la solitude. Chose étrange à son âge, Ewen éprouvait un grand bonheur à vivre dans l’isolement. La première année qui suivit l’amnistie de sa rébellion s’écoula dans un calme délicieux. Tantôt Ewen s’abandonnait à des rêveries charmantes, tantôt il se livrait à la contemplation la plus intelligente, la plus religieusement poétique, des grands phénomènes de la nature ; souvent la nuit l’avait surpris, heureux, ému de voir le soleil se coucher dans l’Océan, par une belle et paisible soirée d’été, alors que les jeunes filles et les enfants ramassaient le goëmon sur la grève en chantant ces vieux chants bretons toujours si doux aux fils de l’Armorique. Oui,… le crépuscule remplaçait le jour, la nuit remplaçait le crépuscule, et Ewen était encore assis sur le même rocher, les yeux baignés de douces larmes, éprouvant un attendrissement inexprimable.

Alors il reprenait lentement la route de l’antique manoir, admirant le ciel étoilé, respirant avec amour les fortes et saines odeurs du varech ou des bruyères, senteurs bien chères à ceux qui ont habité le rivage breton. À son arrivée à Treff-Hartlog, Ewen trouvait les soins empressés de ses deux bons serviteurs, le feu bien flambant dans la grande cheminée, le souper prêt, et sa nourrice à la fois inquiète et impatiente de savoir si le mab-meïbrin trouverait le repas de son goût ; puis venaient les rêveries au coin du foyer, puis une nuit de paisible sommeil sous le toit de ses ancêtres.

D’autres fois, montant un de ces petits chevaux des montagnes d’Arrez, pleins de vigueur et de feu, Ewen faisait de longues courses dans l’intérieur du pays, évitant toujours les villes de Pont-Croix et de Kemper, tant le jeune sauvage fuyait le bruit et le tumulte. Il choisissait pour ses promenades les landes immenses, plaines désertes comme la mer, imposantes comme la mer. Souvent encore Ewen chassait tout le jour dans ce pays si couvert, si coupé de haies impénétrables, de fossés profonds, de routes escarpées ; grâce à sa vigueur, il retournait au manoir d’un pas leste et rapide, rapportant son carnier plein, en devançant ses deux chiens fidèles, Cyfnerth et Bidnewin.

D’après ce crayon de la vie du jeune baron de Ker-Ellio, on aurait pu le croire exclusivement voué aux exercices physiques ; jamais, au contraire, pensée ne fut plus active, plus poétique que la sienne. Ewen était trop sensible aux charmes, aux magnificences de la nature pour ne pas être poëte ; non qu’il eût jamais fait des vers (il savait à peu près correctement écrire et parler sa langue : tranchons le mot, il était d’une extrême ignorance) ; mais il était poëte par ses instincts d’une rare élévation, poëte par ses perceptions d’une délicatesse exquise, poëte par son amour pour la solitude ; … la solitude, où les méchantes natures se dépravent et s’aigrissent encore, tandis que les âmes fortes et généreuses s’y retrempent, s’y épurent, s’y agrandissent. Il était poëte enfin par son amour instinctif du beau, par sa sympathie pour les hommes d’un naturel rude, inculte, énergique, et par sa répulsion involontaire pour ce qui était bourgeois ou trivial.

Vivant par goût au milieu des pêcheurs et des laboureurs, Ewen ne pouvait se résoudre à fréquenter les jeunes gens des villes voisines ; leurs plaisirs vulgaires, leur gaieté bruyante, grossière, lui causaient une répugnance, un éloignement insurmontable. La loyauté, la bonté du baron de Ker-Ellio étaient si connues dans son canton que, malgré la retraite absolue où il vivait, on ne lui connaissait pas d’ennemi ; on lui tenait compte de la vigueur de sa conduite lors des affaires de Vendée ; sa réserve, que des esprits chagrins auraient dû attribuer à la fierté ou au dédain, n’avait jamais été méchamment interprétée. On l’appelait le philosophe, innocente épigramme, seule protestation que les voisins d’Ewen se permirent jamais contre sa sauvagerie.

