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quoi donc toujours dire le pen-kan-guer en parlant d’Ewen, puisque la guerre est finie, grâce au bon Dieu ? dit Ann-Jann en allumant une lampe de cuivre.

Le Breton montra à sa femme un long fusil de fort calibre accroché au-dessus du manteau de la cheminée, et dit :

— En paix ou en guerre, ce fusil s’appelle toujours un fusil.

Jusqu’alors la pluie avait été battante, le vent violent, bientôt la tempête éclata. Le grondement de l’Océan, d’abord sourd, lointain, sembla se rapprocher ; on entendit au loin la mer tonner comme la foudre. Les portes, les fenêtres de la maison tremblaient sous les efforts de la tourmente.

— Jésus-Marie, Notre-Dame du Falgoat ! s’écria Ann-Jann en joignant les mains, pourvu que notre Ewen ne soit pas descendu sur la grève ! la mer et la marée doivent être affreuses ! — Il n’est pas allé sur la grève, dit flegmatiquement son mari. — Vous en êtes bien sûr, Lès-en-Goch ?

Le Breton décroisa ses jambes, ne répondit pas, se leva brusquement et éteignit sa pipe. Wagw, son grand chien-loup, se leva comme son maître.

— Allez-vous à la recherche de notre Ewen ? dit la nourrice.

Son mari, sans lui répondre, baissa la tête sur sa poitrine, croisa ses bras, et se mit à marcher précipitamment en long et en large dans la cuisine. Wagw le suivait pas à pas avec une sorte d’anxiété.

— Que Dieu nous aide ! s’écria Ann-Jann effrayée, car elle connaissait depuis longtemps la signification du moindre geste de son mari. Vous éteignez votre pipe, vous marchez avec agitation, Lès-en-Goch, mon mab-meïbrin court un danger ! — La tempête est grande, et il est en mer avec Mor-Nader ! répondit le Breton d’une voix sombre. — Jésus-Marie, ayez pitié de celui que j’ai nourri comme mon enfant ! s’écria Ann-Jann en tombant à genoux.

Lès-en-Goch ôta son chapeau, le mit sous son bras, s’agenouilla à côté de sa femme, baisa dévotement une des reliques qu’il portait à son cou, joignit les mains et commença à prier intérieurement ; car ses lèvres s’agitaient comme s’il eût parlé. N’était-ce pas un touchant, un noble spectacle, que de voir de notre temps, en l’an de grâce 1838, deux fidèles serviteurs prier ainsi pieusement pour leur maître ?

Lès-en-Goch fit un vœu à Notre-Dame d’Auray en la suppliant de sauver du péril Ewen de Ker-Ellio, le jeune maître de Treff-Hartlog. Le Breton se releva presque rassuré, il espérait en la ferveur de sa prière. Il recommença de marcher, s’arrêtant quelquefois pour écouter le bruit de la tempête ; elle redoublait de fureur…

De temps à autre on entendait un bruit retentissant, prolongé comme une décharge d’artillerie. C’était quelque énorme avalanche d’eau qui s’abattait sur les récifs de la baie des Trépassés. La pluie tombait à torrents, ses larges gouttes arrivaient jusque sur le foyer par le tuyau de la cheminée ; la nuit était profonde ; le vent apporta le tintement éloigné de l’horloge de l’église Saint-Michel, sept heures sonnèrent. Les deux Bretons aimaient Ewen comme l’enfant le plus cher ; leur angoisse était cruelle ; elle ne se manifesta par aucune démonstration bruyante, stérile ; leur résignation fut muette, calme et forte : ils avaient prié…

Ann-Jann, pour s’étourdir, pour tromper son inquiétude, fit les préparatifs ordinaires du souper de son cher mab-meïbrin. Elle plaça près du feu une table de noyer bien cirée, y étendit une nappe de toile filée à Treff-Hartlog, pendant les longues veillées d’hiver, et blanchie à la rosée des nuits de mai. Sur cette nappe, elle plaça avec symétrie, mais presque machinalement, deux antiques salières d’argent massif, d’un assez riche travail, et les autres accessoires du couvert de son maître.

Peut-être trouvera-t-on plus que patriarcale cette habitude du jeune baron de Ker-Ellio de prendre ses repas dans sa cuisine ; mais, insoucieux de l’étiquette, il trouvait plus gai de manger auprès de cette grande cheminée, au coin de laquelle il avait, dans son enfance, avidement écouté les légendes merveilleuses de sa nourrice, Ann-Jann, ou le récit des exploits des Vendéens contre les Bleus : récits que lui faisait le père de Lès-en-Goch, vieux chouan indomptable surnommé Bral-Kueffle (le Blaireau).

Durant ces modestes repas, Ewen causait avec Ann-Jann, sa ménagère, et avec Lès-en-Goch, qui remplissait à la fois les fonctions de palefrenier, de jardinier, de piqueur et de valet de chambre.

Comme son père, feu Tremadeur de l’Escoet, baron de Ker-Ellio, c’est au coin de son foyer qu’Ewen donnait le soir audience à ses métayers. Jamais il ne repoussait une réclamation, jamais il ne refusait un service ou une demande raisonnable et fondée. À cette heure encore, les pêcheurs, à leur retour de la mer, apportaient au manoir leurs plus beaux poissons, qu’Ewen payait toujours au delà de leur valeur, malgré les observations ménagères d’Ann-Jann. Enfin, après souper, le jeune gentilhomme s’étendait dans son grand fauteuil pendant que sa vieille nourrice et son maître Jacques prenaient à leur tour leur repas sur la grande table de la cuisine.