Comment un esprit si impressionnable, on pourrait presque dire si susceptible dans ses affinités, s’alliait-il à un caractère d’une rare énergie ? Comment tant de délicatesse s’était-elle développée sous cette rude écorce ? Comment, sans avoir de sa vie lu un vers ou une œuvre littéraire, s’était-il tout à coup élancé avec tant de bonheur dans les espaces infinis de la méditation et de la poésie, non écrite, mais pensée ? D’où tenait-il cette singulière aptitude à une vie solitaire et spéculative, vie dont son père, loyal gentilhomme, franc chasseur, franc buveur, ne lui avait jamais prêché l’exemple, et dont son éducation simple et agreste aurait dû l’éloigner ? Nous n’essayerons pas d’éclaircir ce mystère ; nous racontons un fait malheureusement trop réel.

Il est, en effet, douloureux de penser qu’il en est peut-être des instincts moraux comme des appétits physiques : plus on les sollicite, plus on les développe ; plus on les développe, plus ils deviennent exigeants : alors l’abus arrive, la satiété suit, et la dépravation succède. Appliquée aux besoins de l’imagination, cette logique progressive est souvent plus rigoureuse encore. La vie du jeune maître de Treff-Hartlog, jusqu’alors riante et paisible, subit donc lentement une transformation complète. Ainsi quelquefois, au matin, le ciel est du plus pur, du plus riant azur ; pas un nuage n’en trouble la sérénité… Pourtant, peu à peu, sans que ce changement soit pour ainsi dire visible, une imperceptible vapeur étend sa gaze transparente et légère sur l’horizon ; le ciel est toujours bleu, mais moins limpide, ce bleu s’est assombri ; enfin, de nuance en nuance, insensiblement il arrive à un gris lugubre, à un noir glauque, précurseur de la tempête.

Rien de plus simple, de plus humain que la cause du bouleversement de la vie d’Ewen. Un jour, la solitude lui parut pesante. À force de concentrer ses impressions en lui-même, il en était venu à regretter de n’avoir pas auprès de lui un cœur ami, un esprit intelligent, une âme poétique, pour les partager. Ce regret le conduisit à se créer par la pensée une compagne imaginaire, un de ces charmants fantômes que nos premières et chastes rêveries évoquent toujours.

Nous n’avons pas parlé des sentiments d’Ewen au sujet de l’amour, parce que quelques rencontres sylvestres avec des nymphes aux pieds nus et au corset de bure ne méritaient pas ce nom. Ses voisins, qu’il trouvait quelquefois sur sa route, lui disaient : — Eh bien ! monsieur de Ker-Ellio, quand vous mariez-vous donc ? — Jamais, répondait le maître de Treff-Hartlog. Je ne songe pas à me marier ; je suis trop sauvage et trop jaloux de ma liberté.

Ewen ne disait pas la vérité ; il ne se passait pas de jour depuis quelque temps qu’il ne bâtit, au contraire, les romans les plus merveilleux sur son mariage, ou plutôt sur le mariage qu’il aurait rêvé ; mais il demandait tant de qualités, tant de charmes à son idéal, qu’il devait renoncer à jamais le rencontrer. La même susceptibilité qui l’éloignait de ses joyeux et bruyants voisins causait son antipathie exagérée pour les jeunes filles de sa province parmi lesquelles il pouvait chercher une femme.

La fortune assez considérable d’Ewen, son nom vénéré en Bretagne, sa loyauté bien connue, le rendaient un parti désirable. Son ancien précepteur, l’abbé de Kérouëllan, lui avait, entre autres, proposé deux riches héritières de Quimper, qui s’étaient rencontrées, par hasard, avec le maître de Treff-Hartlog au pardon[1] du Falgoat.

Quoique ces prétendantes fussent agréables, bien nées, bien élevées, elles répondaient si peu aux vœux d’Ewen, qu’il s’excusa, comme toujours, de faire un choix, prétextant de sa sauvagerie et de son éloignement pour le mariage. Pendant longtemps, M. de Ker-Ellio se complut à parfaire le portrait de la femme qu’il rêvait ; chaque jour il la paraît d’une grâce, d’une qualité de plus ; à une exquise beauté elle joignait des talents variés, des qualités essentielles ; son caractère était doux et ferme à la fois ; son âme, tendre, poétique, essentiellement sympathique à toutes les magnificences de la nature ; enfin, cette femme était aussi amoureuse que lui de la solitude à deux. En un mot, cette création fut l’œuvre poétique d’Ewen : artiste passionné, il l’enrichit de tous les trésors de son cœur et de son imagination.

Tant que celle singulière fantaisie ne fut qu’un jeu de l’esprit d’Ewen, ce gracieux fantôme qu’il évoquait à son gré occupa délicieusement sa solitude ; mais peu à peu ces pensées, d’abord douces, lui devinrent amères. Après avoir été fier de posséder assez l’instinct du beau pour concevoir une pareille idéalité, après s’être contenté de dire avec une touchante mélancolie : — Si une pareille femme existait ! il s’attrista profondément, et se dit : — Pourquoi n’existe-t-elle pas ? Enfin ses réflexions s’aigrirent davantage encore lorsqu’il se persuada qu’une telle femme, existât-elle, ne lui appartiendrait jamais.

— Malheur à moi ! disait-il ; mes vœux sont si ambitieux, qu’ils sont impossibles à réaliser ; ils ont tellement subtilisé mes goûts, qu’il me serait désormais impossible de me contenter du bonheur vulgaire auquel je puis prétendre. Ce que je désire est trop au-dessus de moi ; ce que je puis est trop au-dessous.

De ce moment les idées d’Ewen subirent cette réaction funeste dont nous avons parlé. Il se lassa des tableaux riants et calmes qui l’avaient d’abord séduit : il rechercha les soirées orageuses, comme il avait autrefois recherché les paisibles matinées que l’aube naissante diaprait de vermeil et d’azur ; il devint insensible à la fraîche poésie des prés verts tout baignés de rosée ; il n’aima plus à voir les vastes landes de bruyères à fleurs pourpres onduler sous le tiède et léger souffle d’une brise d’été ; il ne rechercha plus le bruissement des ruisseaux qui murmuraient sous les saules et reflétaient çà et là les lueurs argentées de la lune.

Ewen n’allait plus s’asseoir sur les hauts rochers de la côte que lorsque le soleil, d’un rouge argent, s’abaissait derrière une zone de nuages noirs, et présageait une nuit si terrible, que les bateaux pêcheurs rentraient en hâte dans le port comme une volée de mouettes effrayées. La tempête se déchaînait. Ewen éprouvait une volupté sauvage à entendre l’Océan tonner à ses pieds, à voir les vagues écumantes se briser sur les récifs de la baie des Trépassés, à suivre d’un sombre regard les nuées épaisses chassées par l’ouragan, et qui, bizarrement éclairées par le reflet blafard de la lune, ressemblaient quelquefois à une armée de fantômes emportés sur l’aile des vents.

Après ces contemplations douloureuses, Ewen rentrait à Treff-Hartlog, haletant, épuisé, sentant, comme il le disait, la tempête continuer au fond de son âme.

Les soins maternels d’Ann-Jann, le dévouement silencieux de Lès-en-Goch, calmaient un peu l’agitation fébrile de leur jeune maître. Avant de rentrer dans sa chambre, il parcourait à pas lents les vastes pièces inhabitées du manoir, écoutant avec une vague terreur le vent gémir dans les appartements déserts.

  1. Pardons, fêtes champêtres de la Bretagne.