Alors Ewen allumait sa pipe, et, les yeux fixés sur le brasier, il se laissait emporter à toutes sortes de rêveries ; car son caractère était singulier, ainsi que nous le dirons plus tard ; vers les neuf heures, il remontait dans sa chambre, se couchait dans le lit où étaient morts son père, son grand-père, son aïeul, et il s’endormait d’un paisible sommeil.

À l’exception de quinze mois, pendant lesquels il avait fait la guerre en Vendée à la tête d’une bande de quarante paysans de sa terre (lors de la levée d’armes de madame la duchesse de Berry), telle avait été la vie paisible du maître de Treff-Hartlog. Huit heures sonnaient ; l’ouragan augmentait de violence ; Ewen n’avait pas paru.

— Mor-Nader avait-il raison ? se dit Lès-en-Goch en se parlant à lui-même, serait-il diougan[1] ? — Ce n’est jamais le bon Dieu qui vous rend diougan, dit Ann-Jann. — On ne sait pas, on ne sait pas, femme. Mais, que sa science vienne de Dieu ou du mauvais esprit, maudite soit sa prédiction si elle s’accomplit ! — Quelle prédiction ? — L’autre jour, sur la grève, j’ai rencontré Mor-Nader. Il était assis sur un rocher ; le soleil se couchait tout rouge, le temps menaçait ; le pilote chantait :


Pa guz an Héol, pa goenv ar môr,
Me war kana war trenz ma dôr.


Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le seuil de ma porte.


— C’est une sinistre chanson que celle-là, Lès-en-Goch. On dit que lorsque Mor-Nader la chante, les nuages deviennent plus sombres, les vagues plus furieuses. — Aussi, ce soir-là, les nuages devinrent plus sombres, les lames plus furieuses. Je dis à Mor-Nader : — Pilote, la nuit sera mauvaise. Sans me répondre, il m’a montré au loin la tour de Treff-Hartlog, qu’on voyait au haut des rochers de la côte. — Que voulez-vous dire, Mor-Nader ? cette maison est la demeure du pen-kan-guer. Le pilote, après un moment de silence, a repris : — Le vent du mois noir a toujours apporté la mort sur cette maison. Je n’ai pu tirer d’autres paroles de Mor-Nader. Cela m’épouvante. — Pourquoi, Lès-en-Goch ?

Après quelques moments d’hésitation, celui-ci dit à voix basse :

— Femme, dans quel mois sommes-nous ? — Dans le mois noir, Lès-en-Goch.

Ann-Jann n’avait pas d’abord songé au triste rapprochement que voulait faire son mari en rappelant les paroles de Mor-Nader à propos de la fatale influence du mois noir sur la famille de Ker-Ellio, mais la vieille nourrice s’écria tout à coup : — Ah ! je vous comprends, Lès-en-Goch ! ce mois funeste dure encore !

Le vieux Breton baissa la tête et recommença à marcher avec agitation.

— Le mois noir dure encore, répéta Ann-Jann avec effroi, et Ewen est en mer par cette horrible tempête, en mer avec Mor-Nader ! Oh ! Mor-Nader[2] est bien nommé ; il est fourbe et méchant, tout le monde le fuit : M. le recteur de Saint-Michel, l’abbé de Kérouëllan, l’a déjà menacé de lui interdire l’église s’il continuait ses sortilèges. — Ah ! c’est un grand malheur que M. le recteur soit à Paris depuis trois mois ; depuis trois mois le pen-kan-guer est triste, et M. l’abbé lui aurait dit ce que nous ne pouvons lui dire. — Et c’est surtout depuis qu’il nous a parlé de ce mystérieux portrait, Lès-en-Goch, que la tristesse d’Ewen a augmenté ; vous ne l’aviez jamais vu durant la vie de feu M. le baron, ce portrait de femme ? — Jamais. — Pourtant ce tableau est bien ancien.

Le Breton secoua la tête d’un air de doute, et dit à voix basse : — Il y a peut-être un sortilège sur cette figure pâle. — Hélas, Lès-en-Goch ! lorsque notre jeune maître nous a demandé si nous savions comment ce portrait se trouvait dans la chambre, et que nous n’avons pas pu répondre, vous souvenez-vous de son air surpris et effrayé ? — Oui, il faut qu’il y ait un sortilège sur ce tableau, répéta Lès-en-Goch. L’autre jour, à la brune, je suis monté dans la chambre du pen-kan-guer… — Eh bien, Lès-en-Goch ? — Il m’a semblé voir les yeux de cette pâle figure remuer et briller. — Jésus-Maria ! cela annoncerait un grand malheur sur cette maison. Oh ! mon Dieu ! la tempête redouble. C’est fini, c’est fini de notre enfant ! s’écria la nourrice avec un cri déchirant. — Le Seigneur fasse que le Mor-Nader n’ait pas lu dans la destinée du pen-kan-guer. — Non, non, le Seigneur ne l’a pas voulu, s’écria tout à coup Ann-Jann en baissant sa tête pour écouter et en étendant une main vers la porte. J’entends son pas, c’est lui ! Sainte Mère du Sauveur, Notre-Dame du Falgoat, soyez bénie ; vous n’avez pas abandonné l’enfant pour qui je vous ai tant priée !

Ann-Jann tomba à genoux en joignant les mains. Lès-en-Goch courut vers la porte. Elle s’ouvrit brusquement, Ewen de Ker-Ellio entra.


CHAPITRE III.

Le retour.


La figure d’Ewen n’avait rien de séduisant au premier abord. Son front chevelu, ses sourcils épais, sa barbe brune qu’il avait pris l’habitude de laisser croître depuis la guerre de Vendée, lui donnaient un aspect dur ; mais la bonté de son regard, la douceur de son sourire, tempéraient l’â-

  1. Doué de la seconde vue, devin.
  2. Mor-Nader signifie serpent de mer.